Monique Mulholland, Young people and pornography, Negotiating Pornification

Texte intégral
1La pornographie est partout. Elle aurait envahi notre quotidien et modifié notre conception de la « normalité », au risque de compromettre le regard que la jeunesse porte sur son propre corps et sa sexualité. Cette jeunesse (13-18 ans) justement, n’a-t-elle pas grandi entourée par des images sexualisantes que les chaînes télévisées et internet diffusent continuellement ? Dès lors, comment les jeunes d’aujourd’hui perçoivent-ils ce que peut être une sexualité « normale » ? Voici les questions posées par l’auteure, auxquelles tente de répondre son ouvrage, en s’appuyant spécialement sur une enquête de terrain effectuée dans des collèges-lycées d’Adélaide, en Australie.
2Ce travail publié en 2013 trouve naturellement sa place dans la collection Études critiques, genre, sexualité et culture de l’éditeur britannique Palgrave Macmillan, puisqu’il s’inscrit dans une approche transdisciplinaire, située au croisement de la sociologie, des recherches sur la sexualité, le genre et la culture, et des recherches sur la performance.
3Tout au long de son étude, Monique Mulholland base l’essentiel de sa réflexion sur le déplacement des limites symboliques entre l’illicite et le licite, entre ce qui est élaboré comme étant « normal », et ce qui est marginalisé. Elle considère qu’il s’agit de frontières mouvantes, et qu’il est du devoir du savant de comprendre et de redéfinir, sous la banalité des signes, ce que nous considérons aujourd’hui comme « normal ». Pour cela, elle appuie son raisonnement sur la pensée post-structuraliste de Michel Foucault et de Judith Butler ; sur la théorie queer et la théorie du genre de Beverley Skeggs et Feona Attwood ; et sur la sociologie des médias de Brian McNair et Alan McKee. Par sa volonté de définir le normal par la déviance, l’étude de Mulholland rejoint les problématiques de la sociologie de la déviance, dont elle ne semble pourtant pas s’inspirer.
4L’ouvrage se présente en deux parties plus ou moins égales. La première, comprenant quatre chapitres, s’applique à dresser un état de l’art pour mettre en exergue la pertinence d’une étude qui se consacre à l’influence de la pornographie sur des jeunes de moins de seize ans, âge de la majorité sexuelle en Australie. La seconde, en quatre chapitres également, présente le terrain étudié, l’échantillon des personnes interrogées et les résultats de l’enquête, tout en s’appuyant sur l’état de l’art auparavant énoncé.
- 1 Laqueur Thomas, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, (...)
- 2 Foucault Michel, Histoire de la sexualité, Tome I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. T (...)
5Dans les quatre premiers chapitres de son ouvrage, Mulholland retrace l’évolution des mœurs et du rapport à l’intime que nos sociétés occidentales ont connu au cours du xixe siècle. En se basant principalement sur La fabrique du sexe de Laqueur1 et sur le tome I de l’Histoire de la sexualité de Foucault2, l’auteure représente la sexualité comme une construction sociale, c’est-à-dire une banalité élaborée et complexe qu’elle appelle « fiction du normal ». Elle note de ce fait l’importance de l’influence des théories psychanalytiques et sexologiques, ces systèmes opératoires à la circonscription d’une sexualité normée, qui s’arc-boutent sur une hétéronormativité, elle-même clef de voûte de la modernisation.
6L’essentiel de sa thèse porte alors sur ce qu’elle nomme « l’extraordinarité de la pornographie ». Mulholland explique que, jusqu’au xviiie siècle, la pornographie était utilisée par ses auteurs, Aretino et Sade notamment, afin de critiquer par la satire, le régime politico-religieux de leurs époque et culture respectives. Ce n’est qu’à partir du xixe siècle que la pornographie est devenue utile à la démarcation entre la décence et l’obscénité. Elle devint la cristallisation de l’ignominie et des autres miasmes dans cet embourgeoisement des mœurs, que l’on peut retrouver un siècle plus tard, dans les propos de féministes cités par l’auteure, comme ceux de Robin Morgan : « la pornographie est la théorie, et le viol la pratique » (p. 43).
7Cette « extraordinarité de la pornographie » est-elle alors toujours d’actualité dans nos sociétés contemporaines où les attitudes hyper-sexualisées semblent nous encercler ? Pour répondre à cette interrogation, Mulholland axe son propos sur la réception par la jeunesse de ces signes, considérés par cette dernière comme banals.
8La deuxième partie de l’ouvrage s’amorce sur le questionnement méthodologique de l’auteure. À savoir, comment interviewer des jeunes adolescents de moins de seize ans, tout en s’arrogeant l’autorité d’adulte à discourir sur leur sexualité ? Un positionnement comparable à celui des penseurs positivistes du xixe siècle, critiqués en amont par l’auteure, qui s’inquiétaient déjà des troubles psychologiques que la vision de comportements jugés obscènes pouvait provoquer chez les enfants. Distanciation morale dont l’auteure peinera à s’affranchir dans la suite de son étude, d’autant que celle-ci fut encadrée par des institutions nationales de santé publique, ayant un intérêt dans les découvertes de la chercheuse, notamment le ministère de l’Éducation australien et l’Agence nationale de la santé sexuelle.
9Trois collèges-lycées ont été sélectionnés par Mulholland, avec l’accord de ces institutions, car leur population scolaire constitue un échantillon représentatif des jeunes de cette classe d’âge, en termes d’origines sociales et culturelles. Toujours encadrée par les professeurs principaux de ces écoles, Mulholland s’est adressée à un parterre de jeunes collégiens, garçons et filles, assis en cercle comme il est d’usage dans les pays anglo-saxons. Elle leur a posé une série de questions centrées sur des produits de consommation courants, ayant la particularité d’être hyper-sexualisés (poupées, publicités et réseaux sociaux). Pour exemple : « Si vous étiez le rédacteur en chef d’un magazine pour les jeunes de 13 ans, autoriseriez-vous la publication de ces publicités pour jeans ? », « Combien de personnes diraient que se montrer sur Facebook ne constitue pas de problème et combien pensent au contraire que c’est dangereux ? », etc.
- 3 Fiat Éric, Petit traité de dignité, Paris, Larousse Poche, 2012.
10L’observation principale de Mulholland demeure l’analyse de la « désinvolture » avec laquelle ces jeunes collégiens répondent aux stimuli pornographiques, symptomatique d’une nouvelle normalité redéfinissant les frontières entre l’illicite et le licite, l’intime et la sphère publique, et faisant de cette dimension d’exposition de soi un vestige du temps où la pornographie était reléguée à l’intime. Sur ce point, la chercheuse met en lumière la contradiction de ces jeunes qui, d’un côté s’enorgueillissent de ne pas avoir de limite mais, d’un autre, assument leur jugement de valeur vis-à-vis de comportements qu’ils estiment être respectables ou licencieux. Dans leur catégorisation, deux vocables sont utilisés pour différencier ces attitudes : d’une part le substantif « slut » (traînée), qui exprime l’indignation avec laquelle cette jeunesse qualifie une conduite cavalière voire impudique de certaines personnes (Paris Hilton et Lindsay Lohan ayant été citées dans cette catégorie), et d’autre part l’adjectif « hot » (cool, classe), qui signifie une attitude sexy mais élégante (Kate Winslet et Jessica Alba notamment) et qui s’emploie en témoignage de respect envers une personne. À partir de ces données, Mulholland s’empresse de comparer la manière dont ces jeunes distinguent des comportements « sexy », à l’idée que la bourgeoisie du XIXe siècle se faisait de la dignité. C’est-à-dire que, d’après l’auteure, les jeunes d’aujourd’hui se comporteraient de la même façon que les bourgeois d’autrefois, qui considéraient qu’il fallait, en public, « se tenir, se maintenir, se contenir »3.
11Et c’est là où le bât blesse. Ne parvenant pas à se positionner objectivement par rapport à son objet d’étude, Monique Mulholland tente de faire entrer par la force, ses données de terrain dans le cadre prédéfini par la pensée positiviste du xixe siècle explicitée en amont. Elle ne réussit pas à se détacher de cette ombre et, de ce fait, à analyser pleinement ses données. Il aurait peut-être été pertinent d’utiliser les théories interactionnistes d’Erving Goffman au sujet de la présentation de soi, et celles de David Le Breton à propos de la jeunesse. Celles-ci auraient sans doute permis de prendre davantage de recul et d’analyser le dispositif de la salle de classe ainsi que les jeux de séduction opérant dans l’attitude de ces adolescents jugés « désinvoltes ». Autrement dit, ne pourrait-on pas voir dans le détachement de ces jeunes une quête d’identité sexuelle se construisant par l’énergie qu’ils dépensent à tester les limites, en provocant les adultes et surtout en se provocant eux-mêmes ?
12Il aurait été peut-être judicieux d’essayer d’interroger des parents d’adolescents, afin de vérifier si, oui ou non, la frontière entre l’intime et le public est effectivement détruite. Est-ce que ces jeunes, parlant librement de sexualité devant leurs camarades de classes, en parlent aussi ouvertement à leurs parents ? Leur demandent-ils ce qu’ils pensent de telle ou telle image pornographique ?
13Enfin, à aucun moment Monique Mulholland ne définit ce qu’est la pornographie. Il aurait été intéressant qu’elle s’appuie sur une considération philosophique pour déterminer si la pornographie se limite à des représentations, ou si elle n’est pas en outre un culte de la transparence, comme le suggère Michela Marzano dans son ouvrage La pornographie ou l’épuisement du désir, que Monique Mulholland aurait sans doute gagné à (re)lire.
Notes
1 Laqueur Thomas, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 1992 (1990).
2 Foucault Michel, Histoire de la sexualité, Tome I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1976.
3 Fiat Éric, Petit traité de dignité, Paris, Larousse Poche, 2012.
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Référence électronique
Sacha Demazy, « Monique Mulholland, Young people and pornography, Negotiating Pornification », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 avril 2014, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14325 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14325
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