Deborah Chambers, Social Media and Personal Relationships. Online Intimacies and Networked Friendship

Texte intégral
1Internet change-t-il les relations sociales ? L’usage massif des nouveaux moyens de communication, et en particulier des réseaux sociaux, favorise-t-il de nouvelles formes d’intimités – entendues ici dans le sens large d’investissement émotionnel ? Par-delà une conception figée de l’interaction sociale, cet ouvrage de synthèse recense et discute les études disponibles sur la nature des relations permises par les nouveaux moyens de communication. Son auteure, Deborah Chambers, est professeure en études sur les médias et la culture à l’université de Newcastle. Dans la continuité de ses travaux, à l’intersection entre sociologie de la famille et étude des nouvelles cultures sociales, elle s’attache au long des huit chapitres à prendre du recul par rapport aux deux positions réductrices souvent avancées à propos de l’avènement des médias sociaux : la stricte continuité de l’existant sous l’apparence de la modernité et la désagrégation inéluctable du social dans un individualisme amplifié par la technologie. Cela lui permet de proposer une analyse plus fine qui distingue les différentes dimensions de ces intimités médiées (mediated intimacies) par les nouveaux médias de communication, et en premier lieu les réseaux sociaux comme Facebook ou MySpace. En cela, cet ouvrage s’inscrit dans une tradition de travaux qui explorent le rôle et l’intégration des dispositifs sociotechniques dans la recomposition du social.
- 1 Les citations sont traduites de l’anglais par nous-même.
2Les deux premiers chapitres sont dédiés à présenter le cadre analytique et à préciser les deux concepts pivots : la notion de relations médiées par la technologie (technologicaly mediated relationships) et celle d’intimité. Chambers situe l’utilisateur dans un espace diversifié de moyens de communication à la fois synchrones (téléphone, messagerie instantanée) et asynchrones (mails, réseaux sociaux) qui permettent à une relation de se répartir sur une multitude de canaux. Les dispositifs techniques utilisés impriment alors leurs contraintes sur les relations, mais sans pour autant les déterminer. Au contraire, leur usage se révèle surtout régulé par des valeurs spécifiques relevant d’un processus de socialisation des utilisateurs. L’espace sociotechnique ainsi constitué contribue alors à favoriser de nouvelles formes d’intimité, réunies dans la catégorie générique et flexible d’« amis », qui déplacent les délimitations traditionnelles. Mobilisant les travaux de Giddens sur les transformations du statut de l’individu dans les sociétés contemporaines, l’auteure avance que « les relations d’aujourd’hui, médiées par la technologie, donnent naissance à une nouvelle intimité médiée qui inclut l’amitié et reflète la nature fluide, multiple et informelle des interactions personnelles contemporaines »1 (p. 45), dont les valeurs principales sont la liberté de choix, l’égalité et l’expression des sentiments. L’auteure avance que ce concept plus malléable d’amitié, en mettant en avant davantage la dimension intentionnelle des relations que leur spécificité, facilite la connexion de la sphère personnelle « traditionnelle » (famille, amis proches…) à un plus large réseau relationnel centré sur l’utilisateur (personalised networked publics). Cette nouvelle catégorie participe ainsi à la production d’une topologie des relations qui dilue la coupure traditionnelle entre domaine public et domaine privé.
- 2 « Il a été avancé que les sites de réseaux sociaux sont organisés de telle manière qu’ils favorisen (...)
3Les cinq chapitres suivants explorent, à travers la discussion de nombreuses études empiriques, la manière dont l’intimité est médiée dans différents contextes. Les thèmes abordés renvoient aux nombreuses interrogations que soulève l’usage croissant des réseaux sociaux sur Internet dans la littérature sociologique ou des sciences de la communication : la crédibilité que l’on peut accorder aux profils affichés par les utilisateurs, le sens à donner à la notion de communauté quand il s’agit uniquement de relations « virtuelles », l’usage qu’en font les adolescents dans leur vie affective ou encore la fréquentation des sites de rencontre. Ainsi, en réponse à la suspicion exprimée par certains travaux sur le caractère fictif des profils affichés par les utilisateurs sur les réseaux sociaux2, l’auteure explicite les mécanismes de contrôle social qui régulent la véracité des informations affichées. Le cas des familles transnationales de migrants lui permet d’illustrer les nouvelles formes de relations permises par l’usage de la technologie, qui facilitent les échanges informels entre mères et enfants séparés par des milliers de kilomètres. Sur un autre plan, les jugements moraux émis par les adolescents concernant l’annonce d’une rupture amoureuse par réseau social interposé révèlent les normes d’intimités et les valeurs engagées par l’usage de ces médias. Tout au long de son analyse, Chambers propose une mise en perspective de ces différentes pratiques des réseaux sociaux à la lumière de grandes dynamiques sociales, comme le développement de la réflexivité des individus sur le contrôle de leur image et des narrations associées à leur personne ou du processus néolibéral d’individuation, sans pour autant imposer une lecture unique d’une émancipation inéluctable : à contre-pied d’une modernité triomphante, elle mentionne par exemple le développement des sites de rencontre communautaires qui met en évidence des dynamiques de renforcement des traditions, facilitant entre autre l’organisation de mariages à l’intérieur d’un même groupe religieux.
- 3 L’auteure mobilise la distinction entre lien fort et lien faible associée aux travaux de Granovette (...)
4Mais c’est peut-être le dernier chapitre qui trouvera le plus d’écho dans l’agenda sociologique par sa réflexion sur le sens à donner au concept de communauté dans les réseaux sociaux. Chambers invite à dépasser le constat de la malléabilité de l’usage des termes d’« amitié » ou de « communauté » pour s’intéresser à la question plus centrale de l’émergence de nouvelles formes de solidarité. Tandis que les études existantes indiquent que la notion de communauté, dans le sens d’un groupe réuni par des rituels et une régulation collective, ne correspond pas aux formes de relations sur les réseaux sociaux, l’auteure constate qu’une lecture en termes de capital social met en évidence « que cette technologie semble favoriser la formation et l’entretien de liens faibles3 » (p. 151) : la facilité de gestion des relations et de l’accès à l’information permet d’abaisser le coût à investir pour maintenir des liens sociaux et, ce faisant, permet à l’utilisateur de conserver d’autant plus de liens avec des individus éloignés de son quotidien, en particulier les « personnes du passé » – anciens collègues, camarades d’études ou connaissances éloignées. Néanmoins, ces liens faibles se révèlent avoir peu de chance de se transformer en liens forts. Ils restent généralement confinés à ce type spécifique d’interaction asynchrone nécessitant peu d’engagements, tandis que les relations plus fortes tendent à déborder sur d’autres médias synchrones (téléphone, Skype...).
5Cette synthèse des recherches existantes sur les relations à travers les réseaux sociaux donne à voir la multiplicité et la spécificité des transformations initiées par le déploiement d’un dispositif sociotechnique particulier. L’apport est donc double, à la fois sur la qualification des formes spécifiques d’intimité qui y trouvent appui, mais aussi sur la socialisation d’un dispositif technique. Si Deborah Chambers insiste plus spécialement sur le processus d’individuation et l’établissement de nouvelles cultures autour de ces techniques, elle propose aussi une réflexion plus générale sur les réseaux sociaux, entendus cette fois dans le sens de la sociologie des réseaux sociaux, qui émergent de la mise en relation des différentes sphères personnelles à travers ces technologies. En cela, mais aussi par ses réflexions sur les types de liens et la morphologie des réseaux ainsi constitués, l’ouvrage peut être rapproché des travaux liés à l’analyse des réseaux sociaux qui associent des considérations sur les structure de relations au sens que leur donne les individus, comme le fait Harrison C. White dans Identité et Contrôle, invitant le lecteur à appréhender la complexité des relations que l’individu tisse avec autrui.
Notes
1 Les citations sont traduites de l’anglais par nous-même.
2 « Il a été avancé que les sites de réseaux sociaux sont organisés de telle manière qu’ils favorisent le développement d’une pratique narcissique d’auto-promotion. Cependant, la nature interactive de l’information peut apporter des leviers de contrôle et d’équilibrage contre une auto-promotion excessive, du fait que des éléments peuvent être postés sur le profil de l’individu par d’autres relations de son réseau personnel » (p. 65).
3 L’auteure mobilise la distinction entre lien fort et lien faible associée aux travaux de Granovetter, qui renvoie à un différentiel d’investissement à la fois temporel et émotionnel dans la relation considérée.
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Référence électronique
Emilien Schultz, « Deborah Chambers, Social Media and Personal Relationships. Online Intimacies and Networked Friendship », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 février 2014, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13630 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.13630
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