Pauline Barraud de Lagerie et Marie Trespeuch (dir.), « Entreprises et Déviance »

Texte intégral
1Dans ce numéro de la revue Terrains et Travaux consacré à la thématique « Entreprises et déviance », Pauline Barraud de Lagerie et Marie Trespeuch réunissent un ensemble d’articles qui visent à « étudier des affaires (au sens de situations embarrassantes pouvant aller jusqu’au procès) concernant des affaires (au sens d’entreprises et d’activités économiques) ». Pour cela, elles prennent le parti d’étudier aussi bien la déviance des entreprises que la déviance en entreprise, à travers le prisme des travaux de l’École de Chicago : dans cette perspective, l’ensemble des contributeurs analyse certes « les actes dénoncés dans le cadre de procédures judiciaires, mais aussi tous les comportements stigmatisés au nom de normes échappant à une définition juridique ». Les coordinatrices du numéro retiennent la définition de la déviance d’Howard Becker comme « propriété non du comportement lui-même, mais de l’interaction entre la personne qui commet l’acte et celles qui réagissent à cet acte ». C’est ainsi que, dans la lignée des travaux des sociologies interactionniste et de la construction des problèmes publics, les contributions réunies dans le numéro permettent de mettre au jour un ensemble de processus qui aboutissent au repérage, à la dénonciation et à la sanction d’un acte déviant. Ces processus se font au nom d’un ou plusieurs référentiel(s) normatif(s) qui, au sein du champ économique et plus spécifiquement du monde des entreprises, sont souvent le droit (Fanny Darbus), une éthique professionnelle peu ou prou formalisée (Anne Jourdain) ou plus simplement un ensemble de règles ou de limites tacites caractéristiques d’une communauté de pratiques plus ou moins institutionnalisée (Camilo Argibay, Bruno Vétel, Yohan Gicquel). Comme il est rappelé à de multiples reprises dans le numéro, ces processus n’ont rien d’évident et permettent de repérer les logiques de pouvoir qui participent à la catégorisation ou non d’un acte comme déviant (Olivier Mazade, et Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete).
2La traduction proposée en fin de numéro de l’article d’Edwin H. Sutherland permet à cet égard de donner une profondeur historique en même temps que de rappeler le sens politique de la notion de déviance, qui plus est appliquée au monde de l’entreprise. En effet, quand Edwin Sutherland s’intéresse à la criminalité en cols blancs, dans les années 1930-1940, non seulement il préfigure la théorie de la déviance développée par Howard Becker dans les années 1960, mais il développe également un point de vue sur l’objet, assez contre-intuitif pour l’époque : celui-ci consiste à remettre en question l’évidence selon laquelle la criminalité et la déviance sont l’œuvre des classes populaires, évidence qui est entretenue par les processus de mise en visibilité de cette déviance, mais surtout par les formes d’invisibilisation dont la déviance des plus dotés en ressources fait l’objet. En rappelant d’emblée que « l’activation d’une norme est souvent le fait de personnes qui ont intérêt à la défendre », les coordinatrices du numéro soulignent l’intérêt principal du dossier : la norme et la distance à la norme sont au sein du monde des entreprises, d’abord le produit de rapports sociaux de classe et ensuite des contextes d’activation et d’actualisation des ressources dont dispose chacun individuellement et collectivement.
3L’article de Fanny Darbus sur la dénonciation du portage salarial comme relation d’emploi ambiguë – à cheval entre travail salarié et travail indépendant – nous en dit par exemple davantage sur ceux qui portent la dénonciation – des chercheurs en droit – que sur le droit du travail lui-même. La dénonciation du portage salarial peut alors être interprétée comme la défense par les juristes d’une juridiction qui leur est propre et pour laquelle ils revendiquent un monopole et une autonomie d’action. Le droit est dans cette perspective autant un référentiel normatif qu’un objet de contention répondant à des logiques autonomes de professionnalisation. Suivant la phase de dénonciation du portage, la phase de définition d’un « portage acceptable » par les chercheurs en droit, montre combien la défense d’un droit à dire le droit, reconnu par l’État, a dans ce cas au moins autant d’importance que la défense d’un droit positif. La dénonciation de pratiques déviantes, tout comme l’absence de dénonciation de ces pratiques, donne ainsi à voir des concurrences de cadrage qui sont en réalité des concurrences entre groupes d’acteurs inégalement dotés en ressources monétisées.
4C’est ce que montre également Olivier Mazade au sujet de la configuration qui a amené à la fermeture de l’usine Metaleurop. Il cherche à comprendre comment le « travail de signification » autour des signes annonciateurs de la fermeture n’a pas permis la dénonciation des pratiques déviantes des actionnaires. C’est donc à une « mobilisation qui n’a pas eu lieu » qu’il nous demande de nous intéresser en mettant l’accent d’abord sur « l’asymétrie d’informations entre la direction et les autres parties prenantes » et ensuite sur les concurrences de cadrage entre le « syndicat historique », en position hégémonique, et des collectifs écologistes trouvant dans le contexte de restructuration une occasion d’accéder à l’arène médiatique pour dénoncer les risques de pollution entourant l’activité de l’usine.
5Nadège Vezinat s’appuie quant-à-elle sur les archives d’une administration d’État – La Poste – pour montrer qu’en devenant une entreprise publique en 1991 et La Banque postale en 2006, celle-ci est amenée à développer un ensemble d’instruments d’évaluation visant à repérer et à contrôler les malversations des agents. Si la typologie proposée par l’auteure pour qualifier le traitement différencié dont font l’objet les déviances repérées donne à voir la nature de ces déviances et l’intérêt pour l’entreprise de les traiter à bas-bruit, on peut regretter toutefois que le matériau utilisé ne donne pas à voir d’une part les propriétés sociales des fraudeurs et d’autre part l’impact qu’a eu l’introduction de nouvelles techniques de management empruntées aux mondes économiques sur les carrières déviantes au sein de l’entreprise.
6C’est précisément à cette porosité des référentiels normatifs entre espaces sociaux que s’intéresse Camilo Argibay en traitant du « scandale de la MNEF au prisme du temps long ». Il montre que c’est la « rupture de l’équilibre du pouvoir » entre le bureau élu (composé de militants étudiants) et la direction générale salariée (de plus en plus liée au mouvement des Jeunes socialistes) qui amène à un changement d’échelle des transgressions au sein de la mutuelle étudiante, les faisant passer « [du] registre de la petite caisse noire militante à la délinquance financière. C’est ainsi au milieu des années 1980 – au moment où « les élites socialistes [se convertissent] aux bénéfices financiers du capitalisme » et diversifient les activités de la mutuelle – que des arrangements avec la norme se transforment en système de financement politique. Au même titre que la contribution de Fanny Darbus, l’analyse que propose Camilo Argibay du scandale de la MNEF permet donc de comprendre comment la distance à la norme participe également de la structuration des espaces sociaux (en permettant en l’occurrence la professionnalisation de l’activité militante).
7La contribution de Yohan Gicquel permet quant-à-elle de comprendre le rôle que peuvent jouer certains intermédiaires dans la cohabitation de plusieurs référentiels normatifs. Il s’intéresse ainsi à un commerce de bombes de peinture dans lequel s’approvisionnent des graffeurs, et plus particulièrement à la manière dont le gérant du magasin (se) joue des différents référentiels normatifs des personnes avec lesquelles il entre en contact dans le cadre de son activité (clients, mais également badauds, amateurs d’art ou voisins) pour intégrer son « commerce dans le tissu local et dans le monde de l’art » tout en conservant une clientèle engagée dans des carrières déviantes.
8La contribution d’Anne Jourdain vient compléter celle de Yohan Gicquel dans la mesure où elle s’intéresse aux modes de régulation collectifs des métiers de l’artisanat d’art (et non plus seulement à des modes de régulation individuels). En portant la focale sur des métiers dont les frontières ne sont pas encore tout à fait fixées, Anne Jourdain montre que les pratiques de diversification (production en série de pièces utilitaires, plus petites, moins chères) sont tolérées par la profession dans la mesure où elles sont conjuguées à une connaissance des référentiels normatifs ou tout du moins à la démonstration d’une volonté d’apprentissage du « sens des limites » propre au métier. Mais elle montre également que les pratiques de diversification peuvent se banaliser sans que cela n’entraîne une dénonciation, un rappel à la norme ou à une sanction. Elle rappelle que la reconnaissance accordée par l’État et/ou le marché conditionne l’efficacité de l’action de régulation de la déviance : ainsi, le pouvoir de régulation des artisans d’art « s’exerce surtout localement » révélant « l’échec de l’imposition d’une représentation autonome des professionnels des métiers d’art auprès de l’État ».
9Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete s’intéressent au contraire à la réussite d’une mobilisation improbable en interrogeant la « carrière de victime » d’un agriculteur face à une multinationale dominant le marché des pesticides (Monsanto) en même temps que la carrière d’un problème devenu public assez récemment : celui des maladies du travail causées par l’utilisation des pesticides en agriculture. Cette étude de cas est stimulante parce qu’elle tient ensemble dans l’analyse les dimensions dispositionnelle, conjoncturelle et structurelle de la dénonciation de la déviance, tout en se reposant sur une littérature encore peu mobilisée en France (nouvelle sociologie politique des sciences). Ses auteurs prennent le parti d’interroger les ressources sur lesquelles Paul François, un agriculteur charentais, se repose pour se construire comme victime des pesticides. L’élaboration de ses cadres d’interprétation (« de l’intoxication à l’indignation ») est ainsi le produit d’un « concours de circonstances » qui le conduit du statut d’accidenté du travail à celui de victime. Ne pouvant « s’appuyer sur des cadres cognitifs préexistants pour se penser comme victime d’une intoxication aux pesticides », il est accompagné dans ce processus d’abord par son entourage proche puis, via diverses rencontres, par un toxicologue et un cabinet d’avocat qui ont participé à la publicisation du problème de l’amiante. Succède alors au travail proprement étiologique un travail politique et juridique contre la profession et un acteur dominant du marché des pesticides « dans des arènes qui favorisent la montée en généralité (tribunaux, médias) » et au sein desquelles il peut s’appuyer sur des entrepreneurs de cause reconnus pour transformer son action individuelle en cause collective et publique.
- 1 Elle repose en effet sur un ensemble de « ressources rarement réunies en milieu agricole ».
10L’analyse que proposent les auteurs de cette mobilisation improbable1 permet en outre de souligner la pertinence d’étudier les comportements économiques déviants au regard, d’une part, des ressources dont dispose chacun à l’échelle individuelle et collective et, d’autre part, du contexte qui facilite leur activation, leur actualisation ou leur démonétisation, démarche dont on peut regretter qu’elle ne soit pas davantage mise en place dans les autres contributions du numéro.
Notes
1 Elle repose en effet sur un ensemble de « ressources rarement réunies en milieu agricole ».
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Frédéric Nicolas, « Pauline Barraud de Lagerie et Marie Trespeuch (dir.), « Entreprises et Déviance » », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 janvier 2014, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13092 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.13092
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