Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques

Texte intégral
- 1 « L’expression “théorie critique”, explique l’auteur, a une longue histoire. Elle désigne tradition (...)
- 2 Pour une bonne compréhension de la façon dont s’est formé le poststructuralisme, voir François Cuss (...)
1Depuis que la Théorie Critique1 est en voie de disparition, les pensées critiques tendent, elles, à proliférer. Elles recouvrent aujourd’hui des acceptions aussi multiples que « la théorie queer développée par la féministe nord-américaine Judith Butler, la métaphysique de l’événement proposée par Alain Badiou, la théorie du postmodernisme de Fredric Jameson, le postcolonialisme de Homi Bhabha et Gayatri Spivak, l’open marxism de John Holloway ou encore le néolacanisme hégélien de Slavoj Zizek » (p. 8). Autrement dit, les formes de critique qui tendaient à être unifiées, notamment dans le marxisme occidental, sont devenues non seulement très disparates entre elles, mais bien souvent contradictoires les unes envers les autres. Leur forme commune est sans conteste « l’hybridation » (p. 94), principalement entre les multiples avatars du marxisme et du poststructuralisme2.
- 3 Voir Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
- 4 Voir Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, (...)
2C’est en partant du constat de la « défaite de la pensée critique » que l’auteur entend montrer les spécificités des nouvelles pensées critiques. Deux axes principaux servent à les caractériser, « d’une part, la multiplication des sujets de l’émancipation et, de l’autre, l’abandon progressif de la conception “statocentriste” du pouvoir en faveur d’une approche “décentralisée” de ce dernier » (p. 73). Ce sont en effet les deux principales modifications du marxisme classique (le prolétariat comme sujet de l’émancipation et le rapport de production comme système de domination) qui se trouvent considérablement modifiées au cours de la fin des années 1970 et début de la décennie 1980 (p. 33). Les théories du structuralisme foucaldien ou althussérien, ou l’apport de Deleuze dans la théorie du pouvoir, proclament que le « pouvoir n’a pas à proprement parler de sujet » (p. 62) ; rien ne sert donc de viser l’État, et son représentant la bourgeoisie, en tant qu’organe du pouvoir, comme l’aurait fait Lénine. Organiser les stratégies de détournement et de subversion, voilà la nouvelle forme de critique. Quant aux sujets de l’émancipation, il s’agit, pour reprendre l’expression de Rancière, des « sans-parts »3, c’est-à-dire de tous ceux qui, jusqu’à présent, n’avaient pas voix4 au chapitre : minorités sexuées, sexuelles, ethniques ou religieuses.
- 5 Voir Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Les Éditions de (...)
- 6 Voir entre autre, Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, (...)
- 7 Voir Herbert Marcuse, Vers la libération. Au-delà de l’homme unidimensionnel, Paris, Denoël/Gonthie (...)
3Cette multiplication des pensées critiques s’appuie également sur un bouleversement théorique de fond, celui du postmodernisme. Si, en effet, tous les auteurs présentés dans cet ouvrage s’accordent, pour une large part, à considérer avec Jean-François Lyotard la fin des « grands récits »5 (c’est-à-dire les récits explicatifs de la modernité dont le marxisme est un des représentants), il se forme également un consensus autour de l’antihumanisme, mais surtout autour de l’anti-essentialisme. C’est en effet le constructivisme qui a les faveurs des nouvelles critiques avec l’argument suivant : l’essentialisme ne fait que naturaliser les identités dans une stabilité immuable ; pour en sortir, il faut le déconstruire (au sens de Derrida), afin de subvertir les identités6. C’est sans doute la rupture la plus manifeste avec les auteurs, désormais classiques, de la Critique. En effet, on trouve chez Adorno et Horkheimer, chez Marcuse, mais aussi chez Sartre, une vision humaniste et essentialiste qui ne les empêche pas de formuler des critiques radicales. C’est peut-être même parce qu’ils sont tributaires d’une vision de l’homme qu’ils peuvent entrer en conflit aussi radicalement avec le pouvoir, notamment Marcuse avec son idée du « grand refus »7.
- 8 Jean-Marie Brohm, Les principes de la dialectique, Paris, Les Éditions de la Passion, 2003 ; La tyr (...)
- 9 Voir leurs travaux autour des nanotechnologies sur leur site : http://www.pieceetmaindoeuvre.com.
4Dernier aspect du contexte théorique que présente l’auteur, celui de la situation des intellectuels critiques. Qu’il s’agisse de l’intellectuel total théorisé par Sartre ou, plus modestement, du leader syndical, ces figures-là ont aujourd’hui quasiment disparu. La totalité ne fait plus partie des exigences critiques actuelles, qui préfèrent « l’intellectuel spécifique » (p. 103) tel qu’il fut conceptualisé par Foucault. Cet intellectuel spécifique possède un champ de compétences qui sont nécessairement spécifiques et se propose de n’intervenir que dans ce champ. Quant au leader syndical, il n’existe plus, à de très rares exceptions près (notamment en Amérique Latine). Les intellectuels sont désormais issus du monde universitaire, ce qui, bien évidemment, n’est pas sans influence sur la critique elle-même : « le recentrement du champ universitaire au cours des années 1980 et 1990 a entraîné avec lui nombre de théoriciens jadis contestataires, et réduit la probabilité que les jeunes théoriciens le deviennent » (p. 78). Fort de ce lucide constat, l’auteur en vient à dresser une typologie des intellectuels. Il distingue ainsi les convertis, qui ont cessé l’activité critique, comme Finkielkraut, Glucksmann ou encore Lefort. Seconde catégorie, les pessimistes avec au premier chef Adorno, puis Debord et Baudrillard, les deux premiers élaborant des critiques radicales, marquées de pessimisme, sur les possibilités émancipatoires. Viennent ensuite les résistants, avec des figures comme Chomsky ou encore Bensaïd, auxquels j’ajouterais volontiers les tenants de la théorie critique du sport, à commencer par son représentant historique, Jean-Marie Brohm (qui, curieusement, n’est jamais cité dans le volume)8. Les novateurs forment le quatrième groupe, qui se compose, pour ne citer qu’eux, de Negri (hybridation entre Gramsci et Deleuze), de Zizek (hybridation entre Lacan et Hegel) et de Butler (Lacan et Derrida appliqués au féminisme). Ensuite, viennent les experts. Difficile de donner des noms proprement dits : il s’agit plutôt de comités ayant des compétences spécifiques, critiquant le discours dominant dans leur domaine de compétence ; on y trouve des collectifs comme ATTAC, Act Up ou encore les auteurs de publications comme La décroissance ou Pièces et main d’œuvre9. Enfin, sont présentés les dirigeants. Parmi eux figure, bien évidemment, le récemment décédé Bensaïd ; mais concernant la suite de l’énumération, je me permettrai d’émettre quelques réserves, notamment quand l’auteur nous parle du sous-commandant Marcos et du zapatisme, ou encore d’Edward Saïd et de ses fonctions au sein de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) ainsi que de ses positions plus que franchement antisionistes.
5Une fois ce contexte théorique et historique posé, l’auteur répertorie les principaux courants théoriques actuels. Il les sépare en deux modes d’exposition, bien que l’on puisse retrouver les mêmes auteurs dans l’un comme dans l’autre. Comme les changements historiques qu’il avait annoncés recouvraient principalement le rapport au pouvoir et le sujet de l’émancipation, l’auteur choisit ce découpage afin de montrer la nouvelle cartographie des pensées critiques. L’essai prend la forme d’une « boîte à outils », pour reprendre l’expression de Deleuze. On y croise les « stars » de la critique : Toni Negri et Michael Hardt, Jürgen Habermas, Etienne Balibar, Giorgio Agamben, Luc Boltanski, Jacques Rancière, Alain Badiou, Slavoj Zizek, Judith Butler, Gayatri Spivak, Axel Honneth, Achille Mbembe, Fredric Jameson. Les auteurs sont chacun présentés dans les problématiques qui leur sont propres, ce qui fait que l’on peut aisément les comparer entre eux, unités dans les différences et différents dans l’unité, contradictoires et complémentaires, donnant une amorce à une lecture plus approfondie. L’auteur nous présente également des auteurs moins connus, mais dont les problématiques s’avèrent heuristiques pour penser la critique de la domination, comme Leo Panitch sur la fin de l’hégémonie américaine (p. 139), Robert Cox et la théorie néogramscienne des relations internationales (p. 144), David Harvey et l’accumulation du capital par dépossession (p. 150), ainsi que Wang Hui, théorisant quant à lui l’émergence de la nouvelle gauche chinoise (p. 186). Parmi les auteurs qui s’intéressent aux nouveaux sujets d’émancipation et qui ont retenu mon attention, j’aimerais citer David Harvey. Celui-ci montre la dialectique qui existe entre la « communauté de la classe » et la « classe de la communauté » et explique comment, dans le Paris haussmannien, la bourgeoisie organise la ville en quartiers, en regroupant les prolétaires au sein des mêmes entités spatiales. Ces entités font « émerger de nouvelles communautés » (p. 311), précédemment détruites.
- 10 Voir Karel Kosik, La dialectique du concret, Paris, Les Éditions de la Passion, 1993.
6L’auteur est conscient que la « mondialisation des pensées critiques a cependant ceci de problématique qu’elle est pour l’heure indissociable de leur américanisation » (p. 371). Il rejoint ainsi le constat des « théories voyageuses » élaboré par François Cusset, cité plus haut. « Or, constate-t-il, il est probable que l’américanisation des pensées critiques porte en germe leur neutralisation politique » (p. 372). Autrement dit, la fin de l’hégémonie américaine sur le plan économique coïnciderait avec de nouvelles formes de critiques globales. Toutefois, celles-ci ne seront véritablement efficaces, selon mon point de vue, que si elles ne perdent pas de vue l’articulation du local avec la totalité, dans une dialectique du concret10.
Notes
1 « L’expression “théorie critique”, explique l’auteur, a une longue histoire. Elle désigne traditionnellement –le plus souvent au singulier et avec des majuscules – les penseurs de l’école de Francfort, c’est-à-dire les générations de philosophes et de sociologues qui se sont succédés aux commandes de l’Institut für Sozialforschung de cette ville. C’est toutefois dans un sens beaucoup plus large que l’expression sera employée ici, et toujours au pluriel » (p. 7-8)
2 Pour une bonne compréhension de la façon dont s’est formé le poststructuralisme, voir François Cusset, French theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, « Poche », 2007.
3 Voir Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
4 Voir Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
5 Voir Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. On peut remarquer à ce titre que le monde économique globalisé voit émerger des pensées critiques sur toute la surface du globe ; de là à suivre le marxisme orthodoxe pour lequel l’économique (l’infrastructure) détermine l’idéel (la superstructure), il n’y a qu’un pas…
6 Voir entre autre, Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, « Poche », 2006 ; Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris, PUF, « Philosophies », 2008.
7 Voir Herbert Marcuse, Vers la libération. Au-delà de l’homme unidimensionnel, Paris, Denoël/Gonthier, 1977.
8 Jean-Marie Brohm, Les principes de la dialectique, Paris, Les Éditions de la Passion, 2003 ; La tyrannie sportive. Théorie critique d’un opium du peuple, Paris, Beauchesne, 2006.
9 Voir leurs travaux autour des nanotechnologies sur leur site : http://www.pieceetmaindoeuvre.com.
10 Voir Karel Kosik, La dialectique du concret, Paris, Les Éditions de la Passion, 1993.
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Référence électronique
Olivier Gras, « Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 janvier 2014, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13349 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.13349
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