Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2013Michel Wieviorka, L'impératif num...

Michel Wieviorka, L'impératif numérique ou La nouvelle ère des sciences humaines et sociales ?

Jean-François Blanchard
L'impératif numérique ou La nouvelle ère des sciences humaines et sociales ?
Michel Wieviorka, L'impératif numérique ou La nouvelle ère des sciences humaines et sociales ?, Paris, CNRS, 2013, 64 p., ISBN : 978-2-271-07981-7.
Haut de page

Texte intégral

1La montée en puissance, depuis une trentaine d’années, du numérique et des configurations sociotechniques associées, a entraîné une véritable mutation culturelle. Ce changement radical transforme notre relation cognitive au monde et pourrait constituer un tournant anthropologique mettant en question les sciences humaines et sociales (SHS) et ses acteurs. Face à l’impératif numérique – selon le titre de ce manifeste d’une soixantaine de pages – Michel Wieviorka invite, de façon pressante, le lecteur à ne pas abandonner le domaine à des spécialistes et à prendre la mesure des enjeux qui sont vitaux pour les SHS . Utiliser les ressources numériques, intégrer le numérique dans les méthodes de travail et les objets d’étude constituerait une première avancée vers une appropriation du changement. Ensuite, en tenant la Toile comme une donnée contemporaine, viser l’objectif d’une nouvelle économie scientifique où les SHS auraient leur place légitime dans la Cité.

2L’outil numérique est à l’origine de larges bouleversements dans notre perception et notre compréhension du monde, tout comme nos conditions de travail et de vie. Le rôle du chercheur ne peut se cantonner à en faire le bilan ou – de sa position d’intellectuel – à tenir une position critique dogmatique. Certains métiers, tels ceux de la documentation et de la bibliothèque, ont connu des transformations radicales. Le chercheur en sciences humaines et sociales ne doit-il pas, lui-aussi, s’ouvrir au monde numérique pour l’assimiler et l’intégrer ?

3Des travaux, dans le courant des digital studies, explorent les formes numériques de production et de transmission des savoirs et montrent des orientations d’avenir. En témoignent les investigations sur les évolutions de l’objet « livre » placé au centre d’activités participatives en ligne et en réseau. D’autres préfigurations collaboratives sont apparues avec l’enrichissement des corpus de données et les modalités souples de communication en ligne sur les travaux en cours ou aboutis.

4Dans une autre perspective, plus ancienne, celle de la Société en réseau décrite par Manuel Castells, se dessine le paradigme d’une société globale complexe. La polarisation de l’histoire – et des sciences humaines – sur l’échelon national se trouve dépassée par des niveaux d’histoire à l’échelle de l’individu, du groupe, du monde. Le numérique offre aux sciences humaines une masse de données et de faits saisis à tous ces niveaux. Déjà, en recherche génétique, grâce à la puissance de calcul des ordinateurs, la médecine acquiert, au bout du compte, une visée prédictive sur un plan individuel. Les bases de données croissent exponentiellement, elles permettent, tout à la fois, de connaître les phénomènes sociaux d’ensemble et d’inscrire la recherche dans la logique de l’individualité. Cette accumulation de données – le big data – n’est pas ipso facto un gage de qualité si la méthodologie de définition, de collecte et d’exploitation n’en a pas été élaborée. De plus, la protection de ces informations convoitées pour leur valeur marchande ou stratégique constitue un enjeu en termes de démocratie et de libertés.

5Les SHS offrent des outils permettant l’analyse de ces évolutions, mais elles entrent aussi dans l’objet même de cette recherche. Nées en Occident à la fin du xixe siècle dans un contexte hégémonique, elles ont vocation à connaître une refondation à l’échelle planétaire. L’impératif numérique doit nous stimuler et nous éclairer pour engager ce travail réflexif.

6Les prémices de ce renouveau des SHS trouvent une illustration dans le Web 2.0 et les formes collaboratives étendues qu’il permet. Michel Wieviorka cite des exemples dans les champs de la politique, de l’histoire et de la littérature. Ceux-ci mettent en relief tout à la fois l’accessibilité en termes de participation, la densité et le détail des informations, ainsi que la puissance de traitement disponible. Le manifeste des Humanités Digitales1 adopté en 2010 fonde une communauté internationale de chercheurs partageant des principes axiologiques de libre accès aux données et de démocratie.

7Au-delà de l’aspect instrumental et de l’utilisation de nouvelles ressources, la Toile est aussi un objet d’étude. Michel Wieviorka nous livre quatre exemples du renouvellement des pratiques de recherches abordant le champ des études sur les réseaux sociaux – Social network studies. Le premier s’intéresse à l’ensemble des vidéos postées par les protagonistes dans les jours qui ont précédé les drames des school shooting dans des institutions scolaires américaines. Ensuite, A. Casilli et P. Tubara ont expérimenté une sociologie just in line pendant les émeutes urbaines de 2011 au Royaume Uni. L’originalité de ce travail est d’avoir suivi l’impact des réseaux sociaux sur les mouvements de foule. La présentation par P. Mounier d’une expérience dans laquelle un étudiant en cinéma poste des vidéos en ligne pour permettre aux internautes de vérifier ses hypothèses sur la manipulation des spectateurs est également une innovation sur le plan de la recherche. Enfin, quatrième exemple, la recherche pilotée par I. Diminescu pour produire un atlas des diasporas de migrants dans le monde a apporté un regard nouveau sur un phénomène global. Cette recherche n’aurait pu être réalisée sans les collaborations en ligne de nombreux chercheurs disséminés dans le monde. Michel Wieviorka souligne la valeur innovante de ces travaux et leur potentiel heuristique, tout en rappelant leurs liens avec une démarche scientifique classique, laquelle pourrait être, à son avis, davantage mobilisée pour approfondir l’analyse. Ajoutons qu’il faut se montrer circonspect devant l’illusion d’objectivité produite par la représentation graphique de réseaux de liens numériques dans le cadre de tels travaux, en particulier la représentation des diasporas.

8Promouvoir une nouvelle économie scientifique suppose des changements à plusieurs niveaux, et les obstacles et réticences sont à la mesure de cette ambition, notamment l’organisation et la structuration de la recherche. Les membres des jeunes équipes engagées dans le domaine du numérique en sciences sociales peinent à y trouver leur place et, devant l’incompréhension et l’immobilisme, iront vers d’autres opportunités à l’étranger, ou s’orienteront vers de formes de recherches de type marketing. Les USA ont pris l’initiative de créer de grands centres ouverts de recherche pluridisciplinaire susceptibles d’accueillir des ressources intellectuelles constituées en réseau autour de projets (cf. l’initiative2 de la Modern Language Association). En France, les structures dans le cadre d’Huma-Num3 vont dans ce sens. De tels centres placés sous l’autorité d’un chercheur en SHS fédéreraient des équipes réunissant les différentes compétences nécessaires.

9Un grave conflit existe autour des données – capitalisées ou exploitées en temps réel dans des dispositifs d’écoute. Leur captation dans des systèmes propriétaires, leur marchandisation, leur divulgation et leur préemption pour exercer la répression constituent des menaces qui sont déjà à notre porte. Devant la complexité des modalités d’une régulation des acteurs (États, multinationales du numérique, usagers), et compte tenu du positionnement géographique des infrastructures (USA principalement), une investigation scientifique est indispensable. Les SHS ont toute légitimité à y participer. Dans ce contexte, le chercheur en SHS devient un professionnel apportant des connaissances susceptibles d’éclairer le débat public et d’inspirer la décision politique.

10Le message de Michel Wieviorka est clair et le lecteur ne pourra qu’y souscrire. L’auteur souligne le risque d’une sociologie artefactuelle – hors sol – que ne serait bâtie que sur des données techniques. Or, le terrain, même difficilement accessible, reste le fondement de la recherche en SHS. Enfin, la dimension anthropologique de cette rupture numérique est bien soulignée mais sa portée épistémologique n’est pas développée dans ce court ouvrage. Il s’agit de l‘analyse de l’homme dans sa relation à la technique. Leroi-Gouhan, décrivant les sociétés primitives, ne concevait pas d’exclure de la recherche les outils ainsi que leurs rôles instrumental, cognitif et symbolique… ou magique. Ce questionnement de Michel Wieviorka sur l’outil numérique en se plaçant dans cette perspective, nourrit aussi le débat sur le rapprochement de la sociologie et de l’anthropologie4.

Haut de page

Notes

1 http://tcp.hypotheses.org/318.

2 La MLA est une très puissante organisation d’historiens de la littérature et de linguistes aux USA, elle soutient les chercheurs dans des centres de recherche autour de projets.

3 http://leo.hypotheses.org/10799.

4 http://lectures.revues.org/12693.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-François Blanchard, « Michel Wieviorka, L'impératif numérique ou La nouvelle ère des sciences humaines et sociales ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 décembre 2013, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12837 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12837

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search