Frédéric Chauvaud, Pierre Prétou (dir.), Clameur publique et émotions judiciaires. De l'Antiquité à nos jours
Texte intégral
1Cet ouvrage collectif conçu en trois parties est issu d’un colloque organisé par Michel Cassan, Frédéric Chauvaud et Pierre Prétou à La Rochelle en septembre 2011, puis à Poitiers les 8 et 9 décembre de la même année.
2Selon Nicolas Offenstadt ce volume relève de l’histoire de la justice et de l’anthropologie des règlements de conflits. Mais il contribue également au développement d’une histoire auditive au sens où : « les sons leurs perceptions et leurs usages par l’homme ont une histoire ». Les clameurs judiciaires parcourent l’histoire de la justice. L’objet de l’ouvrage consiste à analyser quel sens accorder à ces manifestations sonores et publiques.
3Le terme clameur a longtemps désigné la plainte portée au prétoire. L’association de ce concept avec celui de public permet de relier la foule à l’administration de sa justice. La clameur publique pose la question des normes, du droit et de la justice. Celles-ci sont étroitement liées aux émotions judiciaires au sens où la clameur ne relève pas d’un dispositif froid, elles expriment un désir de justice, une soif de vengeance, une angoisse collective. Dans la majorité des contributions de l’ouvrage, le cri judiciaire a le « pouvoir de provoquer chez tous les présents, par une sorte de contagion mimétique, le complexe affectivo-moteur qui correspond à l’événement survenu et ressenti par un seul ».
4F. Chauvaud et P. Prétou remarquent que durant l’antiquité grecque et romaine la clameur participait notamment à une demande collective de mise à mort d’un citoyen pris en flagrant délit. À l’époque médiévale et moderne, la clameur publique est diversifiée. Elle peut-être d’origine populaire, religieuse, aristocratique ou bien correspondre à une demande de sécurité et/ou de répression par la maréchaussée. Concernant la période contemporaine, les formes de la clameur sont également nombreuses, on la retrouve autant dans la presse locale, les médias que dans les prisons ou les manifestations. L’usage de la clameur publique au fil des siècles s’avère donc être une forme d’expressions multiples. Le principal objectif de son usage est de remettre en cause le principe selon lequel la force aurait été complètement transférée vers les pouvoirs publics.
5Dans la première partie de l’ouvrage, « Crier pour la justice », P. Duchêne explique que durant l’Antiquité romaine et plus spécifiquement la guerre de 68-70, la clameur a comme fonction principale la mobilisation des troupes pour le conflit en cours. À la fin du Moyen-âge selon H. Simonneau, les officiers de cour, attaché aux grands seigneurs ont notamment pour fonction d’être des « hérauts » au sens de colporter vers le peuple les us et coutumes de la noblesse. « Crier pour la justice » c’est également une forme de protestation collective développée par les individus incarcérés à travers l’Histoire. Selon G. Beriet, bien souvent la privation de parole des détenus est contrebalancée par la mise en place de différentes formes de clameurs restant la plupart du temps cloisonnées dans l’enceinte privée des administrations pénitentiaires. La clameur publique peut aussi être étudiée à travers certaines œuvres cinématographiques comme le souligne S. Louet : « La clameur publique alimente ainsi une structure médiatique fortement influente qui en retour la nourrit. »
6Dans la seconde partie du volume, la clameur publique est appréhendée comme complainte judiciaire, de sorte, elle n’est pas : « adversaire du monopole de l’usage de la force, de la médiation institutionnelle, de la représentativité, ou de la délégation : elle soutient assurément la judiciarisation de la société et l’édification de la légitimité de ses tribunaux. » Par exemple selon F. Vigier durant la seconde moitié du XVIIIe siècle des arrestations à la « clameur publique » notamment de vagabonds et voleurs eurent lieu dans le Poitou. Ces cris avaient pour objectif que la maréchaussée intervienne, répondant ainsi aux demandes de justices de la population. T. Villerbu décrit certaines pratiques de lynchage dans la jeune République américaine, un lynchage ici défini notamment : « comme prise en main par la foule de la justice, substitution de la justice par la clameur publique ». Dans le même ordre d’idée, mais à notre époque, la clameur publique peut être également une pratique conduisant des groupes sociaux à la vindicte populaire comme en témoigne l’exemple de la clameur de « Olé » au Bénin décrit par P. Paraizo. Dans cette situation, au système juridique béninois aléatoire et engorgé se substitue une forme de tribunal populaire informel et instinctif dénommé le « tribunal 25 » : « expression qualifiant le prix en CFA du bidon d’essence et de l’allumette, disqualifie ces parodies de justice populaire lorsque la foule, se fait aussi juge et exécutrice, en immolant son captif sur place. »
7Dans la troisième partie de l’ouvrage intitulée « les demandes de justice », la clameur est traitée comme une exigence populaire. Le crime ne doit pas rester impuni. Le responsable de celui-ci peut donc être jugé rapidement voire même immédiatement. Selon M. Soula : « la clameur judiciaire a dans ce cas pour fonction la défense d’un groupe menacé, sa préservation, et sa protection. Toutefois, dans tous les cas, il ne s’agit pas de se faire justice, en lynchant le faussaire, mais d’appeler à la justice, de la saisir en lui délivrant l’élément perturbateur. » Cependant ces clameurs peuvent être également perçues comme les excès d’une foule gouvernée par ses instincts. M. Aynié souligne que durant le procès de Dreyfus, face aux réactions spontanées et virulentes de la foule, les dreyfusards opposèrent l’explication, la réflexion autour des faits en organisant entre autres des conférences, publications, etc. Dans la contribution suivante, J. Etsila décrit les demandes de justice sous l’œil des journalistes face aux accidents routiers dans le département de la Vienne entre 1955 et 2004. Selon l’auteur, durant les procès des chauffards, les réactions émotionnelles des victimes ou de leurs représentants permettent de faire infléchir l’administration de la justice. Enfin la « clameur publique » peut également proliférer. S. Boudhiba évoque le fait que le cri « Dégage » initié et scandé durant la révolution du Jasmin en Tunisie a ensuite été repris dans d’autres pays arabes. Le terme a même été élu mot de l’année en France en 2011.
8Au final, cet ouvrage est une source introductive remarquable pour les chercheurs en sciences sociales s’intéressant aux différentes formes de la « clameur publique » à travers l’Histoire. Cependant, la majorité des auteurs de ce volume ont également le mérite de relier leur thème de recherche à des enjeux liés à notre époque contemporaine. En effet, de nombreux exemples témoignent : « que ces interactions frénétiques unissant les foules à leurs justices, nouées autour de la clameur publique, hantent encore nos procédures ». Les exemples contemporains sont nombreux que l’on évoque la clameur « Europe » des occupants de la place Maïdan durant le récent conflit ukrainien où bien les manifestations de casseroles comme forme de protestation populaire au Québec en mai 2012, etc.
9Le renforcement de la judiciarisation de la société n’a pas éteint ces différentes formes de clameurs publiques. Ce mouvement entraîne même un renforcement du désir des citoyens à réclamer « justice » comme en témoigne par exemple l’engouement pour les médias participatifs, ou bien la prolifération des pétitions « numériques » sous forme de clameur populaire.
Pour citer cet article
Référence électronique
David Puaud, « Frédéric Chauvaud, Pierre Prétou (dir.), Clameur publique et émotions judiciaires. De l'Antiquité à nos jours », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 avril 2014, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14312 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14312
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