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Hélène Reigner, Thierry Brenac, Frédérique Hernandez, Nouvelles idéologies urbaines. Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre

Vincent Enjalbert
Nouvelles idéologies urbaines
Hélène Reigner, Thierry Brenac, Frédérique Hernandez, Nouvelles idéologies urbaines. Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Espace et Territoires », 2013, 178 p., Préface de Franck Scherrer, ISBN : 978-2-7535-2721-8.
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Texte intégral

1L’ouvrage d’Hélène Reigner, Thierry Brenac et Frédérique Hernandez s’inscrit dans la catégorie foisonnante des dictionnaires critiques qui s’attachent à examiner un univers, une discipline, un champ de réflexion ou d’action à travers une analyse rompant avec son traitement habituel. Leur objet, s’il correspond aux politiques publiques de mobilité urbaine et écologique, dépasse cependant ce cadre thématique tant il entretient de manière plus générale des liens étroits avec l’ensemble des politiques urbaines qui ont court actuellement.

2Le constat de départ est sans équivoque : l’action publique locale est aujourd’hui peu négociée ou discutée publiquement et s’inscrit dans des référentiels fixés par les décideurs politiques et les professionnels de la ville sans véritablement faire l’objet de débats. La plupart des mesures qui sont mises en œuvre localement dans le champ de la mobilité, notent les auteurs, font d’ailleurs l’objet d’un relatif consensus, et la grille d’analyse des positionnements politiques traditionnels – à commencer par le clivage droite / gauche – se révèle inadaptée pour en expliciter les orientations. Ils entendent donc démythifier ces politiques publiques en mettant en lumière les présupposés normatifs et les stratégies implicites qui les sous-tendent : la promotion des modes de transport doux, l’aménagement d’une ligne de tramway ou l’installation de certains mobiliers urbains ne sont pas neutres. Il s’agit donc de repolitiser ces enjeux et de questionner, au-delà des apparences, la pertinence, la légitimité et l’efficacité de ces politiques.

3L’introduction est l’occasion de positionner clairement les analyses développées dans chacune des entrées du dictionnaire (une petite trentaine) au sein d’un cadre théorique plus large : pour les auteurs, c’est le prisme de la ville néolibérale qui s’impose pour expliquer l’orientation des politiques de mobilité urbaine. Sous couvert d’une mondialisation en archipel, synonyme de concurrence accrue entre les grandes métropoles, et face à un impératif prépondérant d’attractivité, la manière d’organiser l’espace répondrait ainsi aux préoccupations des entreprises et de certaines catégories d’individus (classes créatives et mobiles, touristes) plutôt qu’aux habitants de ces territoires dans leur ensemble. En conséquence, l’action publique locale qui en découle relèverait souvent de « slogans » et de « mots d’ordre » visant la promotion du territoire, plutôt que d’un traitement efficace des problèmes auxquels font face les habitants. D’où ce paradoxe : sous le vocabulaire consensuel de la ville mobile, verte et sûre, se cache de l’idéologie.

4Les analyses de chacune des politiques publiques de la mobilité examinées dans ce dictionnaire s’inscrivent dans cet arrière-plan théorique ; plutôt que de faire une liste à la Prévert des notices correspondantes, nous tenterons ici de mettre au jour quelques–unes des critiques soulevées par les auteurs.

  • 1 Nous citons ici, entre guillemets, des entrées du dictionnaire.
  • 2 Le centre-ville désigne le cœur d’une ville, notamment marqué par une forte densité en termes d’act (...)
  • 3 Les migrations pendulaires correspondent aux trajets quotidiens des travailleurs de leur domicile à (...)

5Le public-cible des mesures mises en place par les collectivités fait l’objet de remarques récurrentes : alors que la promotion de la mobilité est présentée comme un enjeu commun à tous les habitants (« droit à la mobilité »), seules certaines catégories profiteraient de ces mesures quand d’autres seraient mises à l’écart. C’est par exemple le cas des « parcs relais » ou des « péages urbains »1 : il ne s’agirait pas tant d’inciter l’ensemble des usagers à renoncer à l’usage de la voiture en centre-ville ou dans les villes-centres2 que d’opérer une sélection entre eux. Ainsi, on encouragerait les travailleurs effectuant des migrations pendulaires3 à utiliser les transports en commun plutôt que leur véhicule personnel afin que les touristes et les consommateurs puissent quant à eux accéder aux centres des villes dans de meilleures conditions (moindre congestion automobile, présence de places de parking qui ne sont pas occupées par des véhicules immobiles toute la journée). De la même manière, les services de mobilité en libre-service (vélo ou voiture électrique) bénéficieraient avant tout aux habitants des centres, au capital de mobilité déjà élevé, plutôt qu’à ceux des périphéries résidentielles ou des banlieues. Il en ressort que la majorité des politiques de mobilité ne bénéficie pas à tous, et que derrière elles se cachent des gagnants (habitants des centres, classes supérieures, touristes) et des perdants (habitants des périphéries).

6Ces éléments de réflexion rejoignent un autre type de critique : les objectifs affichés par les collectivités pour promouvoir leur action dans le champ de la mobilité ne correspondraient pas toujours à ceux qui la motivent réellement. Ainsi, Frédérique Hernandez soutient que « le tramway n’est plus tant un projet de transport qu’un projet urbain » : les objectifs d’amélioration de la mobilité ou de réduction des gaz à effet de serre seraient secondaires, alors que la requalification urbaine qui accompagne ces projets, sorte d’agenda caché ou tout au moins passé sous silence, serait devenue centrale. Ce moyen de transport de surface, qui avait déserté les villes pendant plusieurs décennies au profit du métro, permettrait ainsi de justifier des aménagements urbains de qualité aux abords des lignes (traitement architectural et paysager des abords de la ligne et des espaces publics), souvent concentrés dans le centre-ville.

7Mais, au-delà de ces controverses, les outils de promotion de la mobilité aujourd’hui répandus dans toutes les grandes villes sont-ils réellement efficaces ? Pour les auteurs, ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, ils évoquent certaines études montrant combien la lutte contre l’étalement urbain a très peu d’effet sur la réduction des gaz à effet de serre, alors que c’est une des justifications qui revient le plus souvent dans les discours dominants, unanimes sur cette question. De la même manière, le report des usagers de l’automobile vers les transports en commun et les modes de transport doux est présenté comme un objectif central du développement de l’offre publique de mobilité. En réalité, celui-ci reste marginal car il apparaît que les bénéficiaires d’une nouvelle ligne de bus, d’une nouvelle ligne de tramway ou de la mise en place de vélos en libre-service sont, en grande majorité, un public ayant déjà recours à ces formes de « mobilité vertueuse ». Les reports entre ces catégories se feraient donc souvent pratiquement à somme nulle.

8Certaines mesures ont même des effets pervers, qui ne sont que rarement soulignés ou pris en compte par les décideurs politiques : plus les réseaux de transport sont efficaces et permettent des gains de temps de trajet, plus les habitants sont prêts à s’éloigner du centre et donc à participer à l’étalement urbain. De manière plus générale, les auteurs insistent sur le creusement des inégalités sociales et spatiales induit par bon nombre de politiques de mobilité.

9Une analyse sémantique particulièrement riche vient soutenir ces critiques : il nous est ainsi rappelé combien la formulation des problèmes à régler ou des solutions qu’on y apporte détermine la manière dont sont traités ces enjeux. Parler de « délinquance routière » plutôt que d’insécurité routière, c’est mettre en avant une dimension intentionnelle dans les comportements de ceux qui ne respectent pas les règles du code de la route, et donc privilégier des sanctions particulièrement lourdes. Lorsque l’on évoque un « droit au transport », on insiste sur la présence des infrastructures et des offres qui s’y déploient ; le « droit à la mobilité », lui, met en évidence la nécessité de penser les conditions d’appropriation et d’utilisation effectives de ces offres, et se focalise donc sur l’usager.

  • 4 Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, Conard, 1913.

10Sur la forme, le ton parfois légèrement impertinent – qui n’est pas sans rappeler celui du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert4 – et la brièveté des notices rendent la lecture de cet ouvrage particulièrement fluide et plaisante. Pour approfondir la réflexion, le lecteur pourra se reporter aux nombreux travaux qui étayent l’analyse et qui sont mentionnés en notes de bas de page. Les illustrations qui accompagnent souvent le texte (supports de communication et d’information des pouvoirs publics, photographies...) soutiennent par ailleurs efficacement le propos.

11Mais la frontière est mince entre analyse critique et caricature : le recours systématique au prisme de la ville néolibérale peut parfois sembler excessif. On peine ainsi à saisir dans le corps du texte le pluriel (« idéologies ») annoncé dans le titre. Reste que le contrat est rempli : cet ouvrage a le mérite de dépasser et de questionner le consensus que rencontrent aujourd’hui les politiques de mobilité et, plus largement, la manière de produire et de construire la ville autour de la mobilité. Le débat est donc ouvert : espérons qu’il ne se limitera pas à la sphère universitaire.

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Notes

1 Nous citons ici, entre guillemets, des entrées du dictionnaire.

2 Le centre-ville désigne le cœur d’une ville, notamment marqué par une forte densité en termes d’activité commerciale et professionnelle. La ville-centre correspond à la commune qui, au sein d’une agglomération, concentre populations et activités. Les deux concepts, s’ils se recoupent largement, font donc référence à deux échelles spatiales différentes. L’expression « les centres » sera utilisée pour les regrouper.

3 Les migrations pendulaires correspondent aux trajets quotidiens des travailleurs de leur domicile à leur lieu de travail, et inversement. Une grande partie de ces flux converge depuis les périphéries résidentielles vers les centres, du fait d’une organisation spatiale marquée par un zonage fonctionnel.

4 Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, Conard, 1913.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Vincent Enjalbert, « Hélène Reigner, Thierry Brenac, Frédérique Hernandez, Nouvelles idéologies urbaines. Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 avril 2014, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14322 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14322

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Rédacteur

Vincent Enjalbert

Ancien étudiant en classes préparatoires littéraires, diplômé de Sciences Po Lyon, secteur « Affaires publiques »

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