Xavier Zunigo, La prise en charge du chômage des jeunes. Ethnographie d’un travail palliatif
À lire aussi
- Compte rendu de Cédric Frétigné
Publié le 14 juillet 2014
Texte intégral
- 1 Xavier Zunigo a publié deux articles développant une partie des arguments que l’on retrouve dans ce (...)
- 2 Pour n’en citer que quelques-uns : Gérard Mauger, « Les politiques d’insertion. Une contribution pa (...)
1À chaque changement de gouvernement, se renouvèlent les propositions et mesures censées endiguer le chômage des jeunes. Depuis trente ans, le constat est irrémédiable, aucune de celles-ci n’a pu le résoudre. Pourtant loin d’être inutiles, elles répondent à des attentes sociales et sont nécessaires pour de nombreuses personnes au chômage. C’est ce que cherche à démontrer le travail de Xavier Zunigo, docteur en sociologie, en rendant compte d’une enquête ethnographique au long cours menée dans le quotidien des institutions d’insertion. Cet ouvrage, qui enrichit les réflexions développées dans deux précédents articles1, s’inscrit dans la continuité des travaux sociologiques montrant les effets socialisateurs des institutions d’insertion, tout en les nuançant2. En croisant le point de vue des jeunes issus de milieux populaires sur le travail des institutions à celui des professionnels de l’insertion, l’enquête ethnographique « suggère que le travail d’insertion est avant tout un travail moral et pédagogique qui, par des techniques de persuasion spécifiques, cherche à produire un effet d’étayage du rapport au travail des jeunes ». En qualifiant d’étayage tant le type de socialisation dispensé dans les institutions que son produit, l’auteur suggère que, pour comprendre les effets du travail d’insertion, celui-ci doit être mis en rapport avec les milieux de socialisation antérieurs, le groupe de pairs et la famille, qui façonnent le rapport au monde social des jeunes. En effet, elles agissent dans le temps long et ont un rôle souvent bien plus puissant que les institutions d’insertion dans la construction du sens à donner à la vie professionnelle. Ainsi, l’efficacité du travail d’insertion repose sur des éléments extérieurs à sa dynamique, que son action va étayer et renforcer.
2La première partie, « Institutions et acteurs de la lutte contre le chômage des jeunes », décrit l’espace de gestion du chômage des jeunes à partir des contraintes internes et externes ainsi que des profils des professionnels de l’insertion. L’espace de gestion du chômage est un espace de concurrence, où l’enjeu pour les institutions d’insertion est d’obtenir des financements publics et de les garder pour assurer leur pérennité. Ainsi, cette nécessité contraint les pratiques des professionnels et les enjoint à respecter les règles fixées par les administrations. Les contraintes administratives, qui se matérialisent par la sélectivité à l’entrée des dispositifs de prise en charge des jeunes chômeurs et par les exigences de résultats en termes de « taux de placement », sont vivement critiquées par les directions des institutions d’insertion car elles s’opposent à leur conception du travail social. Ces réactions mettent en lumière l’obligation des institutions de se conformer aux règles du jeu pour ne pas se mettre en péril (chapitre 1). Les contraintes administratives se doublent de contraintes liées au contexte social et économique dans lequel évoluent les institutions d’insertion. En effet, elles ont pour rôle de favoriser l’intégration professionnelle de jeunes, faiblement qualifiés, issus de milieux populaires, dans une conjecture particulière du marché du travail et de la formation sur laquelle ils n’ont pas de prise. La mise en évidence des contraintes internes et externes qui pèsent sur les institutions d’insertion démontre que la politique de lutte contre le chômage est en fait une politique de gestion du chômage. En effet, indépendamment des critiques émises par les professionnels à l’égard des conditions de travail, des relations aux entreprises ou encore de la logique administrative, les professionnels de l’insertion n’ont pas pour finalité de les réformer, mais de les gérer.
3Dans le troisième chapitre, le sociologue dresse le portrait des professionnels de l’insertion. L’espace professionnel des métiers de l’insertion est un espace relativement ouvert et peu codifié, comme l’exemplifient les trois modalités d’entrée identifiées par l’auteur, qui correspondent à autant de profils des professionnels de l’insertion. La première modalité concerne les professionnels les plus jeunes, qui bénéficient d’un niveau de qualification relativement élevé et pour lesquels les métiers de l’insertion se présentent comme un premier emploi dans le champ du travail social ou en attente d’autre chose. La seconde modalité concerne ceux qui entrent dans le métier par reconversion professionnelle, enfin la troisième modalité inclut des professionnels traditionnellement issus du travail social, qui trouvent dans le secteur de l’insertion de nouvelles opportunités de travail. Même si l’espace s’avère faiblement structuré et se caractérise par un marché du travail relativement ouvert, ces différents professionnels partagent des propriétés sociales communes, ainsi que des dispositions morales et pédagogiques, essentielles à l’exercice du métier. Une origine sociale similaire à celle les jeunes chômeurs peut favoriser leur meilleure compréhension, mais les dispositions morales et politiques des professionnels de l’insertion, que l’auteur qualifie de « passe-partout », s’avèrent également nécessaires dans un monde situé à l’intersection de plusieurs univers sociaux (marché de l’emploi, monde de la formation, monde des jeunes). Le bon sens professionnel se définit ainsi comme la capacité à concilier les contraintes et les intérêts de ces différents univers sociaux. Les divergences de points de vue sur les jeunes et sur les causes du chômage, ou encore le fait de tenir des discours contradictoires ne doivent pas être perçus comme des anomalies : ces attitudes s’intègrent dans les conceptions et les discours légitimes à adopter par les professionnels de l’insertion, selon les situations et les interlocuteurs. Autrement dit, l’espace de gestion du chômage est un univers où règne la conciliation et dont les divergences et les contradictions sont des éléments constitutifs.
4La seconde partie investigue les techniques par lesquelles les professionnels cherchent à étayer le rapport au travail des jeunes et par là les effets qui sont recherchés. Le travail d’insertion se caractérise par trois finalités : « le renforcement du “sens de l’orientation sociale” » (chapitre 4), « la mise à l’épreuve du sens des limites » (chapitre 5) et « l’étayage des dispositions professionnelles » (chapitre 6). Ces trois missions sont les spécialités respectives des trois institutions d’insertion investiguées : les Missions locales, les Plateformes de mobilisation et les Passerelles entreprise. Les Missions locales, dont le rôle est central dans l’espace de gestion du chômage, encadrent le processus d’insertion. D’une part, les professionnels classent et orientent les jeunes, d’autre part, ils cherchent leur consentement en confirmant leurs orientations et renforcent ainsi le sens positif de leurs aspirations. Lorsque ces dernières sont en décalage avec les possibilités objectives de réalisation, les professionnels vont discuter et négocier avec les jeunes, les confronter aux exigences réelles des employeurs ou de la formation. Pour mettre à l’épreuve le sens des limites des jeunes, le « projet professionnel » en est l’outil principal. Très présente dans les discours des professionnels, la notion de projet professionnel fonctionne comme « opérateur pratique » pour organiser les parcours d’insertion des jeunes et les distribuer dans la hiérarchie des institutions d’insertion. Les Plateformes de mobilisation encadrent l’élaboration du projet professionnel des jeunes dont l’orientation professionnelle n’est pas stabilisée et pour les jeunes les plus éloignés de l’emploi. Autrement dit, ceux dont le degré d’autonomie est évalué comme insuffisant, ceux dont la présentation, les attitudes ou la maitrise des techniques de recherche d’emploi s’avèrent trop faibles, bref ceux dont « on ne sait que faire ». Par ses modalités d’organisation, l’institution participe au processus de fermeture des possibles et renforce ainsi la perception de leur position sociale, dont l’intériorisation est très précoce et n’a pas attendu leur rencontre avec les institutions d’insertion. Enfin, les Passerelles entreprises ont pour objectif, comme leur nom l’indique, de mettre en contact des employeurs potentiels avec les jeunes issus de milieux populaires. Cette finalité implique de la part des professionnels, d’un part un travail de médiation avec les employeurs, pour les assurer et les rassurer sur la main-d’œuvre juvénile très stigmatisée, d’autre part de former les jeunes aux attentes des employeurs, de s’assurer de leur qualités morales, de leur de motivation, de leur volonté de travailler et de leur sérieux, autrement dit de leur apprendre à se conformer au prototype du « salarié modèle ». En prenant en charge différents aspects du processus d’insertion professionnelle, ces trois institutions d’insertion cherchent à renforcer et à étayer les dispositions nécessaires à l’exercice des métiers les plus dévalorisés dans la hiérarchie professionnelle. Toutefois, le travail d’insertion ne peut se réduire à la « ratification du réel », il vise aussi à faire bénéficier les jeunes des ressources institutionnelles et à mettre en valeur leurs possibilités.
5En réponse au travail des professionnels d’insertion, la troisième et dernière partie creuse le point de vue des jeunes sur les institutions d’insertion, à partir de deux questions : l’usage qu’ils font de ces institutions (chapitre 7) et « les conditions d’efficacité du travail d’insertion » (chapitre 8). Les usages des institutions apparaissent contrastés. D’un côté, certains jeunes issus des classes populaires ne font pas appel aux institutions, car ils ont développé des pratiques d’autonomie en ayant recours au marché du travail illégal, ou alors parce qu’ils disposent de ressources suffisantes. Pour d’autres, les usages varient selon les ressources que les jeunes détiennent, selon les fluctuations conjoncturelles de la valeur de leur force de travail ou encore selon leur connaissance et leur maitrise des services proposés. En s’appuyant sur des récits de jeunes, Xavier Zunigo démontre que l’efficacité du travail d’insertion dépend de trois conditions que les jeunes doivent réunir : l’acceptation d’une trajectoire descendante, une aspiration à l’indépendance vis-à-vis de leur famille et à la création de leur propre foyer, et le désir d’« avoir une vie normale ». C’est pour les jeunes immigrés non qualifiés que le travail des professionnels de l’insertion semble le plus efficace car il leur permet d’accéder à des ressources symboliques et matérielles. Pour ceux qui possèdent déjà certaines de ces ressources, le passage par ces institutions fait office de déclic pour reprendre le cours d’une trajectoire ascendante. Le processus de vieillissement social couplé aux discours tenus par la famille et les pairs incitent les jeunes à se prendre en main et à fréquenter les institutions d’insertion avec plus de sérieux. Enfin, le désir d’avoir « une vie normale », c’est-à-dire d’avoir un travail épanouissant ou des ressources matérielles suffisantes, soutient le discours des professionnels de l’insertion. L’ensemble des témoignages nous laisse entrevoir que les jeunes ont été ouverts aux discours et actions des instituions, mais au final ces dernières apparaissent comme ne répondant pas toujours aux attentes des jeunes. Si cela peut paraître comme un échec, ce ressentiment participe en creux à l’étayage du rapport social au travail des jeunes.
- 3 Muriel Darmon, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte, 2 (...)
6Cet ouvrage présente l’intérêt majeur de replacer le travail des professionnels de l’insertion dans sa complexité, en l’inscrivant à l’articulation de sa réception par les jeunes et des contraintes administratives et contextuelles qui l’encadrent. Il contribue à démêler les fils des relations entre les jeunes issus de milieux populaires et les professionnels de l’insertion, tout en offrant un regard nuancé sur les effets socialisateurs. En effet, ces professionnels cherchent moins à convertir ou à transformer les dispositions des jeunes qu’à les renforcer. Le travail d’étayage du rapport social au travail des jeunes issus de milieux populaire engage un encadrement discontinu et une action pédagogique moins systématique de la part des institutions d’insertion là où, en contrechamps, des institutions comme les classes préparatoires aux grandes écoles se montrent « enveloppantes » pour mettre au travail la jeunesse dominante, comme l’illustre Muriel Darmon3.
Notes
1 Xavier Zunigo a publié deux articles développant une partie des arguments que l’on retrouve dans cet ouvrage : « L’apprentissage des possibles professionnels : Logiques et effets sociaux (des missions locales pour l’emploi des jeunes) », Sociétés contemporaines, n° 70, 2008, p. 115-131 et « Le deuil des grands métiers », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 184, 2010, p. 58-71.
2 Pour n’en citer que quelques-uns : Gérard Mauger, « Les politiques d’insertion. Une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 136-137, mars 2001, p. 5-14 ; Aziz Jellab, Le travail d’insertion en mission locale, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Chantal Nicole-Drancourt & Laurence Roulleau-Berger, L’insertion des jeunes, Paris, Puf, 1995.
3 Muriel Darmon, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte, 2013.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Eva Nada, « Xavier Zunigo, La prise en charge du chômage des jeunes. Ethnographie d’un travail palliatif », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 février 2014, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13528 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.13528
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page