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Stephen Turner, American Sociology. From Pre-Disciplinary to Post-Normal

Samuel Coavoux
American Sociology
Stephen P. Turner, American Sociology. From Pre-Disciplinary to Post-Normal, Palgrave Macmillan, coll. « Sociology Transformed », 2013, 146 p., EAN : 9781137377166.
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Texte intégral

  • 1 Stephen Turner et Jonathan H. Turner, The Impossible Science. An Institutional Analysis of American (...)

1Stephen Turner avait intitulé un précédent ouvrage sur la sociologie états-unienne The Impossible Science1. L'expression désigne pour l'auteur une ambition souvent affirmée, mais jamais réalisée, de la sociologie, celle de s'établir comme une discipline scientifique coupée des valeurs et des jugements spontanés et focalisée sur la production et l'analyse de données. Dans ce nouvel ouvrage, Turner cherche à replacer ce moment de la sociologie états-unienne dans une histoire intellectuelle et institutionnelle plus large. Il montre que la discipline est prise, depuis son établissement dans le paysage intellectuel du pays à la fin du XIXe siècle, dans une tension entre deux mouvements contradictoires : le premier la pousse vers cet idéal, le second vers l'engagement politique et social. Dans ce dernier cas, la sociologie répond sert la cause des militants du progrès social en produisant une connaissance du monde au service de leur action.

2L'alternative n'est pas nouvelle, mais l'intérêt de l'ouvrage de Turner réside dans la perspective qu'il adopte. Il insiste en effet sur la crise que connaît la discipline dans les années 1970 et 1980, crise qui ruine, selon lui, les courants fonctionnalistes les plus portés vers la défense de ce qu'il qualifie d'idéal scientiste. Son histoire de la sociologie états-unienne décrit ainsi un mouvement de balancier : la naissance d'une discipline proche des mouvements réformistes à la fin du XIXsiècle, la constitution d'une élite positiviste excluant ces tendances réformistes et prônant une sociologie scientifique, qui s'impose des années 1930 aux années 1970, le retour à une sociologie pluraliste et proche du réformisme depuis.

3Turner retrace d'abord à grands traits les premières décennies d'institutionnalisation de la sociologie. Au tournant du 20e siècle, la discipline est très liée à la fois aux intérêts et aux méthodes des mouvements réformistes. Les administrateurs d'université et les enseignants viennent souvent de ces courants, dont ils partagent les idéaux et les méthodes. Ils se trouvent sur le même marché du travail, et les passages d'un monde à l'autre sont fréquents. Le réformisme, par ailleurs, dispose de ses propres techniques d'enquêtes, le « social survey » et la connaissance experte des travailleurs sociaux. Enfin, c'est la demande, par ces mouvements, d'un corps de savoirs experts et de formations universitaires pour les militants et travailleurs sociaux qui poussent les universités à investir dans la sociologie. Les fondations et les philanthropes financent ainsi l'établissement de certains départements (comme celui de Columbia University, à New York) ou leurs principales enquêtes. Mais paradoxalement, une fois ces départements en place, la distance entre université et mouvement réformiste s'accroît cependant rapidement. À l'université, les sociologues font face à de nouvelles contraintes. Ils rendent compte à des donateurs privés ou à des administrations publiques qui voient d'un mauvais œil les travaux ouvertement politiques. Face à leurs collègues, ils doivent également justifier de la scientificité de leur discipline.

4Dans les années 1920, la rupture est quasiment complète. L'American Sociological Association, la principale association professionnelle, où se côtoyaient tant bien que mal les deux groupes, est désormais dirigée par les tenants d'une sociologie scientifique et politiquement neutre, autour de William Ogburn, loin de l'idéal du réformateur expert. La sociologie universitaire s'articule alors autour d'un consensus qui met au centre du travail sociologique la collecte et l'analyse de données statistiques. Après guerre, l'attention se concentre sur une élite de nouvelle génération, autour de Talcott Parsons, Robert Merton et Paul Lazarsfeld, à Harvard et à Columbia. Turner note qu'il ne faut cependant pas croire que la sociologie états-unienne de l'époque était toute entière au fonctionnalisme. Les grandes universités publiques du Midwest et du sud poursuivent le programme de travail d'Ogburn, en se concentrant sur les enquêtes quantitatives et les mesures de corrélations, et de nombreux autres courants fleurissent, de l'interactionnisme symbolique d'Erving Goffman au constructivisme de Peter Berger et Thomas Luckmann.

5La sociologie, comme les autres sciences sociales, connaît une crise dans les années 1970. Les mouvements étudiants secouent alors les universités et mettent en question le fonctionnalisme dominant. Les étudiants se détournent de formations qui insistent trop sur les compétences statistiques, valorisées par les courants dominants. et privilégient d'autres formations, offrant des débouchés professionnels plus sûrs dans un temps de crise économique majeure. Alors que nombre d'étudiants choisissaient la discipline pour son analyse des déviances, des programmes spécialisées dans la justice, la réinsertion et le travail social concurrencent désormais les départements de sociologie. Les inscriptions chutent de moitié en dix ans. Les départements de sociologie sont désormais menacés dans leur existence même.

6Turner voit dans cette crise du recrutement d'étudiants l'origine du renouveau de la discipline dans les dernières décennies. Une seconde cause, très liée à la première, est la féminisation de la sociologie. Les Sociologists for Women in Society (SWS), une association crée en marge de l'ASA, militent pour une plus grande égalité des sexes dans les postes (d'universitaires comme de doctorants, les bourses de recherche étant le plus souvent attribuées aux hommes), dans les instances de la profession (les comités de l'ASA), et dans les objets de recherche. L'initiative est un succès : les femmes sont de plus en plus nombreuses à tous les niveaux, même si les inégalités demeurent, en particulier pour les postes les plus prestigieux. Enfin, les gender studies deviennent un courant important de la sociologie.

7Au tournant des années 1980, la sociologie se diversifie donc considérablement. L'ASA autorise la création de sections thématiques, qui prennent peu à peu une place centrale dans la structuration de la recherche. Les départements diversifient leurs cours. Dans le sillage des Black studies et des gender studies, d'autres domaines de recherche, et d'autres paradigmes, sont reconnus par l'association. Turner interprète ces changements comme un ensemble de concessions faites par la sociologie dominante aux marges de la discipline, concessions qui soldent, en définitive, l'échec de l'établissement de cette "science impossible". Menacée de disparaître par la crise du recrutement étudiant, la sociologie est revenue aux problématiques réformistes de ses débuts. Elle est désormais caractérisée par la multiplicité des paradigmes et par l'abandon des discours généraux sur la scientificité.

8L'auteur se félicite de ce pluralisme, mais pointe du doigt les déséquilibres de ce nouvel état des choses. La sociologie dominante, qui a abandonné toute prétention théorique depuis le fonctionnalisme, règne toujours en maître sur les institutions centrales, les revues les plus légitimes, et les départements les plus prestigieux. La féminisation est inachevée : si les femmes sont désormais nombreuses parmi les enseignants, les gender studies demeurent un courant dominé, exclues des principales revues et regardées de haut par les élites. La sociologie états-unienne contemporaine, si elle a renoué avec certains idéaux réformistes de l'époque de sa fondation, reste structurée par un système de castes.

  • 2 On lira plutôt Angèle Christin et Etienne Ollion, La sociologie aux Etats-Unis aujourd'hui, La Déco (...)

9Ce volume inaugure une collection d'ouvrages sur les différentes traditions nationales de la discipline. On ne peut qu'apprécier une telle initiative, surtout si elle conduit à ne pas se limiter, comme le fait classiquement l'histoire des idées sociologiques, à l'Europe occidentale et aux États-Unis. Cependant, l'ouvrage ne semble pas rédigé pour un lecteur étranger à cette tradition. Il ne saurait constituer une introduction à cette sociologie2. Par ailleurs, la démonstration manque de détails sur le contenu des propositions théoriques des courants évoqués, et les matériaux mobilisés sont parfois minces. Par exemple, un chapitre entier sur l'élitisme des grands départements de sociologie est appuyé sur des extraits anonymes de forums de discussion, là où l'on aurait apprécié une étude plus systématique des procédures de recrutement (chap. 7). Il n'en reste pas moins que, en attirant l'attention sur les institutions, sur l'enseignement de la discipline, et sur les luttes de pouvoir entre un courant dominant fonctionnant en petite clique et un foisonnement de paradigmes et de pratiques renouant avec une tradition réformiste, l'ouvrage offre un regard original sur la sociologie états-uniennes.

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Notes

1 Stephen Turner et Jonathan H. Turner, The Impossible Science. An Institutional Analysis of American Sociology. Sage, 1990.

2 On lira plutôt Angèle Christin et Etienne Ollion, La sociologie aux Etats-Unis aujourd'hui, La Découverte, 2012, compte-rendu sur Lectures.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Samuel Coavoux, « Stephen Turner, American Sociology. From Pre-Disciplinary to Post-Normal », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 février 2014, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13763 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.13763

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Rédacteur

Samuel Coavoux

Doctorant en sociologie, ENS de Lyon, Centre Max Weber. ATER en sciences de l'information et de la communication, Université d'Avignon et des Pays du Vaucluse. Membre du comité de rédaction de Lectures

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