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Quelle Algérie ?

À propos de : Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l'Algérie à la période coloniale 1830-1962, Paris - Alger, La Découverte, Barzakh, 2012.
Augustin Jomier
Histoire de l'Algérie à la période coloniale 1830-1962
Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l'Algérie à la période coloniale 1830-1962, Paris - Alger, La Découverte, Barzakh, 2012, 717 p., ISBN : 978-2-7071-7326-3.
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Texte intégral

  • 1 Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 1, Conquête et colonisation, 1827-1 (...)

1Le besoin d’une « vaste fresque synthétique » sur l’histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962) se faisait sentir, aucun ouvrage de synthèse n’ayant véritablement remplacé ceux publiés en 1964 par Charles-André Julien et Charles-Robert Ageron1. Les éditions de La Découverte et Barzakh ont saisi l’opportunité des célébrations du cinquantenaire de l’indépendance algérienne pour publier ce collectif qui fera date. L’ensemble est massif : 700 pages rédigées par 79 contributeurs. Les quatre historiens algériens et français qui ont coordonné l'ouvrage l'ont organisé en quatre parties chronologiques, chacune subdivisées en cinq sections. Après un premier long chapitre de synthèse, signé par les directeurs du livre, suivent ainsi quatre autres rubriques (politique, puis « lieux et espaces, « acteurs » et « contextes »), résumés par des spécialistes de leur propre sujet de recherche. Elaborée ainsi, l’architecture de l’ouvrage est très lisible. Le livre est construit autour des séparations et des interactions entre colonisateurs et colonisés, dont il cherche à faire entendre alternativement les voix. Les termes du rapport de domination sont clairement posés et, en même temps, complexifiés par la présentation des échanges à l’œuvre de part et d’autre de la « frontière coloniale ».

2Envisagée dans son ensemble, l’Histoire de l’Algérie constitue un excellent manuel et état des lieux : Sylvie Thénault et Ouanessa Siari Tengour signent d’efficaces chapitres de synthèses aux problématiques renouvelées. Les chronologies, les cartes et l’index en font un outil de travail très maniable. Ajouter à cela des chapitres brefs, clairs et utiles, notamment pour qui prépare un cours : « Le bilan démographique de la conquête de l’Algérie (1830-1880) » de Kamel Kateb ; « La dépossession foncière et la paupérisation de la paysannerie algérienne » par André Nouschi ; « Le ‘‘code de l’indigénat’’ » de Sylvie Thénault ; « L’Algérie coloniale ou la confrontation inaugurale de la laïcité avec l’islam » par Raberh Achi et « L’invention de l’“indigène’’, Français non citoyen », de Laure Blévis.

  • 2 Raphaëlle Branche, L’embuscade de Palestro : Algérie 1956, Paris, Armand Colin, 2010.

3Un système de renvois ouvre de multiples entrées pour qui voudrait poursuivre à son rythme la lecture et éprouver le plaisir suscité par certaines pages, notamment les suggestifs portraits de Ferhat Abbas par Malika Rahal (p. 443-446) et de l’Emir Khaled par Gilbert Meynier (p. 439-442). Le choix du lecteur pourra aussi se porter sur les beaux et sensibles articles consacrés à Fadhma N’Soumeur par Zineb Ali-Benali, (p. 137-141), ou à la révolte de Margueritte par Christian Phéline. Saluons enfin la présence de propositions épistémologiques stimulantes, comme la réflexion sur les temporalités à l’œuvre dans l’embuscade de Palestro2 (18 mai 1956), par Raphaëlle Branche (p. 514-518) et la lumineuse relecture de 1830 par Jocelyne Dakhlia (p. 142-149) : son invitation à redécouvrir « la trame d’une interconnaissance (…) comme terreau de 1830 (…) sans concession molle à la thématique de la rencontre » emporte la conviction.

  • 3 C’est-à-dire la recherche rétrospective de réformes qui auraient pu transformer les institutions co (...)
  • 4 Cf. Claire Marynower, Être socialiste dans l’Algérie coloniale. Pratiques, cultures et identités d’ (...)

4Du grand nombre de contributions résulte un foisonnement, parfois difficile à maîtriser, dans lequel coexistent des paradigmes contradictoires, tels des visions nominalistes des appartenances nationales ou régionales (cf. par ex., « Abdelhamid Ben Badis et l’Association des oulémas, par James McDougall, ou « La Kabylie entre 1839 et 1871 », de Tassadit Yacine) à côté d’approches plus essentialistes de la nation (notamment p. 419-421 ; 428-431 ; 446-450). Cette polyphonie est heureuse pour un ouvrage de vulgarisation, mais le discours sur la construction de la nation vire à la téléologie et aux assertions non fondées dans les pages consacrées au pétrole saharien dans la guerre d’Algérie (p. 553-557). Dans ce paysage historiographique renouvelé, la trame des « occasions manquées »3, si présente chez Julien et Ageron, apparaît comme la survivance accidentelle (p. 131-134 ; p. 249-255) d’un mythe historiographique4.

5Par-delà ces survivances et ces cadres d’analyses divergents, l’Histoire de l’Algérie à la période coloniale affiche et remplit l’ambition de rendre compte « des travaux les plus récents » (p. 8) d’une histoire « frottée aux concepts et méthodes de la nouvelle historiographie de la colonisation et des empires » (p. 10). Cette note critique sera donc l’occasion de discuter l’état, les succès et les limites du champ scientifique au moment du lancement du projet en 2009-2010.

Une nouvelle histoire impériale et coloniale de l’Algérie

  • 5 Et sur lequel deux ouvrages récemment parus font le point : Isabelle Surun (dir.), Les sociétés col (...)

6Cette synthèse de l’histoire de l’Algérie se veut « désenclavée » (p. 10) à deux titres. D’une part, parce qu’elle relie l’histoire de l’Algérie coloniale à celle du reste de l’Empire français. D’autre part, au plan des problématiques et des méthodes, en ce qu’elle est irriguée par le renouvellement des études impériales et coloniales durant les deux dernières décennies5.

Un désenclavement partiel

7Le désenclavement du cadre d’analyse de la situation algérienne par la prise en compte de l’Empire français est une réussite, mais c’est un désenclavement partiel. En effet, Emmanuelle Sibeud (p. 310-315) interroge bien la place de l’Algérie dans un empire colonial français « manquant de consistance » en 1918. Avant elle, Jennifer Sessions esquisse une comparaison du peuplement européen d’Algérie avec celui d’autres espaces de colonisation (p. 64-70) et Daniel Rivet celle des modes de domination dans les trois possessions françaises d’Afrique du Nord. Cette dimension impériale est aussi largement envisagée dans son versant métropolitain, notamment dans les chapitres concernant l’engagement algérien dans les conflits mondiaux et la sous-partie consacrée avec succès à l’étude politique et sociale de « la métropole [comme] un espace en guerre », p. 576-605.

  • 6 Ghislaine Lydon, On Trans-Saharan Trails, Cambridge, Cambridge University Press, 2000 ; Benjamin C. (...)

8L’insertion de l’Algérie dans d’autres échelles d’études pourtant bien légitimes comme le Maghreb, l’espace post-ottoman ou le monde arabe demeure cependant incertaine. Il y a bien des tentatives de mise en situation, mais elles se présentent plutôt comme des toiles de fond et l’Algérie, sa société et sa culture ne sont pas véritablement interrogées à l’aune de contextes régionaux dans lesquels elles sont pourtant ancrées. La Méditerranée et l’Empire ottoman forment certes un cadre d’analyse convaincant de la conquête algérienne (p. 52-53). Les pages de Mohamed Brahim Salhi (p. 103-109) et Kamel Kateb (p. 244-249), prennent en compte – un peu trop rapidement – la profondeur des relations entre les territoires algériens et l’espace maghrébin, notamment à travers sa fonction de refuge. Mais le caractère incomplet de ce désenclavement est manifeste en ce qui concerne le Sahara, dont la conquête est narrée (p. 265-269) sans que soit intégrée une historiographie récente et pour partie transnationale6. Des comparaisons avec d’autres empires coloniaux, notamment les colonies de peuplement, auraient sans doute apporté d’intéressants éclairages. Cette difficulté à désenclaver véritablement l’Algérie en l’insérant dans des échelles extra-coloniales, principalement l’ensemble régional du monde arabo-musulman, rejoint la difficulté d’un champ entier à sortir de problématiques coloniales, assurément désormais maîtrisées et renouvelées.

Les colonial studies appliquées au cas algérien

9Plus que spatial, le désenclavement est historiographique : l’Histoire de l’Algérie est le fruit des transformations récentes des études coloniales. D’excellentes pages en témoignent, comme celles consacrées à l’Etat colonial, aux outils et aux limites de son emprise ; d’autres font toute leur place à une approche spatiale (p. 110-114) et culturelle des empires (p. 261-264). La fécondité des renouvellements à l’œuvre peut être appréhendée à travers quelques thématiques qui constituent autant de fils rouges dans cette lecture.

  • 7 Cf. Hélène Blais, Claire Fredj et Emmanuelle Saada (dir.), « Introduction. Un long moment colonial  (...)

10Tout d’abord, dans le sillage de publications récentes7, de nouvelles périodisations émergent. Des travaux sur le XIXsiècle émergent, qui dépassent la question des actions de résistance et des soulèvements armés contre la colonisation et s’intéressent au temps long de la colonisation. Ils donnent à voir la complexité du phénomène colonial dans les premières décennies de l’occupation et son impact profond. Hélène Blais, par un bref détour contrefactuel, laisse entendre les débats de 1830, alors que « les Français se trouv [ent] confrontés à l’idée même de colonisation, qu’ils sav [ent] ne pas pouvoir répliquer, au moins formellement, sur un modèle ancien ». Ce retour sur les premières décennies de l’occupation française permet aussi à Jennifer Sessions de revenir sur la construction d’une colonie européenne en Algérie par des migrations libres et assistées et sur son hétérogénéité.

11C’est durant ces mêmes décennies que l’Etat colonial prend forme, par un processus plein d’aléas. Objets de prédilection des études coloniales et impériales, l’État, ses agents, leurs politiques et leurs pratiques sont passés au peigne fin, notamment dans les deux sous-parties « conquérir et coloniser » (p. 52-88) et « l’ordre colonial en Algérie française » (p. 189-234). La domination coloniale et ses outils sont interrogés, le recours à l’arbitraire et aux civils étant souvent le seul recours d’une autorité contestée (p. 200-205 ; 249-255 ; 375-380, 502-507).

  • 8 Allan Christelow, Muslim Law Courts and the French Colonial State in Algeria, Princeton, Princeton (...)

12Le droit, un des principaux instruments de construction de la situation coloniale, se voit ici octroyer une place importante, à travers l’analyse des outils juridiques et administratifs de la spoliation coloniale, présentés par Isabelle Grangaud (p. 70-75) et Didier Guignard (p. 76-81). Outil de la dépossession, le droit est aussi fondamental dans la catégorisation des populations dans la société coloniale. Laure Blévis l’expose avec une grande clarté (p. 212-218), explorant l’invention de l’indigène et mettant en évidence le rôle du décret Crémieux, « fondamental pour définir ce qu’est un ‘‘indigène algérien’’ ». Elle déroule ce fil en revenant sur le statut civique des Algériens dans l’entre-deux-guerres et sa discussion (p. 352-358). Elle démontre ainsi comment l’incompatibilité posée en « Algérie française » entre citoyenneté française et statut personnel religieux fut le nœud de l’échec de bien des tentatives de réforme. Outils majeurs de ces distinctions, aussi bien générateurs que révélateurs de la complexité de la société colonisée, les statuts personnels et les juridictions afférentes ne sont malheureusement qu’effleurés dans une étude « des juristes au service de la colonisation » (p. 289-292). Le grand impact de ces juridictions coloniales sur les identifications et les traditions juridiques, endogènes comme françaises, aurait justifié un traitement plus approfondi d’une voie qu’Allan Christelow a emprunté il y a déjà plusieurs décennies8.

13Les savoirs développés en situation coloniale ont aussi constitué, à travers « l’inventaire colonial », un outil de classification des populations. Appréhendée pour l’essentiel dans la période 1880-1919, l’étude des savoirs constitue un véritable fil d’Ariane : botanique (p. 120-123), ethnographie (p. 224-228 et 422-425), géographie (p. 274-277), orientalisme (p. 282-285), médecine (p. 286-289), droit (p. 289-292) sont autant de disciplines interrogées pour « écrire une histoire des sciences en contexte, qui prenne en compte la variabilité des situations coloniales dans le temps et dans l’espace, et qui interroge la production et la circulation des savoirs à travers la multiplicité des acteurs qui y avaient pris part. (p. 275) » L’Algérie coloniale est au cœur du renouvellement en France des études sur les sciences coloniales et l’orientalisme savant.

Violences et sorties de guerre

  • 9 Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, « Coloniser Exterminer : de vérités bonnes à dire à l’art d (...)

14Rendre justice aux renouvellements historiographiques sur l’Algérie c’était aussi rendre compte du grand essor des recherches sur la guerre d’indépendance algérienne depuis deux décennies. Le pari est ici relevé. Les articles signés par Jean-Pierre Peyroulou (p. 502-507), Raphaëlle Branche (p. 514-519), François-Xavier Hautreux (p. 519-526) et Denis Leroux (p. 526-532) font la synthèse de travaux récents ou en cours. L’étude de la sortie de guerre, de ses conséquences politiques intérieures en Algérie – notamment par la progressive « déperdition du politique » au sein du FLN – mais aussi dans la politique internationale, est tout à fait novatrice (p. 547-552 ; 606-609 ; 657-664). Le caractère absolu de la rupture de 1962 est par ailleurs remis en question dans les chapitres sur « la loi du 26 décembre 1961 » (p. 564-569), ou encore sur « la transition administrative de l’Algérie coloniale à l’Algérie indépendante » (p. 570-575). L’ensemble de ces contributions fournit une lecture politique et sociale très précise des événements. Elles contrastent en cela avec l’article consacré aux « violences de la conquête » (années 1830-1840), dans lequel le manque de contextualisation des citations compilées laisse l’impression d’une enquête à charge. Certains des reproches méthodologiques faits en 2005 à Olivier Le Cour-Grandmaison pourraient lui être adressés9.

Au-delà de l’interaction coloniale

  • 10 Jean-François Bayart, « Les études postcoloniales, une invention politique de la tradition ? », Soc (...)

15Le titre de l’ouvrage fixait l’objectif d’écrire une histoire de l’Algérie « à l’époque » coloniale. Il n’est cependant pas pleinement atteint : les spatialités autres que franco-algériennes et les historicités anté-coloniales sont largement ignorées, comme tout ce qui n’existe pas ou très peu par interaction avec le fait colonial. L’ouvrage demeure enfermé dans l’interaction coloniale, réduisant par là même l’historicité de la société colonisée à cette interaction avec l’Etat colonial, pour paraphraser Jean-François Bayart10.

Contre la tabula rasa coloniale

16L’histoire coloniale procède par oblitération des périodes antérieures et de leurs legs, c’est en tout cas le constat qui s’impose à la lecture de cet ouvrage. Jocelyne Dakhlia, relève que « le rapport colonial en lui-même ne s’autojustifie que dans et par une altérité forte, voire radicale, posée comme un préalable » (p. 147). L’historiographie coloniale, sans toujours le vouloir, reconduit cette « altérisation » coloniale : elle tend à omettre les historiographies, objets et sources qui renvoient à autre chose qu’elle-même. Des phénomènes anciens et structurants du Maghreb moderne qui parfois persistent durant la colonisation sont ainsi oblitérés : quid de la traite et de l’esclavage ? Quid de l’expérience coloniale espagnole ?

17Le chapitre très suggestif d’Omar Carlier sur le café maure (p. 412-415) est une démonstration éloquente de ce que pourrait être une histoire rendant justice à des historicités hybrides. Le café maure « induit l’inculturation à la modernité [coloniale], favorise l’appropriation de ses pratiques et de ses normes » mais il est également issu de « la modernité ottomane » (p. 412). Le propos convainc mais demeure, ramené à l’échelle du livre, isolé.

18D’autres formes de « modernités endogènes » brièvement évoquées gagneraient à être creusées afin de ne pas envisager uniquement l’Algérie dans son rapport à la France : « La résistance d’Hadj Ahmed Bey », de Fatima Zohra Guechi, laisse deviner l’intérêt et la complexité d’une trajectoire sociale et politique ancrée dans une modernité arabe et ottomane. Autre dirigeant et résistant des premières décennies, Abdelkader : son expérience égyptienne et sa volonté de construire un appareil politique et administratif à même de résister à la France sont évoquées (p. 28). N’y aurait-il pas là matière à entamer une réflexion sur la variété des modernités à l’œuvre au Maghreb ? De la même façon, la réflexion menée par Isabelle Grangaud sur les archives en arabe et la question du bilinguisme administratif est fondamentale, mais unique. Pourtant, durant toute la période coloniale, les mahkama (tribunaux), malékites, hanéfites et ibadites, ont fonctionné en arabe.

  • 11 André Raymond, Tunis sous les Mouradites : la ville et ses habitants au XVIIe siècle, Tunis, Cérès, (...)
  • 12 Cf. Abdeljelil Temimi, Le Beylik de Constantine et Hādj Ahmed Bey (1830-1837), Tunis, Publications (...)

19Cet oubli de la période antérieure est d’autant plus regrettable qu’il contribuerait à enrichir certaines analyses. Ainsi, la fixation de l’Oued Serrat comme frontière entre les provinces de Tunis et d’Alger dès 1614, confirmée par un traité en 162811, permet de relativiser la nouveauté du tracé linéaire de frontières au Maghreb par la France (p. 111). L’analyse d’une pétition de notables constantinois de 1887 (p. 238) pourrait s’appuyer sur celle que des notables de la même ville adressent au parlement britannique dès 183412. Quant à « l’exode algérien en terre d’islam » (p. 244-249), il gagnerait à être inscrit dans les migrations religieuses ou commerçantes issues des périodes antérieures. Les 1200 familles du Mzab installées en Tunisie en 1874 (p. 246) le sont avant la conquête de leur région d’origine par la France en 1882 : toute migration n’est donc peut-être pas politique.

20L’oubli des phénomènes ancrés dans les périodes antérieures peut expliquer la difficulté à écrire une histoire prenant en compte les Algériens, mais là n’est pas tout. Une des forces de cette historiographie réside dans ses analyses politiques, mais à envisager systématiquement les objets sous l’angle politique et donc du rapport à l’Etat colonial, elle passe à côté des multiples épaisseurs des champs sociaux et culturels algériens, qui échappent dans une certaine mesure à l’interaction coloniale.

L’ombre portée du politique

21Si l’histoire de l’Algérie à la période coloniale peine à envisager les objets hors de leur interaction avec le fait colonial, c’est principalement car elle se focalise sur le politique. Cette focalisation se comprend dans le contexte d’une historiographie née de la décolonisation et alimentée périodiquement par des questions mémorielles hautement politiques. Force aussi est de reconnaître les réussites de cette historiographie et sa capacité à faire émerger des questionnements politiques des phénomènes culturels et sociaux fondamentaux. L’histoire de l’Algérie à la période coloniale en fait la démonstration éloquente. De beaux chapitres consacrent les renouvellements à l’œuvre dans l’étude des mobilisations partisanes : l’émergence du militantisme partisan à travers l’expérience des « Jeunes Algériens » (p. 238-243) puis, dans la troisième partie, les trois articles sur les partis et les figures partisanes de l’Entre-Deux-guerres (p. 393-404) et, enfin, celui consacré à Ferhat Abbas (p. 443-446) montrent la structuration, l’élargissement progressif et la complexité du champ politique algérien.

22L’action de l’AOMA, l’Association des Oulémas Musulmans Algériens (p. 387-392 ; 206-212) et la « transformation de l’intérieur de la société algérienne en matière de croyances et de pratiques religieuses » (p. 391, James McDougall) sont évoquées, tout comme la compétition qu’elle suscite en matière d’autorité religieuse, compétition que l’on retrouve aussi dans la Kabylie de 1871 (p. 104). Le jeu de conformité et d’écart à la norme de la notabilité religieuse dans le parcours de Ben Badis est à cet égard passionnant (p. 389), mais la focalisation sur le politique – qui est peut-être un effet de sources – a pour corollaire d’occulter les transformations culturelles et sociales à l’œuvre dans la société algérienne, parfois masquées par des formules culturalistes (p. 334 ; p. 534). Ainsi de la question de l’arabisation, fondamentale dans la période coloniale, abordée essentiellement sous l’angle politico-administratif (p. 405-408). Mais que dire de ce qui n’est pas réductible au politique, de ce qui n’est peut-être pas touché, ou peu, par le rapport colonial ? La figure de l’Emir Khaled (p. 439-442) semble pourtant suggérer l’importance de ces changements. Si ce « produit de la logique des blocages coloniaux » s’adresse aux Algériens « en pédagogue de l’identité », proposant une nouvelle offre politique, n’est-ce pas aussi le signe de l’évolution profonde des référents culturels collectifs et des horizons d’attente des Algériens ?

23La remarque faite – un peu abusivement – à propos de l’ethnographie coloniale qui jugerait toujours « fondamentalement politiques » les comportements religieux (p. 226) peut ainsi être adressée à ce collectif. Il est dommage de n’aborder les confréries que par le biais des représentations et de la question déjà bien connue de l’omniprésence des « intérêts de l’empire » (p. 124) dans la construction coloniale du savoir ethnographique (p. 224-228).

  • 13 Cf. le chapitre consacré aux réformismes musulmans dans Sabrina Mervin, Histoire de l’islam : fonde (...)
  • 14 Cette vulgate des « pères fondateurs » a été transmise dans l’historiographie francophone par Ali M (...)

24La difficulté vient peut-être aussi du manque de connaissance de l’historiographie produite sur l’islam et le monde arabe13, et qui mène certains historiens à reconduire des idées abandonnées par ailleurs : renaissance (nahda) et réforme (islah) sont opposées, tout comme soufisme et réforme, alors que ces deux oppositions sont remises en cause depuis longtemps déjà. Le récit qui fait de la réforme une idée nécessairement venue d’Egypte, où elle aurait été inventée et promue par Jamal al-Din al-Afghani, Muhammad Abduh et Rachid Rida, est toujours véhiculé (sauf par James McDougall), le chaînon de son acculturation à l’Algérie étant Ben Badis. Cette vision diffusionniste tend pourtant à reproduire sans recul un type de discours d’autolégitimation qui a été produit par les acteurs du réformisme14.

25Et pourtant, les auteurs sont en quête d’une « Algérie algérienne », que souvent ils évoquent, par exemple en recherchant ses origines (« les débuts »), ou « l’essor » (p. 319-346). Ces questions ne pourront être résolues qu’en écho aux discours des acteurs, en cessant de considérer que les Algériens n’ont existé durant la « longue nuit coloniale » que dans la position de résistant ou de victime, toujours dans une interaction avec le colonial. C’est aussi à la recherche d’une vie sociale autre qu’il faut se mettre. Les sources existent et sont exploitées par certains historiens, notamment de langue arabe, mais leurs travaux sont peu diffusés. Ceci reste peu visible dans L’histoire de l’Algérie, hormis certaines contributions qui présentent, en les mettant malheureusement peu en perspective, de riches documents sur le chant « arabo-andalou » (p. 419-422), ou la littérature algérienne de langue arabe (p. 620-624). Que dire des fonds des mahkama, des fonds privés des nombreuses institutions religieuses qui parsèment l’Algérie, des archives des familles et des associations, ou encore de la mémoire, parfois publiée, de la période coloniale ?

26L’histoire de l’Algérie à la période coloniale ambitionne de dépasser la « bipolarité franco-algérienne ». Par sa direction et son édition binationales, les multiples origines des contributeurs et le dialogue de divers cadres historiographiques, elle y parvient et constitue à bien des égards une grande réussite. Pour mener pleinement l’« exercice de reconnaissance réciproque » appelé en introduction, les prochains travaux d’historiens seront amenés à aller plus loin, en faisant pour cela un pas de côté, s’engageant dans des sentiers où l’interaction coloniale et les problématiques qui lui font cortège ne s’aventurent pas, ou peu.

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Notes

1 Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 1, Conquête et colonisation, 1827-1871, Paris, P.U.F., 1964 ; Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie à la période contemporaine, tome 2, 1871-1954, Paris, P.U.F., 1964.

2 Raphaëlle Branche, L’embuscade de Palestro : Algérie 1956, Paris, Armand Colin, 2010.

3 C’est-à-dire la recherche rétrospective de réformes qui auraient pu transformer les institutions coloniales en système moins inégalitaire, maintenir la présence française et éviter la guerre d’indépendance.

4 Cf. Claire Marynower, Être socialiste dans l’Algérie coloniale. Pratiques, cultures et identités d’un milieu partisan dans le département d’Oran, 1919-1939, Thèse de doctorat, IEP, Paris, décembre 2013, p. 825-829.

5 Et sur lequel deux ouvrages récemment parus font le point : Isabelle Surun (dir.), Les sociétés coloniales à l’âge des Empires : 1850-1960, Neuilly, Atlande, 2012 ; Pierre Singaravelou (dir.), Les empires coloniaux, XIXe - XXe siècle, Paris, Seuil, 2013.

6 Ghislaine Lydon, On Trans-Saharan Trails, Cambridge, Cambridge University Press, 2000 ; Benjamin C. Brower, A desert named peace : the violence of France’s empire in the Algerian Sahara, 1844-1902, New York, Columbia University Press, 2009 ; Judith Scheele, « Traders, Saints, and Irrigation : Reflections on Saharan Connectivity », The Journal of African History, 51-03, 2010, p. 281-300 ; J. Scheele, Smugglers and saints of the Sahara : regional connectivity in the twentieth century, New York, Cambridge University Press, 2012 ; Judith Scheele, « Circulations marchandes au Sahara : entre licite et illicite », Hérodote, 142-3, 1er septembre 2011, p. 143-162 ; Jacques Frémeaux, Le Sahara et la France, Saint-Cloud, SOTECA, 2010 ; James McDougall et Judith Scheele (dir.), Saharan frontiers : space and mobility in Northwest Africa, Bloomington, Indiana University Press, 2012 ; Hélène Blais, L’Algérie mise en cartes, 1830-1930. Constructions territoriales en situation coloniale, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, Paris, 2012.

7 Cf. Hélène Blais, Claire Fredj et Emmanuelle Saada (dir.), « Introduction. Un long moment colonial : pour une histoire de l’Algérie au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, 41, 2010, p. 7-24.

8 Allan Christelow, Muslim Law Courts and the French Colonial State in Algeria, Princeton, Princeton University Press, 1985.

9 Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, « Coloniser Exterminer : de vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique », Esprit, 320, décembre 2005, p. 162-177.

10 Jean-François Bayart, « Les études postcoloniales, une invention politique de la tradition ? », Sociétés politiques comparées, 14, avril 2009.

11 André Raymond, Tunis sous les Mouradites : la ville et ses habitants au XVIIe siècle, Tunis, Cérès, 2006. André Raymond, évoque le conflit frontalier opposant Tunis et Alger au début du XVIIsiècle et aboutissant à « la définition d’une frontière claire entre les deux Régences ».

12 Cf. Abdeljelil Temimi, Le Beylik de Constantine et Hādj Ahmed Bey (1830-1837), Tunis, Publications de la RHM, 1978.

13 Cf. le chapitre consacré aux réformismes musulmans dans Sabrina Mervin, Histoire de l’islam : fondements et doctrines, Paris, Flammarion, 2010.

14 Cette vulgate des « pères fondateurs » a été transmise dans l’historiographie francophone par Ali Merad, lui-même membre de l’AOMA. Cf. Ali Merad, Le Réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940 : Essai d’histoire religieuse et sociale, Paris, Mouton et Cie, 1967.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Augustin Jomier, « Quelle Algérie ? », Lectures [En ligne], Les notes critiques, mis en ligne le 12 décembre 2013, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12995 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12995

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Rédacteur

Augustin Jomier

Doctorant en histoire à l’Université du Maine et pensionnaire de la Fondation Thiers-CNRS, Augustin Jomier est agrégé d’histoire et enseigne à l’Université Paris-Est Créteil. Ses recherches, à l’interface entre histoire religieuse et sociale, portent sur le réformisme musulman dans l’Algérie colonisée

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