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Enguerran Macia, Dans la peau d’une femme de plus de 65 ans

Anne-Charlotte Millepied
Dans la peau d'une femme de plus de 65 ans
Enguerran Macia, Dans la peau d'une femme de plus de 65 ans, Paris, Armand Colin, coll. « Dans la peau de », 2013, 158 p., ISBN : 978-2-200-27978-3.
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Texte intégral

1Le corps est depuis quelques années devenu un objet privilégié des sciences sociales. Interface entre soi et le monde, il est l’instance visible grâce à laquelle l’individu s’exprime et entre en relation avec les autres. Considérer le corps comme un catalyseur de certains phénomènes sociaux rend donc pertinent une analyse qui cherche à décrire et à comprendre le vieillissement à travers le prisme du corps, ce que fait Enguerran Macia dans son ouvrage Dans la peau d’une femme de plus de 65 ans.

2Afin d’appréhender le vécu des changements physiologiques qui accompagnent l’avancée en âge, l'auteur prône une approche « résolument holistique » qui dépasse le cloisonnement des disciplines. Il affirme la nécessité d’aborder le corps vieillissant comme un fait social total, au sens de Marcel Mauss, mêlant des aspects sociologiques, psychologiques et biologiques.

3E. Macia place le travail de terrain au cœur de son étude. Basé sur la méthode de l’entretien, ce travail se situe dans une optique compréhensive : le but est de comprendre le phénomène de l’intérieur, en redonnant toute sa place au discours des individus et au sens qu’ils donnent à leurs pratiques. L’ouvrage laisse donc la parole aux femmes, ici considérées comme des « actrices » au sens de Max Weber, dans la mesure où les extraits d’entretiens qui jalonnent le texte sont nombreux.

4Dans un premier chapitre, l’auteur définit afin de mieux les distinguer les termes de senescence, de vieillesse et de vieillissement. La senescence désigne le processus de vieillissement biologique, aux niveaux moléculaire, cellulaire et tissulaire. Elle entraîne des modifications tant à la surface du corps – la peau – qu’à l’intérieur, affectant alors le fonctionnement de l’organisme. La vieillesse doit être comprise comme une période de la vie socialement et culturellement construite. L’auteur effectue un rapide historique de la vieillesse, montrant que la reconnaissance des personnes âgées est lente, souvent contradictoire, et que malgré des évolutions significatives, les représentations négatives persistent. Le vieillissement, quant à lui, renvoie soit à la notion démographique de vieillissement de la population, soit à celle du vieillissement individuel, sur laquelle se concentre cette étude.

5Suite à ce préalable théorique, le deuxième chapitre se consacre au vécu des conséquences esthétiques du vieillissement, et aux stratégies mises en place par les femmes pour les dissimuler ou les réparer. E. Macia rappelle que les normes esthétiques en vigueur dans la société contemporaine, à savoir les impératifs de beauté et de jeunesse, font du corps vieillissant un objet stigmatisé « qu’il convient de cacher sous peine de relégation sociale ».

6Il s’intéresse tout d’abord aux modifications de la surface du corps – peau qui s'abîme, diminution de la stature et prise de poids – en montrant que chaque femme les vit différemment. Que font les femmes face aux transformations qui touchent leur corps ? On remarque là une double posture : la volonté de « faire face » (coping en anglais), c’est-à-dire d’accepter le vieillissement du corps, dans le but de « maintenir son estime de soi en dépit d’une dégradation de l’image de soi » ; mais également la recherche de solutions pour dissimuler les signes du vieillissement, et donc de l’âge. Ainsi, si les femmes mettent en avant la nécessité de s’accepter, toutes ont recours à des techniques telles que l’usage de produits de beauté, le choix d'habits valorisant leur corps, les teintures et coupes capillaires ou le maquillage, toujours en essayant de garantir l’équilibre entre « faire jeune » et ne pas faire « trop vieillot ». Sur la question de la chirurgie esthétique, l’auteur remarque dans le discours des femmes rencontrées qu’il s’agit selon elles d’un moyen efficace de paraître plus jeune, mais toutes s'y refusent, pour des raisons financières, mais surtout parce qu'elles affirment la nécessité d’assumer leur âge.

7L’auteur analyse finalement ce qu’il nomme le « paradoxe de l’impossible beauté », expression qui donne son titre au chapitre. Face à l’inéluctabilité du vieillissement, malgré les tentatives pour dissimuler leur âge, les femmes redéfinissent les critères de beauté et mettent en place un travail inconscient de mémoire qui consiste à revaloriser « l’identité esthétique » de leur jeunesse : elles estiment qu’elles ne sont pas belles parce qu’elles ont vieilli. Avant elles étaient forcément belles parce qu’elles étaient jeunes, et ce même si à l’époque elles n’auraient pas été considérées comme jolies.

8Dans le troisième chapitre, c’est la perception des conséquences du vieillissement dans le corps qui est abordée. La diminution de l’énergie, une fatigue plus importante et l’apparition de douleurs physiques sont les éléments qui ressortent des entretiens réalisés. Les maladies, nouvelles ou plus fréquentes à cause de l'avancée en âge, sont un élément de prise de conscience du vieillissement du corps. Les femmes perçoivent de manière plus aiguë la fragilité de leur corps, celui-ci apparaissant alors comme un « révélateur de l’âge ». Après avoir souligné l’influence du statut socio-économique des femmes sur leur santé, l’auteur montre que face à ces sensations nouvelles, elles mettent en avant l’impératif de prendre soin de leur corps afin de préserver leur santé.

9E. Macia effectue alors un bref « rappel historique de la construction politique des corps » en ayant recours à la notion de « bio-pouvoir », amenée par Michel Foucault : la discipline et le contrôle exercés par les institutions s’appliquent maintenant à la vie et aux corps, et la médecine s’impose comme nécessité sociale. Dans ce contexte, la santé ne relève plus du destin mais de la responsabilité individuelle. À partir de ce constat, l’auteur montre que, chez les femmes âgées, préserver son corps grâce au contrôle de l’alimentation et à la pratique sportive témoigne de « l’assimilation du discours bio-médical ».

10Pour conclure ce chapitre, l’auteur aborde rapidement la question de l’hybridation du corps (greffes ou prothèses), qui est bien vécue quand elle est réussie, mais perçue comme intrusive quand elle a échoué, et celle de la mort, qui rappelle que le corps est bien une réalité biologique, et dont la perspective renforce la volonté de préserver sa santé.

  • 1 Notion développée par Mike Featherstone et Mike Hepworth dans « The Mask of Ageing and the Postmode (...)

11Dans le dernier chapitre, E. Macia survole les divers questionnements scientifiques sur la notion d’identité, et cherche à déconstruire les théories dualistes qui instaurent une séparation du corps et de l’esprit. Il critique notamment la théorie du « mask of ageing »1 selon laquelle le vieillissement agirait comme un masque pour l’identité, faisant du soi « sans âge » le prisonnier d’un corps qui vieillit plus rapidement. L’auteur oppose à cette vision le fait que, chez les femmes rencontrées, on n’observe pas de dualisme quand le corps fonctionne bien. De plus, il souligne qu’elles ressentent aussi le vieillissement « intérieurement », ce qui remet en question l’idée d’un soi sans âge. E. Macia refuse donc le postulat d’un clivage entre corps et esprit, et déclare que « le corps et le soi cheminent toujours ensemble ».

12Pour développer cette idée, il fait appel à la phénoménologie et aux neurosciences. Après des évocations de Maurice Merleau-Ponty (la conscience étant incarnée dans le corps, l’âme et le corps sont indissociables), entre autres, il emprunte au sociologue Jean-Claude Kaufmann le terme de « soi corporel » pour développer la notion de « soi corporel vieillissant ». Il reprend alors les travaux de la philosophe Dorothée Legrand sur les formes de conscience corporelle afin de montrer que le vieillissement du corps change la perception physique de l’espace, transforme l’expérience subjective de la matérialité du corps, mais qu’il n’empêche pas la femme de s’y reconnaître et de s’y identifier.

13Rappelant enfin que nous sommes dans une société âgiste qui continue de dévaloriser la vieillesse, E. Macia met en lumière les manières dont les femmes âgées réinventent les modalités du vieillir et s’émancipent des carcans identitaires. À partir des années 1970, la vision de la vieillesse comme un temps de désengagement et de retraite (au sens de retrait du monde social) laisse place à l’idée plus positive selon laquelle elle serait une période d’activité. Ici aussi, on ne peut évacuer le corps de l’analyse, dans la mesure où, pour être actif, il faut avoir un corps qui permet de l’être. Ainsi, les avancées médicales et sociales qui entraînent l’augmentation de l’espérance de vie accompagnent les transformations de la vieillesse comme construction sociale. L’existence sociale est donc indissociable de la corporéité.

14E. Macia montre alors que les femmes « travaillent la faiblesse de la norme » (l’expression est empruntée à Judith Butler) en introduisant dans leurs comportements des éléments plus ou moins subversifs et ambigus qui brouillent les « schèmes normatifs du vieillir ». Cela s’observe par exemple dans la grande diversité des choix esthétiques (maquillage, habillage, produits de beauté) ou dans le fait de se montrer en maillot de bain sur la plage. Ce « travail de sape normatif » participe des changements de la vieillesse, maintenant considérée comme une période de loisirs et d’épanouissement personnel. L’auteur aborde enfin la question de la sexualité (active pour la majorité des femmes rencontrées) qui, de moins en moins taboue, contribue au bouleversement des normes. On regrette que l’auteur n’ait pas plus développé cette thématique qui nous paraît centrale dans un essai qui place le corps au cœur de l’analyse.

15Sur la forme, la présence d’un index ou d’une bibliographie aurait été appréciée afin de faciliter la recherche des références citées. De plus, nous sommes surpris de l’absence de réflexion sur la féminité. Bien que traitant de la perception des femmes sur le corps vieillissant, la spécificité féminine de leur point de vue n’est pas mise en exergue. Ainsi, cet ouvrage est clair et accessible, mais l’auteur ne nous semble pas aller suffisamment en profondeur dans son analyse.

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Notes

1 Notion développée par Mike Featherstone et Mike Hepworth dans « The Mask of Ageing and the Postmodern Life course » in Featherstone M., Hepworth M. et Turner B.S. (dir.), The body : Social process and cultural theory, London, Sage, 1991.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne-Charlotte Millepied, « Enguerran Macia, Dans la peau d’une femme de plus de 65 ans », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 mars 2014, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14090 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14090

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Rédacteur

Anne-Charlotte Millepied

Étudiante en socio-anthropologie du contemporain à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

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