Stéphanie Gaudet, Nathalie Burlone, Maurice Lévesque (dir.), Repenser la famille et ses transitions. Repenser les politiques publiques

Texte intégral
1Cet ouvrage collectif est issu d’un colloque organisé en 2010 à l’Université d’Ottawa par le Groupe de recherche sur les interactions, les parcours de vie et les choix sociaux (GRIPVESC). Face aux constats dressés par les tenants de la théorie de la déstandardisation selon laquelle les modes de vie dans les sociétés postindustrielles tendraient à se singulariser et les trajectoires individuelles à se diversifier depuis les années 1960, la présente publication cherche à remettre en question les effets réels des politiques publiques qui s’appuient sur des données statistiques et des catégories sociales telles que l’âge, le genre ou la classe sociale. Ce programme de recherche donne deux directions complémentaires aux contributions : une recherche fondamentale vise à « revisiter les représentations sociales de la famille qui influencent les décideurs politiques » ; ensuite, une volonté d’application cherche à « adapter les différents outils de politiques publiques et d’intervention sociale aux défis que posent la singularisation des modes de vie et la redéfinition des calendriers de vie ».
2Dans le chapitre introductif, Gaudet souligne les nécessités de cette révision à travers son analyse historique de la notion de « parcours de vie » dans les sciences sociales. Elle relève trois acceptions principales : le parcours de vie comme paradigme centré sur « la continuité et les changements au sein des parcours individuels », le parcours de vie comme script social, c’est-à-dire « le curriculum ou les scripts sociaux qui agissent comme injonctions symboliques, modes de socialisation, ou formes de contrôle social qui appellent à certaines façons d’être et de faire à certains âges de la vie », et enfin le parcours de vie comme parcours biographique, dont l’étude sociologique décèle « la dynamique des différentes trajectoires d’une vie humaine dans son contexte institutionnel ». Toutefois, selon Gaudet, chacune de ces approches est limitée par leur caractère individualiste. L’ouvrage présent vise à dépasser cette critique en analysant les parcours de vie familiaux. Trois concepts sont au cœur de la recherche ainsi redéfinie : la famille, les transitions et les politiques publiques.
- 1 Weber Florence, Le sang, le nom, le quotidien. Une sociologie de la parenté pratique, Paris, Aux li (...)
3Concernant la famille, les auteurs mobilisent une définition extensive inspirée des travaux de l’ethnologue française Florence Weber1 sur l’articulation entre les composantes biologiques, symboliques et pratiques qui relient enfants et adultes. Dans ce cadre théorique, l’intérêt pour les transitions familiales permet de mettre en avant les dimensions contingentes et diversifiées des cellules familiales des sociétés postindustrielles. En effet, l’analyse se concentre sur l’articulation entre les moments de changement dans les parcours individuels et familiaux et sur les différentes séquences de vie que ces changements entrainent. Si les transitions sont particulièrement visibles à la période de la jeunesse, elles peuvent intervenir à tout moment en raison d’une naissance, d’un décès, d’un changement de résidence ou de travail. Selon la thèse de la déstandardisation, ces transitions n’apparaissent plus à des moments prédéfinis mais varient de plus en plus au cours de la trajectoire familiale, posant de nouveaux enjeux aux politiques publiques qui cherchent à réglementer en matière familiale.
4Dans son article sur les instruments d’action publique, Burlone définit les politiques publiques comme « le choix des autorités publiques d’agir ou non pour répondre à un problème ou à une interrelation de problèmes ». Cette définition est appliquée dans le reste de l’ouvrage également. À travers une étude historique des politiques familiales construites à partir du paradigme de vie depuis les années 1950, il prône l’abandon de la catégorie d’âge dans l’intervention étatique car celle-ci ne permet plus aux programmes sociaux de s’ajuster aux changements connus par les familles canadiennes (baisse du taux de fécondité, évolution du rôle des femmes, diminution des finances familiales, etc.). Cette position critique vis-à-vis de l’inadéquation entre les politiques familiales actuelles et les modes de vie diversifiés de la population est le leitmotiv des études de cas, qui discutent chacune un instrument d’action publique particulier.
5Quatre types de transitions sont principalement discutés : les transitions conjugales, résidentielles, professionnelles et les transitions d’un état de santé à l’autre. L’article de Belleau et Vézina, tout d’abord, s’inscrit dans une réflexion sur la trajectoire conjugale. En questionnant le choix de se marier des Canadiens, ces auteurs revisitent la notion de « revenu familial » utilisée par de nombreuses politiques sociales. Ils soulignent que le cadre légal est peu mobilisé dans la décision de se marier, bien que cette disposition ait des conséquences financières importantes : le droit fiscal canadien applique des régimes de taxation distincts pour les couples mariés et les couples cohabitant. Dans un autre article, Tahon revient sur l’importance du choix parental. Son étude porte sur la législation existant en matière d’adoption pour les couples homosexuels, de procréation in vitro et de gestation. Toutefois derrière les différentes dispositions discutées, telles que la reconnaissance d’un père inconnu chez les enfants nés de mères célibataires ou la possibilité pour un enfant d’avoir deux mères, l’auteur souligne « une sorte de renaturalisation de la maternité ». Celle-ci serait inconsciemment perçue comme étant plus naturelle que la paternité, qui reste majoritairement une conséquence de la génitalité dans le droit canadien, à l’exception des cas d’adoption.
6Ensuite, la question de la mobilité est traitée. Veronis et Ray étudient l’impact de la migration sur les relations familiales. Le choix du lieu de résidence des familles immigrantes chinoises et franco-africaines est étudié en relation avec les politiques de services et d’éducation, à Godineau et à Ottawa. Les auteurs mettent en avant l’agentivité des immigrants dans le contexte institutionnel ainsi qu’une socialisation aux lieux. Selon eux, une cartographie de la région d’accueil serait réalisée sur la base des échanges au sein de groupes de migrants de même origine. Fortin discute également les choix résidentiels mais cette fois dans le cadre des dynamiques de périurbanisation. Pour elle, le rapport aux lieux des jeunes travailleurs canadiens qui s’installent en dehors du centre-ville s’enracine à la fois dans une expérience négative des centres urbains, vécue durant leurs études supérieures, et dans un sentiment d’appartenance vis-à-vis des quartiers périurbains où ils ont grandi. Selon l’auteur, ce nouveau mode de vie entraîne une série de questions politiques quant à la gestion des transports en commun et de l’espace résidentiel, notamment
7Ensuite, Widmer et Ritschard reviennent sur les notions de déstandardisation et de désinstitutionnalisation des trajectoires professionnelles. L’analyse démographique réalisée à partir d’une enquête suisse de 2002 concernant des individus âgés de 45 ans et plus permet de relativiser le postulat de la déstandardisation en raison d’une « différenciation sociale de la singularisation des parcours de vie ». Selon eux, le groupe le plus touché par la déstandardisation serait celui des femmes.
8Enfin, la question de la fin de vie et de son impact sur les membres d’une famille sont discutés par Castra. Il étudie le double statut de la famille du malade à la fois comme entité de soins nécessitant un suivi en raison des difficultés liées à l’expérience de la mort mais également comme l’un des acteurs de la prise en charge du malade. La réflexion sur le rôle de la famille durant la maladie est prolongée par Brajtman qui souligne le besoin de soutenir les proches dont l’implication auprès du malade peut devenir éprouvante. Pour pallier ces difficultés, un programme canadien de « prestations de compassion » offre une compensation financière aux parents qui renoncent temporairement à leur activité professionnelle afin d’assurer la prise en charge du malade. Cette nouvelle politique est toutefois perçue comme discriminante par Mitchell car elle ne s’applique qu’aux personnes ayant déjà un emploi rémunéré.
9Pour conclure, Andrew pose plusieurs « constats […] sur le rôle et la portée de la recherche sur les parcours de vie ». Le paradigme du parcours de vie permet de mieux comprendre les effets réels des interventions actuelles. L’auteur maintient la nécessité de baser les décisions publiques sur des données empiriques étudiées à travers le temps, la durée et l’espace. Dès lors, Andrew prône la reconnaissance « d’une “pluralisation limitées des trajectoires familiales” plutôt que […] une conception unilatérale du changement », notamment par la mise en place d’une gouvernance locale. Plus encore, le paradigme du parcours de vie doit servir de « cadre heuristique pour l’élaboration de politiques publiques » en aidant au choix des instruments d’action adéquats.
- 2 Vrancken Didier, Thomsin Laurence (dir.), Le social à l’épreuve des parcours de vie, Louvain-La-Neu (...)
10L’intérêt principal de la publication est de dépasser l’analyse des parcours de vie individuels en combinant ceux-ci au sein de systèmes familiaux plus étendus. Ainsi l’ouvrage ne défend pas tant un type de politiques qu’un cadre conceptuel permettant aux décideurs d’ajuster les moyens d’action aux objectifs préalablement définis. Toutefois, l’étude gagnerait sans doute à appliquer au paradigme des parcours de vie lui-même la réflexion proposée par Nathalie Burlone quant aux idéologies qui sous-tendent les outils d’action. Ainsi, en questionnant les transformations de l’état social en Europe, un ouvrage dirigé par Vrancken et Thomsin2 a souligné la logique néolibérale présente dans les discours politiques sur les parcours de vie. Une telle réflexion sur les mutations de l’aide sociale destinée aux familles canadiennes permettrait sans doute de mieux distinguer le parcours de vie comme catégorie analytique et comme principe d’action publique.
Notes
1 Weber Florence, Le sang, le nom, le quotidien. Une sociologie de la parenté pratique, Paris, Aux lieux d’être, 2005.
2 Vrancken Didier, Thomsin Laurence (dir.), Le social à l’épreuve des parcours de vie, Louvain-La-Neuve, Academia Bruylant, 2008.
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Référence électronique
Marie Schnitzler, « Stéphanie Gaudet, Nathalie Burlone, Maurice Lévesque (dir.), Repenser la famille et ses transitions. Repenser les politiques publiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 décembre 2013, consulté le 23 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13000 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.13000
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