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Virginie Tournay, Penser le changement institutionnel. Essai sur la logique évolutionnaire

Olivier Gras
Penser le changement institutionnel
Virginie Tournay, Penser le changement institutionnel, Paris, PUF, 2014, 352 p., ISBN : 978-2-13-059449-9.
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Texte intégral

  • 1 Autrement dit, reprenant un argument classique de Lénine, la quantité et la qualité sont dialectiqu (...)
  • 2 Voir Roberto Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, (...)
  • 3 La théorie de l’analyseur est un révélateur de l’institution dans la mesure où un élément perturbat (...)

1Si Roberto Michels a pu déceler quelle était La loi d’airain des oligarchies, c’est-à-dire la modification de la finalité d’une institution en fonction de l’augmentation du nombre de ses adhérents1, c’est précisément parce qu’il en avait, au préalable, déterminé la forme, l’existence et la fonction2. De même, les tenants de l’analyse institutionnelle n’ont pas pu théoriser l’analyseur institutionnel3, le mettre en pratique, sans avoir au préalable une vision claire de ce que sont une institution, ses modalités de fonctionnement et son efficace sociale. Ces deux visions classiques, et ô combien différentes, de l’institution postulent à la fois une définition claire (bien que sujette à des modifications) et une modalité du changement institutionnel, situé linéairement sur la flèche du temps.

  • 4 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 4. Il ajoute p. 8 : « Co (...)
  • 5 Voir notamment, Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome I, La volonté de savoir, Paris, Gal (...)

2Ce sont ces principes que Virginie Tournay s’emploie à remettre en cause radicalement, en s’appuyant sur trois thèses fortes. Pour l’auteur, en effet, il n’y a pas « de système de pensée unique permettant de rendre compte de l’institution » (p. 307), mais « plusieurs manières d’être un tout » (p. 300). La première thèse est empruntée à Bergson et concerne la distinction entre temps et durée. En effet, le changement n’est pas une opération que l’on peut spatialiser sur un temps linéaire, mais un mouvement indivisible. « Couramment, quand nous parlons du temps, nous pensons à la mesure de la durée, et non pas à la durée même. Mais cette durée, que la science élimine, qu’il est difficile de concevoir ou d’exprimer, on la sent et on la vit »4. Penser l’institution en termes de durée et non plus en termes de « temps spatialisé » revient à « braquer le projecteur » sur « les perceptions mentales individuelles associées à cet objet » (p. 19), c’est-à-dire à faire de l’institution un sujet-objet appréhendé par différents sujets pensants. Se dégage à propos d’une même institution, par exemple le mariage, une multiplicité de points de vue qui sont autant de formes différentes. Citoyens et chercheurs sont « confrontés à des structures constituées par des lois humaines, dont la forme repose sur une réalité langagière et dont la valeur est susceptible d’interprétations plurielles » (p. 29). Il suffit de penser aux débats ayant lieu autour du mariage dit « pour tous » pour saisir les différences interprétatives liées à l’institution maritale, et donc nécessairement la pluralité formelle de ladite institution. Cette pluralité des formes est également susceptible d’agir en retour sur le cœur même de l’institution ; on notera ici la résonnance foucaldienne : nommer fait exister5. C’est pourquoi, toujours dans la perspective bergsonienne, l’auteur montre que le changement « n’est pas attaché à une “chose”, mais [n’est] pas insaisissable pour autant. Il doit être examiné comme un élément de relation entre la perception individuelle et les représentations produites collectivement » (p. 109). Là réside l’essence même du changement institutionnel.

  • 6 La méréologie est un concept husserlien que l’auteur définit comme « la théorie formelle des tout e (...)

3L’auteur met aussi l’accent sur les différentes médiations qui attestent d’un changement. En effet, qu’il s’agisse de la presse, des archives historiques, de la littérature ou du bouche-à-oreille, ces traces sont « des signes métonymiques de l’institution » (p. 123). Ainsi, pour poursuivre avec notre exemple, la presse a déjà très largement relayé la question du mariage pour tous, alors que ce dernier n’apparaît pas encore dans la littérature et que le temps n’est pas encore venu qu’il figure dans les archives historiques. Selon la place que l’on occupe au sein l’échiquier social, l’on perçoit très différemment l’institution et le changement institutionnel. Autrement dit, « des individus peuvent reconnaître la réalité de l’existence d’une institution, utiliser quotidiennement ses services sans pour autant s’accorder sur sa forme et sa méréologie »6 (p. 140). Toutefois, nous attribuons aux changements des valeurs, des formes, des persistances temporelles ainsi que des modalités spatiales de réalisation.

  • 7 À ce sujet voir les thèses majeures de Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les scienc (...)

4Ceci nous amène à présenter la seconde thèse de l’auteur. Elle concerne les modalités d’appréhension de la vie sociale telle qu’elle se déroule sous nos yeux, d’autant plus que, même en tant qu’analyste, nous n’en sommes pas exclus. Il s’agit donc de montrer en quoi les modalités de perception de l’institution et de ses changements sont tributaires d’ontologies, fussent-elles minimales, appartenant aux acteurs de la description. « Décrire les émergences, évolutions et bifurcations institutionnelles suppose en outre de délimiter l’objet institutionnel vis-à-vis d’un extérieur, selon les caractéristiques morphologiques, symboliques et perceptibles pour celui qui photographie une scène sociale à un moment donné » (p.  144). Autrement dit, décrire l’institution suppose, même pour le non-spécialiste, une part active de reconstruction basée sur des schèmes communs ou supposés tels. Ainsi, l’auteur critique le naturalisme comme schème explicatif dominant ; il est en effet un parti pris explicatif, mais n’est, en réalité, qu’une des multiples reconstructions possibles. Cette part active, on peut évidemment la nommer subjectivité et c’est le rôle majeur que celle-ci va jouer dans la construction et la constitution de la vie sociale, mais aussi des sciences sociales7. L’auteur ne va pas aussi loin, sans pour autant renoncer à l’idée de Ruyer qu’il y a plusieurs façons de faire un tout. Cette part active de constitution ne va pas non plus sans inférer des ontologies d’intériorité aux phénomènes observés, elles s’avéreront décisives pour finir l’analyse.

  • 8 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaine (...)

5La troisième grande thèse utilisée par l’auteur est empruntée à Philippe Descola. Il s’agit des différentes « classification des modalités de composition du monde » (p. 141). Son ouvrage, Par-delà nature et culture8, met en avant quatre ontologies différentes (animiste, totémiste, analogiste et naturaliste) qui sont autant de mode d’identification et d’intériorité qui peuvent s’appliquer à l’institution. Mieux, « la saisie ordinaire de l’institution conjugue [ses] appréhensions », de sorte qu’elle « est dominée par une ontologie composite » (p. 141). En effet, la plupart des études sur l’institution se situent dans l’approche naturaliste, ce qui est un aspect important, mais non le seul. « La notion d’institution renvoie à une mixture bigarrée de postures ontologiques » (p. 197).

6Par souci de clarification, l’auteur caractérise ses quatre ontologies dans leur morale, leur temporalité, leur espace et bien évidemment leur modalité de changement. Cette typologie institutionnelle (au sens de Max Weber) est à la base d’une véritable analytique des formes de la vie sociale (le tableau récapitulatif illustrant l’ensemble des thèses de l’auteur, p. 258-259). Ainsi, le mode naturaliste est celui de la véracité dont le mot d’ordre est celui de « faire preuve ». Il possède une temporalité linéaire ainsi qu’un référentiel euclidien pour ses délimitations spatiales. Dans notre exemple du mariage, son évolution est logique, le mode naturaliste témoigne de la reconnaissance de la communauté homosexuelle. Autrement dit, il prend en compte une pratique sociale, la cohabitation entre personne de même sexe, et la normalise dans une règle de droit.

7Le mode animiste consiste, quant à lui, à « faire équilibre » dans une morale de l’échange. Son espace est celui des relations alors que sa temporalité est celle de la simultanéité. L’auteur prend pour exemple l’argent et les institutions économiques. Au sein du mode naturaliste l’activité économique s’avère naturelle et spatialisée, sa régulation est assurée par les institutions économiques considérées comme exogènes à l’activité (FMI, Banque Mondiale, etc.). Il en va tout autrement au sein du mode animiste. En effet, ici l’activité économique est considérée comme étant le produit des pratiques des différentes institutions économiques ; ses institutions sont donc des éléments endogènes à l’activité, la régulation se faisant à la manière décrite par Smith, celle de la main invisible.

8Ensuite, est décrit le mode totémiste qui caractérise un rassemblement par adhésion, ou communion émotionnelle. Si l’on reprend l’exemple du mariage, il s’agit de l’adhésion ou non au fait de se marier. Son mot d’ordre est « faire unité » et sa morale celle du mythe fondateur. Elle est peu susceptible d’évolution dans le temps, néanmoins, comme c’est le cas avec l’Église catholique, la diminution de ses adeptes, donc de la non-adhésion à son mythe fondateur, entraîne une volonté de modernisation, notamment l’utilisation d’un langage susceptible de rassembler davantage.

9Enfin, c’est le mode de l’analogisme. Chaque institution fonctionnant sous ce régime développe ses potentialités en fonction d’une extériorité. Une transformation minime dans une institution pouvant entraîner chez une autre des changements majeurs, du fait de son adaptation à la transformation initiale. Pour l’illustrer, on peut penser à l’effet papillon dont le simple battement d’aile à Tokyo peut entraîner de violents orages à Paris. Le mot d’ordre de ce mode est de « faire connexion » dans une morale du holisme. Son mode de changement est perpétuel, donc constant, car il est sans cesse dans l’adaptation à ce qui l’entoure ; néanmoins, les institutions de ce type n’ont pas de volonté intérieure de changement.

10Sans perdre de vue que « toute institution est politique » (p. 74), l’auteur montre clairement que le fonctionnement des institutions se fait par des « des torsions, des raccourcis, des concentrations, des sédimentations, des métonymies, des détours, des mouvements, des amplifications et des simplifications de la vie sociale » (p. 257). Autrement dit, en plus de nous livrer une typologie du changement institutionnel, l’auteur parvient à montrer l’extrême complexité du fait institutionnel.

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Notes

1 Autrement dit, reprenant un argument classique de Lénine, la quantité et la qualité sont dialectiquement liées et se modifient l’une l’autre.

2 Voir Roberto Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971.

3 La théorie de l’analyseur est un révélateur de l’institution dans la mesure où un élément perturbateur vient bouleverser le fonctionnement normal de l’institution. Le bouleversement induit permet de saisir la nature de l’institution, son contenu, ainsi que la dialectique entre l’instituant et l’institué. Voir entre autre, René Lourau, L’analyse institutionnelle, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003.

4 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 4. Il ajoute p. 8 : « Comment pourtant ne pas voir que l’essence de la durée est de couler, et que du sable accolé à du sable ne fera jamais rien qui dure ? Ce qui est réel, ce ne sont pas les états, simples, instantanés pris par nous, encore une fois, le long du changement ; c’est au contraire le flux, c’est la continuité de transition, c’est le changement lui-même. Ce changement est indivisible, il est même substantiel ». Pour des explicitations sur la notion de la durée, on se reportera également à Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, « Quadrige », 2008, p. 23 et suivantes ; Vladimir Jankélévitch, Henri Bergson, Paris, PUF, « Quadrige », 2011, p. 36 et suivantes.

5 Voir notamment, Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome I, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, « Tel », 1994.

6 La méréologie est un concept husserlien que l’auteur définit comme « la théorie formelle des tout et des parties » (note 1, p. 31) et les relations que les deux entretiennent. Ainsi, il existe plusieurs façons d’appréhender un tout.

7 À ce sujet voir les thèses majeures de Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Aubier, 1980 ; Magali Uhl, Subjectivité et sciences humaines. Essai de métasociologie, Paris, Beauchesne, 2005.

8 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Gras, « Virginie Tournay, Penser le changement institutionnel. Essai sur la logique évolutionnaire », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 avril 2014, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14353 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14353

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