Simone Maddanu, Musulmans européens en mouvement. Pratiques et expériences quotidiennes chez les jeunes musulmans italiens
Texte intégral
1Simone Maddanu est docteur en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS) et actuellement chercheur post-doctorant à l’Université de Cagliari (Italie) et rattaché au Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (EHESS/CNRS). Cet ouvrage reprend les résultats de sa thèse, « La deuxième génération de musulmans en Italie : nouvelles pratiques quotidiennes chez les jeunes de l’Association GMI », menée sous la direction de Nicole Göle. L’auteur propose une réflexion sur l’Islam et la modernité en étudiant la seconde génération de jeunes musulmans en Italie. Son questionnement s’affranchit d’une sociologie de l’immigration, déplaçant ainsi la focale qui avait depuis longtemps été représentative de toute étude sur les musulmans en Europe, et remet en cause la dualité classique opposant un islam traditionnel à la modernité occidentale. Les musulmans issus de la seconde génération d’immigrés cherchent à exister à la fois en tant que musulmans et en tant que citoyens, européen et italien. Contrairement à l’idée selon laquelle l’islam ne peut se situer qu’en opposition à la modernité, l’auteur avance qu’au contraire, les jeunes musulmans italiens cherchent à construire une voie nouvelle, « bricolant » valeurs religieuses, tradition, loi religieuse et éléments de l’Occident moderne, comme la mode, la technologie, la connaissance scientifique, la sexualité, les relations amicales et amoureuses, la professionnalisation féminine. Ils sont engagés dans des « processus de subjectivation » et dans des « dynamiques de participation active à la citoyenneté (aux niveaux local, national, européen, transnational) » (p. 11).
- 1 Si le dernier chapitre de l’ouvrage revient sur la méthodologie et ses enjeux, il aurait été intére (...)
2L’auteur a mené une étude ethnographique au sein de l’association des Jeunes Musulmans d’Italie (GMI) entre 2005 et 2009, fondée sur des entretiens auprès de jeunes de trois sections (Rome, Bologne, Milan), et des posts de tchats1. L’association se veut autonome des institutions religieuses et espace de dialogue pour les jeunes cherchant à se définir, pour eux-mêmes et pour les autres, en tant que musulmans italiens. Il est clair que le GMI n’est pas représentatif des musulmans en Italie. Cependant, l’auteur espère saisir une tendance, un mouvement, poussé par les jeunes de la seconde génération, vers lequel tendraient les musulmans en Italie aujourd’hui. « Ils sont témoins et acteurs de l’islam dans un espace nouveau » (p. 43).
3Le premier chapitre de l’ouvrage revient sur l’histoire de l’immigration musulmane italienne, et sur la place du catholicisme dans ce pays, en fort lien avec les institutions étatiques. L’auteur souligne notamment la spécificité de l’immigration italienne, plus tardive que pour les autres pays européens et non liée à un « passé colonial ». La place du catholicisme contribue, par ailleurs, à accentuer la particularité du cas italien, tant du point de vue de l’engagement social de l’Eglise que de la promotion de valeurs religieuses souvent partagées par croyants chrétiens et musulmans. De nombreux parents musulmans ont par exemple fait le choix d’envoyer leurs enfants dans des écoles privées catholiques, à défaut d’avoir à disposition une école musulmane. L’auteur s’interroge ainsi sur l’impact de la laïcité « à l’italienne » (p. 51), qui laisse une place importante à la religion – notamment catholique – dans l’espace public, sur la visibilité et la prise de parole des musulmans et leur affirmation en tant qu’acteurs dans la sphère publique.
4Les choix théoriques opérés par l’auteur sont présentés dans le second chapitre, notamment l’utilisation du concept clé d’ « interpénétration ». Les jeunes musulmans s’affirment comme Italiens et/ou Européens. Dépassant la « fausse dichotomie musulman versus Européen », ils s’inscrivent dans ce que Göle appelle un mouvement de « désethnicisation de la religion » (p. 72). Les jeunes musulmans du GMI participent à ce mouvement d’interpénétration principalement à deux niveaux, que l’auteur cherche à articuler tout au long de l’ouvrage : un niveau « interne » de définition de soi (il y fait souvent référence en tant que « processus de subjectivation ») et un niveau « externe » de légitimation et d’action collective (il s’agit de « modifier l’espace primaire »). Afin de saisir ces différents niveaux et leurs dynamiques de transformation, Simone Maddanu distingue deux plans théoriques pour l’analyse : un plan de la « subjectivité » et un plan « culturel et performatif » (p. 83).
5L’auteur pose la question des processus de construction identitaires des jeunes musulmans, abandonnant le terme d’ « identité » pour celui d’ « islamité », « dans l’hypothèse théorique que les processus de subjectivation parcourus par ces jeunes passent par l’élément religieux qui les caractérise » (p. 95). Les jeunes musulmans italiens cherchent à s’affirmer en tant que sujet, un processus de subjectivation qui s’établit sur une « double tension », portant à la fois la communauté de référence et la société italienne (p. 97).
6Les parcours de subjectivation des jeunes musulmans sont au cœur du troisième chapitre de l’ouvrage. Il s’agit d’un des aspects centraux de l’étude : les concepts clé sont mobilisés par l’auteur pour analyser la manière dont les jeunes se construisent entre appartenance religieuse à l’islam et appartenance citoyenne à l’Italie et à l’Europe. Cette construction a lieu à plusieurs niveaux.
7Il s’agit tout d’abord de la prise de position des acteurs sur l’espace public. Les jeunes musulmans cherchent particulièrement à modifier leur image dans l’espace public et à rompre avec les stéréotypes sur les musulmans et musulmanes.
8Par ailleurs, ils construisent un nouveau rapport à l’islam au quotidien, comme en atteste par exemple le rapport à la mode des jeunes femmes musulmanes. Le fait de « se montrer capable d’inventer un genre expressif nouveau » constitue une preuve de modernité pour ces jeunes femmes soucieuses de leur apparence (p. 132).
9Mais c’est certainement dans le domaine des valeurs que l’interpénétration entre islam et modernité est la plus forte. Les jeunes musulmans sont très critiques du consumérisme et partagent un certain nombre de valeurs avec les jeunes catholiques, en particulier la « centralité de la famille, la sexualité, la critique du matérialisme et du laïcisme scientiste » (p. 138). Cet élément est particulièrement intéressant à souligner, puisqu’il montre une convergence entre religion catholique et religion musulmane, que l’on retrouve notamment dans la position des jeunes musulmans, souvent en accord avec le rôle moral exercé et exprimé par le Vatican dans la politique italienne (p. 139).
10Les jeunes musulmans soulignent l’importance cruciale de la réflexivité de chacun quant à ses choix et actes, et de la « capacité de discernement » des individus qui se trouvent « face à des situations islamiquement incorrectes ». Cependant, de nombreuses ambiguïtés et contradictions sont observables au sein même de l’association, concernant particulièrement les rapports hommes/femmes, la sexualité, l’amitié et l’amour. Si la place de la femme s’est grandement modifiée (du fait notamment de la féminisation de la sphère professionnelle et de la place prise dans l’espace public), la distinction de sexe reste considérée comme œuvre naturelle et divine, tandis que la sexualité féminine peut être qualifiée de « sexualité voilée » (Göle), centrée sur une distinction entre sphère publique et sphère de l’intime.
11Enfin, les jeunes musulmans refusent de porter un jugement sur les autres, qu’ils soient ou non religieux. « Le principe de tolérance (tolérer et être toléré) l’emporte sur « l’infaillibilité de l’interprétation islamique », en laissant une large place à la subjectivation » (p. 181).
12Le chapitre 4 interroge la notion de « modernité islamique », et particulièrement la primauté de la charia ou du libre-arbitre pour les jeunes musulmans. De manière générale, l’ « ijtihad » repose pour les jeunes du GMI sur une interprétation des préceptes religieux au quotidien, et « le sujet trouve sa liberté en interprétant les faits selon sa propre conscience, individuellement, en cherchant en lui-même le concept de « bien » et ses nuances, applicables dans le quotidien » (p. 195). La modernité islamique serait ainsi une manière de vivre au quotidien, et d’envisager de nouvelles clés de lecture de l’islam à travers l’autocontrôle et la subjectivation (p. 198).
13Simone Maddanu envisage donc l’existence d’une modernité islamique en Europe chez les jeunes musulmans, tout du moins d’une « réinvention de la modernité » pour les jeunes musulmans de la seconde génération. Ceux-ci construisent leur islamité à la fois en tant qu’individu de foi et citoyen italien et européen.
14Cet ouvrage propose une réflexion nouvelle et approfondie sur les rapports entre immigration, religion musulmane, tradition/modernité, occident/orient, individualisation de la religion, ou encore mondialisation. L’auteur se refuse à une analyse figée des musulmans de seconde génération et propose à l’inverse une étude des processus qu’ils établissent pour se construire. La difficulté à traiter de ces questions se retrouve cependant dans l’impossibilité de poser de vraies définitions des concepts de « tradition » et « modernité », et on s’interroge ainsi sur la signification de notions comme celles d’ « Occident moderne » ou d’ « Orient » Quelles sont, en effet, les parts culturelles, religieuses fantasmées de tels concepts ?
Notes
1 Si le dernier chapitre de l’ouvrage revient sur la méthodologie et ses enjeux, il aurait été intéressant d’avoir des précisions plus importantes sur la mise en œuvre du processus d’enquête et notamment l’opérationnalité du « focus group de Boulogne », dont on ne sait finalement que peu de chose.
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Référence électronique
Marion Maudet, « Simone Maddanu, Musulmans européens en mouvement. Pratiques et expériences quotidiennes chez les jeunes musulmans italiens », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 janvier 2014, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13216 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.13216
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