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Simon Brook, Peter Brook. Sur un fil… (The Tightrope)

Rémy Besson

Texte intégral

1Metteur en scène internationalement reconnu, Peter Brook n’accepte la présence d’aucun observateur lors des répétitions de ses pièces de théâtre. Pourtant, dès les premières secondes de Peter Brook. Sur un fil…, réalisé en 2012 par son fils, Simon Brook, il se trouve au milieu d’une quinzaine de comédiens assis dans un décor dépouillé de tout ornement. Il regarde, toujours attentif et patient. Il réagit au moindre mouvement. Il distille patiemment des conseils. Ce film documentaire porte donc sur le déroulement d’une série de répétitions. Par le moyen de ces captations, le réalisateur tente de donner accès au geste créateur de son père. Il s’agira ici de déterminer sur quels points le film est une réussite et à quels moments certaines dimensions du processus résistent au dispositif mis en place. Cela revient à s’interroger sur la façon dont il est possible d’enregistrer un geste créateur. Pour cela, une attention égale est portée à la répétition et à la manière dont celle-ci a été filmée.

2Le dispositif théâtral proposé par Peter Brook s’apparente à un rituel de passage. Chacun des comédiens présents est, en effet, invité à parcourir la pièce en imaginant qu’une corde raide a été tendue au-dessus du sol. Métaphore polysémique et donc appropriable par chacun d’une manière différente, la consigne de la corde raide rend cet exercice très physique. Elle permet au metteur en scène de transmettre l’idée que c’est au comédien de se trouver lui-même. Ce dernier essaye de partager avec les autres acteurs quelque chose de l’ordre d’un imaginaire commun afin de faire exister cette corde. La création de celui-ci passe par des gestes, des regards, une respiration, une rythmique, un style de jeu qui se créé progressivement lors d’improvisations sans cesse répétées. Les acteurs s’élancent les uns après les autres, crient, rient, chutent, remontent sur la corde, avant de terminer l’exercice. Très simple, la contrainte s’avère riche pour les acteurs, car elle les conduit à se concentrer sur eux-mêmes en même temps qu’à rechercher le contact avec les autres.

  • 1 Étienne Souriau, L’Univers filmique, Paris, 1952, Flammarion.
  • 2 Pierre Maillot, « L’écriture cinématographique de la sociologie filmique. Comment penser en sociolo (...)
  • 3 lsen About et Clément Chéroux, « L’Histoire par la photographie », Études photographiques, n° 10, n (...)
  • 4 Christian Delage et Vincent Guigueno, L’Historien et le film, Paris, Gallimard, 2004.

3Une telle présentation, qui constitue un résumé assez fidèle de ce qui est donné à voir dans le film, conduit cependant à manquer l’un des enjeux principaux de celui-ci. À porter une attention exclusivement sur ce qui se trouve devant la caméra (le profilmique, pour reprendre le terme d’Étienne Souriau1). On en oublierait presque que Peter Brook. Sur un fil… est une production culturelle à part entière. Il s’agit alors de s’intéresser à « la façon dont le profilmique est filmé »2. À l’instar des recherches contemporaines en histoire visuelle, l’hypothèse formulée est qu’un accès plus fin au geste créateur du metteur en scène est permis à partir du moment où le geste du réalisateur est documenté. Ainsi, l’image ne devient véritablement documentaire qu’à un second niveau3, c’est-à-dire à partir du moment où une démarche archéologique, sensible aux enjeux formels, a été menée4. Pris dans cette perspective, l’interprétation du processus créatif nécessite qu’une attention égale soit portée aux répétitions et au film. Il s’agit donc de s’interroger sur les dispositifs mis en place par le réalisateur. Des éléments de réponse sont apportés sur ce point dans les bonus du DVD (un entretien avec le réalisateur et un court-métrage, Les Équilibristes, réalisé par Barbara Bossuet avec les acteurs). En fait, l’objet des captations n’est pas une répétition conduisant à un spectacle joué devant un public, mais un exercice de trois jours conçu spécialement pour le film. Sept caméras disposées autour de la scène ont été utilisées dans ce but précis. Si toutes les personnes présentes étaient au courant du dispositif, ces caméras ont cependant été cachées, afin de ne pas troubler les échanges entre les acteurs et le metteur en scène.

4L’impression première produite sur le spectateur par le choix de ce dispositif est qu’il s’agit d’une captation plutôt objective, comme si le médium était transparent. Cette impression est renforcée par le fait qu’aucune indication n’est donnée durant le film sur la façon dont les plans ont été tournés (ces informations n’apparaissent que dans les bonus). Par ailleurs, aucune voix off, aucune image relevant d’autres temporalités (archives et captation de spectacles antérieurs, par exemple), ni aucune musique ne sont ajoutées. Le dispositif filmique de Simon Brook semble ainsi se fondre dans le dispositif théâtral proposé par son père.

  • 5 Cette actrice reconnue est, par ailleurs, la protagoniste principale d’un autre film documentaire a (...)

5Un élément retient cependant l’attention. Si une quinzaine de personnes sont présentes dans la salle de répétition, la majorité des plans montés portent sur les performances de deux d’entre elles. Il s’agit de l’acteur japonais Yoshi Oïda, qui travaille avec Brook depuis plus de quarante ans, et de la danseuse et actrice indienne Shantala Shivalingappa, dont la présence et les réflexions illuminent de nombreuses séquences5. Pour le spectateur, les apparitions récurrentes de ces deux acteurs en font des co-créateurs du dispositif théâtral. En fait, la création de ce trio relève du domaine de l’effet cinématographique. Il est le résultat d’un choix narratif effectué lors du montage. Simon Brook n’a évidemment pas pu respecter strictement la temporalité de la création théâtrale. Il lui a fallu condenser les choses.

6L’existence de cet axe narratif conduit à remettre en cause l’impression d’un effacement du réalisateur. En fait, une sorte de concurrence, en même temps qu’une certaine complémentarité, entre dispositif théâtral et cinématographique peut être identifiée. Tout d’abord, les contraintes imposées par la caméra apparaissent comme étant frustrantes pour le spectateur. L’idée sous-jacente à cette interprétation est que s’il avait été présent lors de la répétition, le spectateur aurait pu mieux saisir le geste créateur. Les changements d’échelle, du plan large au gros plan notamment, sont alors ressentis comme de véritables violences. Ils enlèvent quelque chose au spectateur. Le cinéma est aussi frustrant, car il implique une forme de montage. L’interruption d’un plan entraîne la mise à l’écart d’un moment de la répétition, qui restera inaccessible au spectateur. Il y a sans cesse des pertes. Des choses qui, irrémédiablement, échappent à la caméra (ou qui sont exclues du montage). Le moindre mouvement de focale trouble une vision qui voudrait être le moins possible dérangée par la subjectivité d’un autre (ici le réalisateur).

7Heureusement, le dispositif cinématographique permet aussi une perception plus fine de la répétition. Une fois accepté le principe d’une épaisseur propre à ce médium, celui-ci permet des gains d’intelligibilité. Par exemple, les changements d’axe de caméra permettent au réalisateur d’adopter tour à tour le point de vue du metteur en scène, de l’acteur et du spectateur. Il peut décider de se tenir à distance ou, au contraire, de s’approcher de l’action. Il choisit parfois de s’éloigner durablement des acteurs afin de concentrer toute son attention sur les gestes de Peter Brook. Il conduit ainsi le spectateur à saisir des situations qui restent imperceptibles aux personnes présentes lors de la répétition. De même lors du montage, rapprocher deux moments distincts, deux gestes, deux paroles, conduit à faire émerger de nouvelles significations et à mieux percevoir ce qu’a voulu faire le metteur en scène. Enfin, si la caméra sélectionne, elle capte également de l’imprévu et du non voulu. Ainsi, les postures corporelles, les sourires et les échanges de regards des acteurs qui se trouvent assis à l’arrière-plan sont particulièrement intéressants à scruter. Ce qui est visible à l’écran excède ainsi toujours l’intention de celui qui cadre (et de celui qui monte).

  • 6 Peter Brook, L'Espace vide, Paris, Éditions du Seuil, 1977.

8Par ailleurs, le film est une réussite notamment car le rythme de celui-ci est particulièrement bien adapté à son objet. Si l’enchaînement des plans est relativement lent, presque contemplatif, cela n’équivaut, en fait, en aucun cas à un retrait du réalisateur. Au contraire, il s’agit d’un choix qui conduit le spectateur attentif à identifier chaque coupe et chaque mouvement de caméra. Le faible nombre de changements d’échelle de plan conduit à faire de la moindre variation un événement pour le spectateur. Cette ascèse correspond tout à fait à l’épure propre au théâtre de Brook, qui travaille à partir d’un espace vide6. Les deux productions culturelles travaillent, ainsi, à la création d’un imaginaire commun. Lors de l’exercice théâtral, il semble qu’à certains moments, la corde apparaît aux yeux de tous (comédien, metteur en scène et spectateur). Cela correspond à des moments de grâce où le corps de l’acteur est pleinement engagé dans le geste qu’il fait et/ou la parole qu’il prononce. Il s’agit de l’aboutissement du processus de création de Peter Brook. La caméra enregistre, elle, mécaniquement, l’absence de ladite corde. Le cinéma (ici considéré comme le résultat des choix opérés aussi bien lors du tournage que du montage), par contre, permet de partager cette expérience sensorielle. La corde réapparaît alors aux yeux enchantés du spectateur de cinéma.

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Notes

1 Étienne Souriau, L’Univers filmique, Paris, 1952, Flammarion.

2 Pierre Maillot, « L’écriture cinématographique de la sociologie filmique. Comment penser en sociologue avec une caméra ? », La nouvelle revue du travail, n° 1, 2012. Disponible en ligne (consulté le 07 février 2014) : http://nrt.revues.org/363.

3 lsen About et Clément Chéroux, « L’Histoire par la photographie », Études photographiques, n° 10, novembre 2001, p. 8-33.

4 Christian Delage et Vincent Guigueno, L’Historien et le film, Paris, Gallimard, 2004.

5 Cette actrice reconnue est, par ailleurs, la protagoniste principale d’un autre film documentaire actuellement en cours de montage. Cf. « Comme elle danse… », site officiel de Shantala Shivalingappa, consulté le 2 février 2014, URL : http://s498521254.onlinehome.fr/comme-elle-danse/.

6 Peter Brook, L'Espace vide, Paris, Éditions du Seuil, 1977.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rémy Besson, « Simon Brook, Peter Brook. Sur un fil… (The Tightrope)  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 février 2014, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13617 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.13617

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Rédacteur

Rémy Besson

Post-doctorant au Centre de recherches intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques à l’Université de Montréal, Rémy Besson a soutenu en 2012 un doctorat en histoire à l’EHESS (Paris), portant sur la mise en récit du film Shoah de Claude Lanzmann.

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