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Anne-Marie Sohn (dir.), Une histoire sans les hommes est-elle possible ?

Marie Duru-Bellat
Une histoire sans les hommes est-elle possible ?
Anne-Marie Sohn (dir.), Une histoire sans les hommes est-elle possible ? Genre et masculinité, Lyon, ENS Éditions, 2014, 384 p., ISBN : 978-2-84788-403-6.
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Texte intégral

1Cet ouvrage collectif rassemble vingt-quatre textes d’historiens, spécialistes de périodes fort différentes, du Néolithique et de l’Antiquité grecque au vingtième siècle, qui convergent pour illustrer la grande variété des formes qu’a revêtue la masculinité au fil de l’histoire. La masculinité, c’est-à-dire tout à la fois ce qui fait un homme - les rites et les épreuves qui le font - et ce qu’un homme doit faire pour être reconnu comme tel, pour satisfaire aux critères du masculin qui ont cours. Il serait évidemment fastidieux de reprendre une à une les études - souvent de type monographique, toujours très érudites - qui composent l’ouvrage et passionnerons les lecteurs curieux. Nous nous contenterons d’évoquer celles qui nous ont semblé éclairer le plus nettement, pour une non historienne, les processus de définition et de construction du masculin et leur évolution.

2Un premier éclairage important vient de l’histoire médiévale avec l’analyse de la masculinité des clercs proposée par Ruth Mazo Karras (« Clergé, mariage et masculinité au Moyen Age ») : entre l’an 900 et l’an 1150, les rôles masculins qui avaient cours parmi les laïcs nobles, valorisant la violence et l’activité sexuelle à visée reproductrice se sont estompés face à une Église réformiste qui avait le vent en poupe. Les clercs doivent alors incarner d’autres façons d’être un homme : tout en ayant, par profession si l’on peut dire, autorité pour parler de l’homme et des hommes en général, ils doivent renoncer à une masculinité violente et se vouer au célibat et à l’abstinence ; ce qu’ils doivent mobiliser, ce n’est plus la force physique mais une force intérieure, à tel point que « la nature d’un homme se définissait presque partout par référence à la force, et dans certains discours par référence soit à la fermeté morale soit à l’honneur individuel. Elle pouvait avoir un lien avec la sexualité, mais ce n’était pas l’association la plus immédiate ni la plus évidente, comme c’est le cas du concept moderne de masculinité » (p. 57). Les clercs illustrent alors non pas un « 3ème sexe » quelque peu inquiétant (comme le feront les castrats du XVI-XVIIe siècles), mais bien une nouvelle figure du masculin.

3Au fil de l’histoire, ces glissements dans les modèles ne se font pas sans tensions ; les historiens pointent des reconfigurations finalement assez récurrentes, souvent anxiogènes, entre des modèles du masculin fondés sur l’honneur et la violence et d’autres où le contrôle de soir et la constance reviennent sur le devant de la scène. Même si ces qualités prennent elles aussi des nuances différentes au fil du temps; par exemple, dans les périodes et les sociétés les plus influencées par le christianisme, « la virilité est d’abord la capacité à résister à la tentation » (p. 363). Avec pourtant un grand changement, si on adopte un empan temporel plus large, entre la fin du Moyen Age et le XXe siècle, à savoir l’avènement de la centralité de la sexualité comme déterminant central de la masculinité ; si cette représentation semble évidente de nos jours, elle ne l’est plus du tout à l’échelle de l’histoire.

4Partageant avec les sociologues une perspective d’intersectionnalité, les historiens soulignent que ces deux modèles - honneur-violence versus contrôle de soi - peuvent parfois coexister, dans des milieux sociaux différents. C’est ce que montre le texte de Richard Holt (« Jackie Milburn, « footballeur » et « gentleman ». Culture régionale et masculinité populaire dans l’Angleterre de l’après-guerre »), portant sur la Grande Bretagne de la première moitié du XXe siècle. D’un côté, l’idéal du gentleman - honneur, respectabilité - et de l’autre celui plus populaire où ce qui prime c’est la force physique, mais aussi la sociabilité et la solidarité au groupe (masculin s’entend). De fait, le sport semble avoir contribué à rapprocher ces deux modèles, en démocratisant l’idéal du gentleman et en diffusant une « masculinité civilisée pour tous » (p. 162). Néanmoins, d’autres textes (proposés par Nicolas Hatzfeld et Xavier Vigna) consacrés aux ouvriers français des années 1960-1970 reprennent la rhétorique de la masculinité ouvrière exacerbée, conjuguant force, courage, combativité, voire machisme ; avec au total l’image d’un « virilisme ouvrier » persistant (p. 344), bien que malmené par les évolutions structurelles de la fin du siècle au point de se muer « en stigmate d’une classe vouée à l’archaïsme » (p. 357)…

5Un balancement à la fois différent mais non sans similitudes est pointé dans l’Allemagne de l’après Seconde Guerre Mondiale par Kaspar Maase, où progressivement l’idéal masculin martial et raide, ébranlé par la guerre, s’efface par rapport à l’idéal du garçon dit nonchalant et décontracté, qui, à l’instar des soldats américains stationnés en Allemagne de l’Ouest, consomme et se divertit, voire brouille par ses comportements la frontière entre masculin et féminin. Mais il y a sans doute là aussi une manière d’affirmer un âge de la vie où les contraintes des modèles de genre sont suspendues. Car les périodes d’après-guerre ne semblent pas, tant s’en faut, propices à un affaiblissement des modèles de genre dichotomiques. Certes, après une période de guerre où ces modèles sont clivés (combattant-défenseur masculin, femme qui attend de l’homme sa protection), même si les deux sexes, au font comme à l’arrière, doivent prendre en charge des tâches et des rôles qui débordent les modèles traditionnels, des renégociations des relations hommes/femmes prennent place ; et dans les pays vaincus, où les modèles masculins promus par le fascisme étaient pour le moins brutaux, ce travail va être particulièrement douloureux. De retour au foyer, les soldats vaincus, souvent anciens prisonniers, vont essayer de se reconstruire en endossant un rôle de père de famille et de mari protecteur, travailleur, responsable ; de nouveau, les qualités mises en avant sont la force, la rationalité, la capacité à s’imposer et à être productif, à la fois dans la sphère privée et dans le monde du travail. Les masculinités juvéniles alternatives n’ont donc pas pu s’imposer durablement face à cette recomposition du modèle patriarcal, même si pour certains auteurs, et toujours en Allemagne, les années 1968 ont vu de nouveau ces modèles alternatifs refaire surface.

6Au total, et même si le lecteur ou la lectrice non spécialiste pourra regretter que la suite de monographies fort différentes masque quelque peu les évolutions globales perceptibles sur le long terme, le pari est réussi pour cet ouvrage qui entendait « contextualiser finement ce qui fut longtemps perçu comme invariant » (p. 26). La « nécessité de penser « masculinité » au pluriel » (p. 361) est incontestablement démontrée. De même, la pluralité des formes de domination est pointée : des processus de domination sont à l’œuvre au sein des groupes d’hommes (entre hétérosexuels et homosexuels notamment mais aussi entre groupes d’âges et groupes sociaux (guerriers/captifs, clercs/laïcs…). Évidemment, l’éclairage apporté ne concerne pas que les hommes puisque « le masculin se construit souvent, mais pas toujours, par référence implicite au féminin » (p. 27) ; certes, à certaines périodes de l’histoire, c’est avant tout par rapport à l’animal que l’homme se définit, comme la culture à la nature, ou encore par rapport à un autre groupe d’âge ou à tel groupe social. Il n’en demeure pas moins que l’histoire des femmes ne saurait donc se faire sans l’histoire des hommes, et ceci vaut pour l’histoire de manière générale comme le suggère en creux le titre même de l’ouvrage.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Duru-Bellat, « Anne-Marie Sohn (dir.), Une histoire sans les hommes est-elle possible ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 mars 2014, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13964 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.13964

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