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Jared Diamond, Le monde jusqu’à hier

Igor Martinache
Le monde jusqu'à hier
Jared Diamond, Le monde jusqu'à hier. Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2013, 561 p., traduit de l'anglais par Jean-François Sené, ISBN : 978-2-07-013939-2.
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Texte intégral

  • 1 Traduit en français sous le titre De l’inégalité parmi les sociétés, Paris, Gallimard, 1998 (éd. or (...)
  • 2 Notion évidemment problématique à plus d’un titre pour les sciences sociales. Voir notamment Gilber (...)
  • 3 Traduit en français sous le titre Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition o (...)
  • 4 « Wealthy, Educated, Industrialized, Rich and Democratic ».

1À l’heure où la division du travail scientifique se traduit par une spécialisation toujours croissante des chercheur-e-s, Jared Diamond apparaît comme un drôle d’oiseau. Oiseaux qu’il a longuement étudiés en devenant ornithologue, après une première carrière universitaire en tant que physiologiste et avant une nouvelle reconversion dans l’histoire globale de l’environnement qui lui a permis d’accéder au poste de professeur de géographie qu’il occupe encore aujourd’hui à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Ajoutons à cela une solide culture anthropologique mais aussi linguistique, qu’il combine ici à ses souvenirs de voyages, en particulier des séjours ornithologiques qu’il effectue régulièrement depuis cinquante ans en Nouvelle-Guinée, pour composer ce nouvel ouvrage. Jared Diamond s’être fait mondialement remarquer il y a seize ans avec son ouvrage Guns, Germs and Steel1, où il mettait en évidence l’influence décisive de la répartition des espèces animales et végétales dans le développement2 technologique et social différentiel des sociétés humaines, puis de nouveau quelques années plus tard avec Collapse3, où il s’intéressait a contrario aux facteurs environnementaux pouvant entraîner l’effondrement des sociétés. Il poursuit ici son œuvre de déconstruction des théories évolutionnistes simplistes, et en particulier de l’idéologie dominante du progrès, en montrant combien les sociétés modernes « WEIRD » (acronyme signifiant en anglais : « occidentales, éduquées, industrialisées, riches et démocratiques »4) apparaissent en retrait par rapport à leurs homologues « traditionnelles » sous différents aspects de leur organisation.

2Par « société traditionnelle », l’auteur désigne des « sociétés passées ou présentes qui vivent en groupes de faible densité (allant de quelques dizaines à quelques milliers d’individus), subsistent de la chasse et de la cueillette, de la culture ou de l’élevage, et que les contacts avec les grandes sociétés occidentalisées ont transformé de façon limitée » (p. 17). Il va plus particulièrement en retenir 39, disséminées sur les cinq continents – avec cependant une convocation plus fréquente des sociétés néo-guinéennes –, comme il le détaille dans un prologue qui pose le cadre – très – général du propos. Il y rappelle entre autres que la transition humaine de la chasse et la cueillette n’a débuté qu’il y a seulement environ 11 000 ans, quatre millénaires avant la production des premiers outils en métal, tandis que les premiers gouvernements étatiques n’ont émergé que vers 3 400 avant notre ère. Un laps de temps très court sur les quelques six millions d’années d’existence de l’espèce humaine. Diamond reprend à nouveau la typologie des sociétés humaines d’Elmer Service, en quatre catégories suivant un gradient de taille, de centralisation politique et de hiérarchisation croissant : bandes, tribus, chefferies et États, choisissant donc de se centrer ici sur les deux premières.

  • 5 Voir son fameux Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, (...)

3L’ouvrage se décompose en onze chapitres, eux-mêmes répartis en cinq parties, dans lesquelles Jared Diamond aborde successivement les thèmes de la délimitation du territoire et les rapports avec les autres groupes, amis, ennemis et inconnus ; la résolution des conflits, tant au sein d’une société que dans ses relations avec les autres ; le traitement des enfants et des personnes âgées ; les manières de faire face aux dangers ; et enfin la religion, la diversité linguistique et la santé. Vaste programme s’il en est, qui perd en profondeur de traitement ce qu’il fait gagner en hauteur de vue. Sur chacune de ces thématiques, l’auteur compare donc les manières distinctes dont elles sont traitées par les sociétés modernes et les sociétés traditionnelles, en s’appliquant à infirmer, voire à inverser, la prétendue supériorité des premières en ces matières, ainsi qu’à mettre en évidence comment des modes d’organisation différents répondent eux-mêmes à des contraintes démographiques et environnementales particulières, réfutant ainsi leur apparente absurdité tout en soulignant à l’inverse celle de certains comportements des membres de sociétés dites modernes. Faute de pouvoir récapituler ici l’ensemble des « enseignements » dégagés par l’auteur au fil de son parcours, on se bornera à évoquer quelques exemples illustratifs de sa démarche. Certains n’apparaîtront guère originaux aux familiers de la littérature anthropologique, comme l’analyse qu’il livre dans le premier chapitre du négoce traditionnel, dont il rappelle l’encastrement dans des logiques sociales et politiques, et dont certains aspects, comme la Kula ou le Potlatch, mis en parallèle par Marcel Mauss5, n’apparaissent en fin de compte pas moins fondés que notre consommation compulsive de biens de luxe à des fins ostentatoires. Sans nier le caractère pacificateur de la justice étatique, Jared Diamond montre également, à partir du cas d’un enfant tué par un bus en Nouvelle-Guinée, que nous aurions cependant à gagner de nous inspirer des formes de médiation et de compensation en vigueur dans certaines sociétés traditionnelles, qui peuvent nous apparaître contradictoires faute de comprendre, à la différence de leurs membres, qu’il peut être pertinent de faire primer la préservation de relations pacifiées entre les parties en présence plutôt que l’application d’un principe de justice proportionné mais dépersonnalisé.

  • 6 Sur cet enjeu peu visible dans le débat public, voir aussi Nicholas Evans, Ces mots qui meurent. Le (...)

4L’auteur montre également la place prépondérante des échanges verbaux dans les sociétés traditionnelles, et surtout en propose quelques explications fonctionnalistes, ou y pointe l’importance d’une éducation des enfants davantage articulée à la vie sociale et à l’appréhension de son environnement direct, ainsi que la culture d’une « paranoïa constructive » à laquelle il a lui-même fini par se convertir. Autant d’éléments qui peuvent paraître à première vue irrationnels aux membres des sociétés dites « modernes », mais qui apparaissent à l’examen bien plus à même de prévenir certains risques individuels et collectifs, et de stimuler la curiosité et la prise d’initiative des plus jeunes que la profusion d’écrans à qui tend à être dévolue une part croissante de leur élevage. Dans la même perspective, après avoir expliqué pourquoi le plurilinguisme était bien plus développé, et avoir rappelé l’érosion rapide de la diversité linguistique6, l’auteur se livre à un plaidoyer pour la diversité linguistique, non par principe mais en en montrant les bénéfices sociaux. Il rappelle encore combien les causes de mortalité se sont profondément transformées avec la « modernisation » des sociétés, sans oublier de préciser que si les maladies infectieuses et les morts violentes ont largement reculé, certaines maladies non transmissibles ont au contraire pris une ampleur inédite, comme celles liées à l’hypertension artérielle ou au diabète de type 2. Or, si une part de leurs facteurs est de nature génétique – et Jared Diamond livre à ce propos un certain nombre d’explications et d’hypothèses passionnantes concernant l’évolution des gènes correspondants –, une autre partie de l’explication réside bel et bien dans les modes de vie et d’alimentation inadaptés de sociétés vivant dans la disponibilité permanente de nourriture.

  • 7 Voir Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976 (éd (...)
  • 8 Dans sa thèse, Émile Durkheim, De la division du travail social (1893), disponible sur le site des (...)

5Que l’on s’entende bien, Jared Diamond ne verse pas pour autant dans la célébration sans nuance des sociétés traditionnelles et du « bon sauvage », dans une veine rousseauiste qui est celle par exemple de l’iconoclaste Marshall Sahlins. En publiant son Âge de pierre, âge d’abondance il y a déjà près de quatre décennies, l’anthropologue états-unien était alors tellement soucieux de démentir le mythe de chasseurs-cueilleurs acculés à la lutte pour la survie, qu’il aurait selon certains trop tordu le bâton dans l’autre sens7. Si Diamond partage avec Sahlins une certaine imprécision, historique notamment, découlant de la généralité du propos, il n’en reconnaît pas moins certains bienfaits apportés par la complexification sociale, comme la diminution des guerres ou le gain de liberté, et met en évidence à l’inverse, dans certaines sociétés traditionnelles, l’hystérésis culturelle de comportements que le contexte ne rend plus nécessaire, comme le meurtre de personnes âgées. Pour autant, son ouvrage n’en constitue pas moins une œuvre sociologiquement digne d’intérêt à plus d’un titre. Outre la distinction classique entre ce que le fondateur institutionnel de la sociologie française qualifiait de solidarités organique et mécanique8, il s’en dégage ainsi de forts accents durkheimiens, qu’il s’agisse du souci permanent pour Diamond de remettre en cause des prénotions, de recourir à la démarche comparatiste, de prendre appui sur une impressionnante littérature anthropologique de seconde main, ou encore d’un style vivant n’hésitant pas à se mettre personnellement en scène – point sur lequel l’auteur va même bien plus loin en émaillant très régulièrement son propos du récit de ses propres expériences en Nouvelle-Guinée. Plus encore, c’est l’ambition théorique qui caractérise aussi les deux auteurs, ce qui n’empêche pas Jared Diamond de vouloir faire œuvre pédagogique. Si certains trouveront certainement discutable tel ou tel exemple mobilisé, il n’en reste pas moins que Diamond parvient à allier rigueur du raisonnement, érudition scientifique dans diverses disciplines des sciences sociales comme en biologie, et accessibilité -pour ne pas dire attractivité-, du texte. Une telle combinaison est devenue bien rare de nos jours dans l’édition et explique sans doute en large partie le succès des ouvrages de Diamond, qui ne semble pas se démentir. Une autre leçon de son ouvrage pour les membres des sociétés « modernes », à commencer par les chercheur-e-s en sciences sociales.

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Notes

1 Traduit en français sous le titre De l’inégalité parmi les sociétés, Paris, Gallimard, 1998 (éd. originale 1997).

2 Notion évidemment problématique à plus d’un titre pour les sciences sociales. Voir notamment Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences-po, 2013 (1ère éd. 2007), dont un compte rendu est disponible sur Lectures : http://lectures.revues.org/10397.

3 Traduit en français sous le titre Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006 (éd. originale 2005).

4 « Wealthy, Educated, Industrialized, Rich and Democratic ».

5 Voir son fameux Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2007 (1922), dont on peut consulter un compte rendu sur ce site : http://lectures.revues.org/520, et dont le texte est téléchargeable librement sur le site des Classiques des sciences sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi : http://classiques.uqac.ca//classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/2_essai_sur_le_don/essai_sur_le_don.html.

6 Sur cet enjeu peu visible dans le débat public, voir aussi Nicholas Evans, Ces mots qui meurent. Les langues menacées et ce qu’elles ont à nous dire, Paris, La Découverte, 2012, recensé ici : http://lectures.revues.org/9695.

7 Voir Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976 (éd. Originale 1974) – véritable antithèse du slogan « travailler plus pour gagner plus »...

8 Dans sa thèse, Émile Durkheim, De la division du travail social (1893), disponible sur le site des Classiques des sciences sociales : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/division_du_travail/division_travail.html.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Jared Diamond, Le monde jusqu’à hier  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 janvier 2014, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13099 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.13099

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Rédacteur

Igor Martinache

Prag à l’Université Paris-Est Créteil, rédacteur en chef du site Agora / Sciences sociales et membre du comité de rédaction de Lectures.

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