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Frédérique Giuliani, Accompagner. Le travail social face à la précarité durable

Lilian Lahieyte
Accompagner
Frédérique Giuliani, Accompagner. Le travail social face à la précarité durable, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2013, 192 p., ISBN : 978-2-7535-2788-1.
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Texte intégral

1Si, dans le domaine de l’action sociale comme ailleurs, le foisonnement lexical est plus rapide que l’évolution des activités réelles, l’émergence de certaines notions recoupe parfois de véritables transformations. Tel serait le cas, selon l’auteure de cet ouvrage, de « l’accompagnement » mis en œuvre dans le travail social. Car, plus qu’une simple étiquette, l’accompagnement correspondrait à un changement du rôle des travailleurs sociaux, ayant pour effet la production d’un nouvel ordre institutionnel non plus fondé sur l’asymétrie de la relation avec les usagers mais sur la négociation constante avec eux. Ces nouvelles relations mèneraient à l’émergence de « pactes », « formes institutionnelles ad hoc » négociées en dehors des consignes officielles, qui permettraient aux institutions de « neutraliser […] le désordre social » généré par la précarité durable à laquelle elles sont tous les jours confrontées. Et l’on pourrait alors parler d’un « ordre pactisé » au sein de ces institutions d’accompagnement.

  • 1  Giuliani Frédérique, L’ordre pactisé des dispositifs d’accompagnement. Ethnographie de la relation (...)

2À travers cet ouvrage, Frédérique Giuliani propose ainsi une analyse de l’accompagnement mis en œuvre dans différentes institutions : deux missions locales, qui accueillent des hommes et des femmes de moins de 26 ans en recherche d’emploi, et une Maison de l’enfance à caractère social (MECS). Sa démonstration repose sur une « importante enquête ethnographique » menée, en grande partie, entre 2001 et 2005 dans le cadre de sa thèse1. Son matériau, fait d’entretiens avec des « professionnels du front » – comme elle les appelle – et d’observations, est collecté et mobilisé dans une perspective théorique qui emprunte à l’interactionnisme symbolique et à la sociologie pragmatique. Cette perspective se veut sensible à la « phénoménalité des pratiques », aux « détails », et clairement distincte « d’une lecture déterministe soucieuse d’établir le rôle des pratiques dans les rapports de domination ». L’auteure affirme d’ailleurs, en général et dans le cas de son travail, le primat du contexte sur tout déterminant sociaux extérieurs (p. 15)

  • 2  Dans les extraits que l’auteure retranscrit, les accompagnants s’adressent par exemple aux usagers (...)
  • 3  L’allocation parfois versée dans le cadre d’un CIVIS peut-être suspendue « en cas de non respect p (...)
  • 4  Lire, sur le même sujet, Giuliani, Frédérique, « L’expertise informatisée des parcours d’insertion (...)

3Le premier chapitre montre comment l’accompagnement s’institutionnalise au sein des missions locales comme une alternative à la « logique de guichet », « formelle et bureaucratique ». Ainsi, les Contrats d’insertion dans la vie sociale (CIVIS), qui sont mis en œuvre conjointement à un accompagnement durable des « jeunes éloignés de l’emploi », opèrent selon des « procédures d’indétermination » au sens où « la relation devient la règle sans qu’il n’y ait de règles à la relation ». L’accompagnement serait alors synonyme d’un constant ajustement aux « statuts transitionnels » des usagers : stages, formations, contrats aidés, intérim. Et il s’agirait là d’une nouvelle façon de travailler, qui se fonderait non plus sur des « exhortations morales » des travailleurs sociaux envers les usagers mais sur « l’intercompréhension » mutuelle. Les cas de rendez-vous dans le cadre du CIVIS ensuite étudiés servent alors à l’auteure à montrer comment sont passés des « accords informels (non prescrit institutionnellement) » et comment l’ordre de l’entretien « se tisse au gré de la formalisation des intentions réciproques ». Cependant, l’auteure insiste peu sur le fait, pourtant frappant, que la relation entre accompagnant et accompagné demeure profondément asymétrique. En témoignent les jugements moraux des accompagnants2 ou certaines dispositions légales du CIVIS, dont on regrette qu’elles ne soient pas même mentionnées3. D’autre part, comme l’auteure le précise, de manière convaincante en fin de chapitre, la pratique des agents de terrain n’est pas entièrement spontanée4. Elle est elle-même contrôlée et cadrée, notamment par l’usage systématique d’un logiciel informatique et par l’utilisation des données qu’il produit à des fins évaluatives.

4Le deuxième chapitre montre cette fois comment se décline l’accompagnement au sein des MECS. Là, les usagers sont des mères faisant l’objet d’une mesure coercitive de « soutien à la parentalité », intervenant suite à un signalement de leur enfant et pensée comme une alternative « préventive » au retrait de la garde. Concrètement, les femmes concernées sont convoquées individuellement à des rendez-vous, où « [leurs] manières d’être avec leur enfant […] sont passées au crible ». Pour évaluer ces manières d’être, les éducateurs en charge de l’accompagnement se fondent avant tout sur le « critère non objectivé de la participation » : « Les jugements des professionnels sur les mères portent […] moins sur les compétences éducatives que sur la participation des mères au dispositif ». Et la relation de devenir « auto-référencée », constituant en elle-même sa propre fin. Les travailleurs sociaux prescrivent alors, implicitement, un « rôle institutionnel de parent accompagné », que les mères doivent adopter pour « éloigner le spectre de la maltraitance ». De cette première analyse, soigneusement rapportée à des éléments de preuve, l’auteure tire une interprétation plus générale. L’exigence d’implication des mères marquerait le passage d’une conception privative des femmes concernées (pointées pour leurs manquements éducatifs) à une conception positive, « visant à restaurer [leur] capacité d’action ». Et malgré la dimension coercitive et inégalitaire des interactions observées, l’accompagnement serait là encore une intervention en constante adaptation aux situations rencontrées – l’auteure parle de ce fait, citant d’autres travaux, « d’une institution liquide qui, comme un fluide, coule et occupe les interstices et l’épaisseur de la vie quotidienne » (p. 109).

5Le dernier chapitre théorise l’émergence, grâce aux relations négociées, de « pactes » qui débouchent sur un « ordre pactisé ». L’auteure développe d’abord de nouveaux cas issus des terrains préalablement décrits. Par exemple celui de cet usager de la mission locale, endetté, qui quand il établit son budget avec une conseillère et une éducatrice mentionne au titre de ses charges contraintes sa consommation de cannabis, chose que réprouvent mais acceptent les deux professionnelles. La deuxième partie du chapitre n’expose plus de nouveaux matériaux mais opère une montée en généralité théorique. Les pactes, qui « ne préexistent pas au processus interactionnel qui participe de leur définition », permettraient l’agencement d’un « ordre pactisé » défini (p. 142) par l’association de trois éléments : d’abord l’indisponibilité des repères de l’action ; ensuite, « une interaction dont le déroulement n’est pas planifié par des consignes officielles mais […] organisé au fil du travail interactionnel » ; enfin, l’improvisation de « méthodes de traitement […] modulables » adaptées à chaque « situation ».

  • 5  Bourdieu, Pierre, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 98 n. 9.

6À mesure que l’auteure se libère des contraintes empiriques de la démonstration et affranchit ses enquêtés de leurs contraintes pratiques, les énoncés artificialistes se multiplient : « L’environnement moral et pratique nécessaire à la conduite du face-à-face [n’est] plus établi par un cadre institutionnel ». On s’interroge. Conseillers et usagers, éducateurs et femmes dont l’enfant fait l’objet d’un signalement, se seraient-ils ainsi rencontrés si cela n’avait été dans un cadre institutionnel ? Les agents sont-ils à ce point résilients, le « contexte » est-il à ce point prépondérant que les raisons objectives de leur rencontre cessent d’opérer dans l’interaction ? « L’illusion occasionaliste, qui incline à rapporter directement les pratiques à des propriétés inscrites dans la situation »5 est particulièrement marquée dans ce troisième chapitre, qui se termine pourtant par un abrupt retour aux réalités institutionnelles en examinant les « nouvelles contraintes » que génèreraient les « pactes » : soumission à l’examen public d’attachements privés, réduction des stratégies informelles de résistance des usagers par l’informalité revendiquée des interactions et impossibilité, pour les usagers, de « critiquer » et de « s’opposer à un traitement oppressif ».

  • 6  Sur ce point, voir « Éléments pour une histoire du case-work en France (1945-1970) », Vie sociale, (...)

7De manière générale, les développements de l’ensemble de ce livre nous paraissent présenter deux lacunes. Tout d’abord, à aucun moment l’auteure ne prouve en quoi « l’accompagnement » en tant que tel est une nouveauté. Car pour démontrer ce point, il aurait fallu par exemple faire l’histoire de cette étiquette et montrer que se trouvaient subsumées sous elle des pratiques spécifiques. Or, il suffit des deux institutions choisies par l’auteure pour comprendre que, de l’une à l’autre, sous l’appellation d’accompagnement, les agents font des choses différentes. À l’inverse, en quoi l’accompagnement en mission locale se différencierait-t-il, par exemple, du « case-work » des assistantes sociales, presque aussi vieux que cette profession6 ? L’opposition entre les conseillers en mission locale et les assistantes sociales serait-elle aussi marquée que le laisse entendre l’auteure, par exemple quand elle oppose le « climat bureaucratique qui caractérise le bureau de l’AS » (p. 108) au bureau des conseillers en mission locale, « quasiment une sphère intime » lieu d’une « sorte de maïeutique de la rencontre » (p. 54) ?

  • 7 « Avant d’accueillir un usager, les professionnels […] s’imprègnent d’une atmosphère, d’une couleur (...)
  • 8  Ainsi, dans certains départements, l’accompagnement des bénéficiaires du revenu de solidarité acti (...)

8Ensuite, « l’importante enquête ethnographique » ne rend qu’un matériau appauvri par l’obstination de l’auteure à faire primer l’interaction sur ce qui joue en dehors d’elle. Les salariés de la mission locale, les éducateurs et directeurs avec qui l’auteure s’entretient ne sont pas présentés au lecteur, tout se passant comme s’ils n’avaient pas d’histoire, pas de carrière, comme s’il n’y avait pas entre eux de différences de revenu, de statut, de formation professionnelle, de genre, de trajectoire sociale, etc. Le lecteur n’a pas non plus accès à ces sentiments complexes dont l’analyse sociologique arrive parfois à rendre compte. Non, il faut se contenter de ces moments où l’auteure se projette sur ses enquêtés7. Seuls les « usagers » sont présentés individuellement, mais exclusivement à travers ce qu’ils disent d’eux-mêmes lors de l’interaction d’accompagnement, ou de ce que disent d’eux les différents travailleurs sociaux. Cette extériorité n’empêche pas l’auteure de jouer d’effets de proximité dans ses descriptions ni d’extrapoler. Exemples : « L’affranchissement, voilà ce à quoi ces mères aspirent vraiment ». Ou encore, interprétant les succinctes déclarations d’un usager : « Il pense alors partir à Marseille avec les “frères Taranque”, des “gens du voyage” provisoirement installés dans la commune. Au sein du clan, il retrouve les règles d’une vie tribale et un statut » (p. 64). On se demande alors comment l’auteure peut conclure à l’incapacité des « usagers » à critiquer et à s’opposer dans le cadre des dispositifs d’accompagnement. D’une part le « suivi individuel » n’est que l’une des modalités de « l’accompagnement », qui peut aussi se décliner sous la forme d’« ateliers », de petits collectifs8 et ces configurations peuvent être plus propices aux oppositions, aux remises en questions et aux critiques. Mais surtout, comment savoir si les gens sont dans l’incapacité de critiquer lorsqu’on ne leur demande pas leur avis ?

9Au final, ce livre peut apporter certains éléments intéressants sur la tautologie des relations qui se nouent au sein de ces institutions qui apprennent à leurs « usagers » à gérer les contraintes qu’elles font elles-mêmes peser sur eux. Mais la déconnexion des structures objectives et des structures conjoncturelles, que revendique haut et fort l’auteure, produit un livre qui non seulement présente de sérieuses lacunes scientifiques, mais qui empêche aussi tout repérage dans les enjeux politiques des modes contemporains de régulation des pauvres.

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Notes

1  Giuliani Frédérique, L’ordre pactisé des dispositifs d’accompagnement. Ethnographie de la relation d’aide sur quelques scènes actuelles du travail social, (sous la direction de Jacques Ion), Université Lyon 2, 2005, 409 p.

2  Dans les extraits que l’auteure retranscrit, les accompagnants s’adressent par exemple aux usagers en ces termes : « Tu n’as pas le comportement adapté » ; « tu ne choisis pas un jour je travaille, un jour non »; « il ne faut pas être capricieux » ; « il faut mieux gérer tes relations » ; « tu ne dois pas privilégier la loyauté par rapport aux collègues, c’est bien d’être loyal […] mais il ne faut pas que cela empiète ton équilibre personnel… », etc.

3  L’allocation parfois versée dans le cadre d’un CIVIS peut-être suspendue « en cas de non respect par son bénéficiaires des engagements du contrats » (Art. 5131-6 du Code du travail). C’est dans ce cas le référent qui propose cette mesure au représentant légal de la mission locale. Or jamais il n’est précisé si les « jeunes » reçus perçoivent cette allocation et donc si celle-ci est, de près ou de loin, en jeu dans l’interaction.

4  Lire, sur le même sujet, Giuliani, Frédérique, « L’expertise informatisée des parcours d’insertion et ses impasses », Les politiques sociales, « La rationalisation des métiers du social », n° 1-2, 2010, p. 69-79.

5  Bourdieu, Pierre, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 98 n. 9.

6  Sur ce point, voir « Éléments pour une histoire du case-work en France (1945-1970) », Vie sociale, cahiers du CEDIAS, n° 1 et 2, 1999.

7 « Avant d’accueillir un usager, les professionnels […] s’imprègnent d’une atmosphère, d’une couleur caractérisant la précédente rencontre […]. À mesure que le professionnel avance dans l’entretien, [il] se [laisse] gagner par tout un ensemble de sentiments plus ou moins diffus, suscités par ce contact » (p. 147).

8  Ainsi, dans certains départements, l’accompagnement des bénéficiaires du revenu de solidarité active est individuellement mis entre parenthèses lorsque ceux-ci s’engagent à participer à des « ateliers », qui deviennent obligatoires.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lilian Lahieyte, « Frédérique Giuliani, Accompagner. Le travail social face à la précarité durable  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 novembre 2013, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12665 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12665

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Rédacteur

Lilian Lahieyte

Doctorant contractuel en sociologie, Université Paris-I Panthéon Sorbonne, Centre de Sociologie Européenne

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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