Fabrice Boudjaaba (dir.), Le travail et la famille en milieu rural (XVIe-XXIe siècle)
Texte intégral
- 1 Il est à noter que toutes les communications ne sont pas ici publiées. Pour le programme complet de (...)
1Le travail en milieu rural a souvent été appréhendé par les historiens comme une ressource uniquement collective permettant de perpétuer l’exploitation agricole et d’assurer ainsi l’équilibre de la famille. Parallèlement, les systèmes de transmission successorale et les stratégies d’alliance matrimoniale ont longtemps été considérés comme les seuls vecteurs de reproduction sociale. L’ouvrage collectif dont il est ici question, aboutissement de deux ateliers tenus à Rennes en novembre 2009 et mai 20111, témoigne d’un renouvellement des perspectives. En considérant le travail, l’instruction et la formation comme des outils mobilisables par les individus eux-mêmes, il cherche à interroger l’articulation entre les exigences du groupe familial et les aspirations des membres qui le composent.
- 2 Boudjaaba Fabrice, Des paysans attachés à la terre ? Familles, marchés et patrimoines dans la régio (...)
2Dans cette optique, Fabrice Boudjaaba, dont les travaux antérieurs ont déjà discuté la place écrasante accordée à l’héritage foncier dans les phénomènes de reproduction sociale en milieu rural2, rassemble les contributions de douze historiens, sociologues et économistes. Visant à attester de la permanence de la dimension familiale du travail agricole et à multiplier les espaces étudiés, celles-ci balaient un large spectre temporel (XVIe-XXIe siècles) et font voyager le lecteur de la Normandie française à l’Espagne en passant par la Vénétie italienne. Par un fin jeu d’échelles alternant les analyses macro et les monographies, par une approche à la fois verticale (parents-enfants) et horizontale (frères-sœurs-cousins-époux), les contributeurs tissent peu à peu le canevas des relations de travail au sein des familles en zone de partage égalitaire et des conséquences que celles-ci peuvent avoir sur le devenir des exploitations agricoles et sur l’économie rurale. Écueil unanimement identifié par les auteurs, la difficulté majeure de l’entreprise réside dans la mobilisation de matériel pertinent : le travail familial en milieu rural, par sa nature informelle, ne laisse en effet bien souvent que peu de traces. Ces contributions, qu’elles mobilisent des sources classiques de l’histoire sociale (recensement et état-civil, sources fiscales, inventaires après décès) ou d’autres plus originales (dictionnaires des écoles espagnoles au milieu du XIXe siècle, larges enquêtes orales, programmes d’écoles agricoles ménagères françaises du XXe siècle, correspondances privées), attestent ainsi du besoin pour le chercheur ruraliste qui appréhende son sujet au prisme du travail de faire preuve d’imagination et de rigueur.
- 3 La schappe est le produit obtenu par la filature de déchets de soie.
3La première partie de l’ouvrage interroge les modalités du travail en famille et les stratégies mises en place par les individus pour évoluer dans ou hors de ce cadre. Comme attesté par le cas des ménages paysans lombards du XVIe siècle, développé par Matteo Di Tullio, le monde agricole semble pouvoir évoluer et se développer économiquement sans transformation radicale du rapport au travail, et sans disparition du mode familial de production. De son côté, Emmanuelle Charpentier s’intéresse aux ménages de marins bretons du XVIIIe siècle et souligne le pragmatisme et l’inventivité dont peuvent faire preuve les épouses pour assurer la (sur)vie du groupe familial en l’absence de leurs maris. À Saint-Malo, elles se distinguent notamment par la création de sociétés pour la culture et le commerce des huîtres. Fabrice Boudjaaba et Francisco García González comparent pour leur part deux territoires aux caractéristiques socio-économiques partiellement différentes – région de Vernon en Normandie et Sierra de Alcaraz en Espagne intérieure – et identifient des formes d’association et de coopération liées aux variations du cycle de vie familial (usage de l’indivision ou échange d’animaux de labourage). Le texte de Laurent Herment consacré aux fratries gâtinaises du milieu du XIXe siècle nous amène néanmoins à relativiser l’importance de ces relations entre membres d’une même famille. Celles-ci, marquées par un faible recours au crédit et la rareté des rapports intragénérationnelles, apparaissent variables selon les lieux et les périodes. Enfin, Frank Dellion montre comment l’usine de la schappe3 de Briançon, en activité de 1842 à 1932 et intégrée dans le tissu socioéconomique de la pluriactivité locale, permet aux ouvriers de maintenir en parallèle leur activité agricole.
- 4 On retrouve ces préoccupations dans l’article de Pelletier Jérôme, « La place des femmes dans la mo (...)
4Les contributions réunies dans la seconde partie, « travail, famille et formation », s’intéressent à l’instruction des enfants issus du monde agricole et interrogent les conséquences des choix éducatifs faits, consciemment ou non, par les familles. Semblant par bien des égards et en bien des occasions inégalitaires, ces choix se font l’écho des tensions entre le collectif et l’individuel, entre la volonté familiale de reproduction sociale et les éventuelles aspirations des enfants. Ainsi, en s’intéressant au maillage des écoles rurales en Espagne au XIXe siècle, Carmen Sarasúa tempère le supposé désintérêt des parents pour l’éducation de leurs enfants mais relève les importantes différences de traitement entre filles et garçons. Les deux textes suivants confirment ce constat : alors que Jean-Louis Escudier montre comment les institutions scolaires agricoles dans la France du XXe siècle empêchent les filles de passer du statut d’aides familiales à celui d’agricultrices4, Frédérique El Amrani met en lumière le faible soutien que les familles angevines des années 1930 apportent à leurs filles dans leurs éventuelles ambitions professionnelles hors du monde agricole. Pour finir, Christophe Giraud souligne le rôle joué par la taille de l’unité de production et l’homogamie parentale sur les choix effectués par les enfants d’agriculteurs : la reproduction sociale d’un individu semble ainsi très largement favorisée lorsque ses parents sont tous deux impliqués dans une grande exploitation.
5Le travail est, dans un troisième et dernier temps, envisagé comme vecteur de mobilité sociale. Il apparaît possible pour les individus, dans certains cas et certaines limites, de s’émanciper du simple processus mécanique de reproduction de l’exploitation, créant alors potentiellement tensions et conflits entre les objectifs du groupe familial et les aspirations de ceux qui le composent. Certains des paysans picards du XVIIIe siècle étudiés par Hervé Bennezon arrivent ainsi à combiner leurs réseaux de solidarité professionnels et familiaux pour s’extraire de leur condition rurale et espérer un autre destin. David Celetti nous montre ensuite que la rupture de l’unité professionnelle familiale, pour des raisons économiques, structurelles ou personnelles, provoque de manière presque systématique des difficultés et aboutit parfois à la disparition de l’exploitation agricole. Enfin, Céline Bessière et Sibylle Gollac étudient les modalités de reprise de l’activité familiale chez les travailleurs indépendants contemporains (artisans, chefs d’entreprise ou encore commerçants). Elles démontrent pourquoi le « sens social » de ladite reprise ne peut être mesuré sans tenir compte de la position sociale de l’entreprise et des trajectoires sociales et professionnelles de l’ensemble des membres de la fratrie. Ces contributions, composées d’études de cas plus ou moins fines, permettent d’appréhender plus concrètement le caractère profondément singulier des parcours professionnels, dans lesquels les stratégies adoptées et les opportunités saisies orientent le devenir des individus.
6De manière plus transversale, l’intérêt généralisé des auteurs pour les rapports de genre envisagés au prisme du travail en milieu rural et la fécondité de cette perspective sont à noter. Qu’elles soient épouses de marins bretons du XVIIIe siècle, filles de viticulteurs au XXe siècle ou encore ouvrières de la schappe à Briançon entre 1842 et 1932, les femmes sont, de manière directe ou implicite, au cœur des relations de travail au sein du groupe familial. Néanmoins, si les rapports de pouvoir peuvent être ponctuellement redéfinis à leur profit, ces relations apparaissent bien souvent – via, notamment, les dispositifs de formation et d’éducation – comme les manifestations d’un état de fait profondément inégalitaire largement entretenu.
7Ambitieux et novateur, cet ouvrage pluridisciplinaire, transpériode et multifocal peut parfois dérouter le lecteur mais s’avère particulièrement dense et ouvre de nouvelles pistes de recherche pour qui s’intéresse au travail familial en milieu rural. Celui-ci, plus qu’une « variable d’ajustement au service du groupe domestique », devient partie prenante du complexe processus de reproduction sociale, dépendant de multiples facteurs endogènes (taille de la famille, mortalité, rang dans l’ordre de succession) comme exogènes (opportunités migratoires ou professionnelles, marché de la terre et du travail, industrialisation). Il est néanmoins à regretter que si les mécanismes d’entraide et les modalités des collaborations intrafamiliales sont régulièrement développés, les situations conflictuelles nées de cette tension entre intérêt collectif et aspirations individuelles, pourtant souvent évoquées, restent largement confidentielles. Ce voile, à demi levé seulement, témoigne de la large part d’informel qui pèse sur ces relations et donc de la difficulté pour le chercheur à les saisir.
Notes
1 Il est à noter que toutes les communications ne sont pas ici publiées. Pour le programme complet de ces deux journées consacrées au travail, à la famille et aux mobilités sociales dans le monde rural, voir http://www.sites.univ-rennes2.fr/cerhio/spip.php?article382 et http://www.sites.univ-rennes2.fr/cerhio/spip.php?article817.
2 Boudjaaba Fabrice, Des paysans attachés à la terre ? Familles, marchés et patrimoines dans la région de Vernon (1750-1830), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008.
3 La schappe est le produit obtenu par la filature de déchets de soie.
4 On retrouve ces préoccupations dans l’article de Pelletier Jérôme, « La place des femmes dans la modernisation de l’agriculture française : réflexion sur les programmes de vulgarisation féminine en Loir-et-Cher durant les années 1960 », Ruralia, n° 21, 2007, http://ruralia.revues.org/1844.
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Référence électronique
Romain Thinon, « Fabrice Boudjaaba (dir.), Le travail et la famille en milieu rural (XVIe-XXIe siècle) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 avril 2014, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14269 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14269
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