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Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier, tome 1, écrits politiques 1945-1997

Christophe Premat
La question du mouvement ouvrier
Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. Tome 1 (Écrits politiques, 1945-1997), Paris, Éditions du Sandre, 2012, 416 p., édition préparée par Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay, ISBN : 978-2-35821-081-2.
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Texte intégral

  • 1 Cornelius Castoriadis, L’expérience du mouvement ouvrier I, tome 1, Comment lutter, Paris, Union Gé (...)

1« Le socialisme, c’est la suppression de la division de la société en dirigeants et en exécutants, ce qui signifie à la fois gestion ouvrière à tous les niveaux – de l’usine, de l’économie et de la société – et pouvoir des organismes des masses – Soviets, comités d’usines ou conseils. Le socialisme ne peut être non plus jamais le pouvoir d’un parti, quelle que soit son idéologie ou sa structure » (p. 197), écrivait Cornelius Castoriadis en 1957, en rappelant une de ses grandes positions politiques et intellectuelles qu’il tenait depuis la fondation du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie. On peut se demander pourquoi, dans ce contexte, il était important de rééditer ces textes publiés par l’Union Générale d’éditions et qui étaient épuisés depuis longtemps1.

2Cette ambition éditoriale est explicitement dévoilée au début de l’ouvrage car l’objectif est à la fois d’aider le lecteur non initié à entrer dans une œuvre politique qui s’est étalée sur une période de plus de cinquante ans et d’en préciser le contexte. La question du mouvement ouvrier est constituée de vingt-et-un textes publiés chronologiquement entre 1947 et 1974, au sein de deux sections thématiques (« L’expérience du mouvement ouvrier » et « La situation française »). Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay ont ajouté un appareil critique très complet à la compréhension de la pensée politique de Cornelius Castoriadis. Cette publication revêt également une autre dimension dans la mesure où Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay effectuent une réédition des séminaires complets de Castoriadis depuis plus de dix ans, grâce à un travail rigoureux mené au sein des archives Castoriadis2.

  • 3 Enrique Escobar, « Castoriadis, écrivain politique (I) », in La question du mouvement ouvrier, tome (...)

3Castoriadis est bel et bien un « écrivain politique », c’est-à-dire un auteur capable de commenter les événements politiques en les resituant dans une dimension plus profonde3. Comment expliquer les grèves sauvages de certaines industries anglaises sans ressaisir la dynamique contradictoire du capitalisme et les souffrances sociales engendrées ? Les grèves des dockers anglais d’octobre 1954 à juillet 1955 en sont un exemple flagrant. « Fin mars 1955 éclatait la grève des électriciens et machinistes des imprimeries de presse, qui a laissé Londres sans journaux pendant trois semaines. Fin avril, c’étaient 90 000 mineurs du Yorskhire qui débrayaient pendant plusieurs semaines. Au moment même des élections, fin mai, 67 000 chauffeurs et mécaniciens de locomotives cessaient le travail pour 17 jours » (p. 143). Socialisme ou Barbarie y consacre un chapitre documenté avec un rappel du contexte historique, des revendications des dockers et de la mise en échec de la bureaucratie syndicale et politique. Le Labour Party avait accédé au pouvoir en 1945 et Ernest Bevin, le dirigeant du syndicat des ouvriers généraux et des transports, était devenu l’un des principaux ministres. La réponse bureaucratique fut le plan de travail sur les docks (Dock Labour Scheme) de 1947, avec des dispositions sur le travail des docks. Les grèves des métallurgistes de Nantes en 1955 ont un profil similaire et prouvent en même temps que le mouvement ouvrier est capable de mettre rapidement hors-jeu toutes les bureaucraties syndicales. La lutte s’est soldée par une victoire des ouvriers dominés, qui ont pris conscience de la gestion de la production en émettant des revendications concrètes sur l’amélioration des conditions de travail et de vie et sur l’indexation des salaires sur le niveau de vie. Les luttes peuvent être gagnantes et n’impliquent pas nécessairement une représentation bureaucratique des masses ouvrières. Le pouvoir politique a été contraint de céder sur un certain nombre de revendications, pour éviter que le mouvement ne s’amplifie. Un mouvement de lutte s’est dessiné avec des ouvriers s’intéressant de près à la gestion de la production et à l’énonciation des codes du travail.

4Socialisme ou Barbarie est un groupe de militants révolutionnaires souhaitant suivre l’évolution de ces mouvements sociaux et leur donner une signification fondamentale, tout en dénonçant la bureaucratisation du prolétariat par les partis communistes et les syndicats. Lorsque nous relisons ces écrits aujourd’hui, nous comprenons pourquoi cette bureaucratisation a produit l’apathie politique que nous vivons. Le prolétariat a fait l’expérience de la réalité bureaucratique et s’est alors détourné de ces structures dites révolutionnaires pour refuser tout effort collectif d’émancipation. « La privatisation des individus est le trait le plus frappant des sociétés capitalistes modernes. Nous devons prendre conscience du fait que nous vivons dans une société dont le trait le plus important, pour ce qui nous intéresse, est qu’elle réussit jusqu’ici à détruire la socialisation des individus en tant que socialisation politique ; une société où les individus en dehors du travail se perçoivent de plus en plus comme des individus privés et se comportent comme tels ; où l’idée qu’une action collective puisse déterminer le cours des choses à l’échelle de la société a perdu son sens sauf pour d’infimes minorités (de bureaucrates ou de révolutionnaires, peu importe à cet égard) », cite Enrique Escobar dans son introduction (p. 39). Cette constatation pourrait être intégralement reprise pour décrire la situation des régimes sociaux occidentaux contemporains. La socialisation dans la production a été détruite, la flexibilité du travail, la dispersion des salaires et l’individualisation des tâches rendent impossible les communautés d’intérêt. Dans le même temps, le capitalisme est planétaire et les économies occidentales, fondées sur les services, délocalisent pour avoir une main d’œuvre moins chère et plus disciplinée. La seule manière d’agir contre ces contraintes du capitalisme contemporain est d’analyser les conditions actuelles du travail au sein des entreprises, car c’est par une conscience localisée que les prolétaires modernes (dont le profil inclut des employés et d’autres professions) pourront repenser les conditions de travail et de vie et souhaiteront s’intéresser à la gestion de la production.

5Outre l’intérêt pour la réflexion politique, ces écrits constituent une ressource méthodologique pour quiconque souhaite analyser les évolutions profondes du capitalisme et renouer avec un désir d’émancipation collective. La réédition des textes de Castoriadis écrits lorsqu’il était militant révolutionnaire au sein du groupe Socialisme ou Barbarie ne présente pas seulement un intérêt historique. On y trouve des concepts-clés pour ceux qui prétendent analyser le réel de manière lucide. La bureaucratisation de la société est une socialisation fondée sur la réification des inégalités entre un petit groupe de dirigeants et les masses exécutantes. Ce constat est encore plus flagrant à notre époque, où le capitalisme contemporain s’enracine dans une forte concentration de la gestion de la production. La bureaucratisation s’accompagne d’une subversion linguistique puisqu’on confond les vocables. La privatisation des intérêts en vogue fait que l’on pense être libre et démocrate lorsqu’on a la possibilité d’accéder à la société de consommation. Peut-on déceler quelques brèches au sein de ce capitalisme mondial pour penser et préserver la signification même de l’autonomie individuelle et sociale ?

6La lecture de ces textes peut ainsi servir de fondement à une entreprise plus approfondie de critique des caractéristiques des régimes sociaux de notre époque. Le travail d’Enrique Escobar, de Myrto Gondicas et de Pascal Vernay donne une nouvelle vigueur à cette pensée, sans jamais tomber dans le piège d’une exégèse hermétique. Il s’agit de permettre à cette pensée d’avoir une influence encore plus tangible au sein des sciences sociales contemporaines. Au fond, si on devait effectuer une comparaison musicale, on dirait qu’Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay sont de véritables arrangeurs, au sens donné à ce terme en jazz, c’est-à-dire qu’ils ajoutent à la partition initiale quelques notes inédites et des annotations essentielles.

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Notes

1 Cornelius Castoriadis, L’expérience du mouvement ouvrier I, tome 1, Comment lutter, Paris, Union Générale d’Éditions, 1974.

2 http://www.castoriadis.org.

3 Enrique Escobar, « Castoriadis, écrivain politique (I) », in La question du mouvement ouvrier, tome 1, écrits politiques 1945-1997, I, Paris, éditions du Sandre, 2012, p. 15-50.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christophe Premat, « Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier, tome 1, écrits politiques 1945-1997 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 31 janvier 2014, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13442 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.13442

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Rédacteur

Christophe Premat

Chargé de cours à l’Université de Stockholm, chercheur associé au Centre Émile Durkheim

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