Olivier Hassid et Julien Marcel, Tueurs de masse

Texte intégral
1Cet ouvrage se présente comme un travail de type scientifique, ce qu’il est en partie. Pour étudier la question des « tueries de masse » (mass shooting), les auteurs, un économiste et un juriste, ont largement consulté la bibliographie principalement américaine et ont constitué une importante annexe (pp. 158-201) qui représente leur apport empirique au sujet. Cette annexe recense tous les cas identifiés par les auteurs (et leurs sources à la fois scientifiques, journalistiques et policières), perpétrés dans le monde entre 1984 et 2012. Cette base de données détaille les pays, les villes, les lieux précis, les types de tueries, le nombre de morts et de blessés, les armes utilisées, le nom, l’âge, la profession et la situation familiale des meurtriers ainsi que les principales explications invoquées dans ces sources pour tenter de comprendre ces actes criminels. Ceci permet de sortir de la casuistique et de la si fréquente généralisation abusive des faits divers, pour réintégrer au contraire les cas les plus sinistrement connus (Colombine, Mohammed Merah, Anders Breivik, etc.) dans des analyses beaucoup plus larges.
2Les 150 premières pages du livre sont occupées par une introduction et cinq chapitres parsemés de données statistiques et d’étude de cas présentées sous forme d’encadrés. L’introduction vise à bon escient à définir le phénomène étudié. Les auteurs expliquent notamment que les tueurs de masse se distinguent clairement des tueurs en série : « en effet, le tueur de masse est dans une logique suicidaire et il ne cherche pas la discrétion quand il commet son acte. [...] le tueur de masse ne cherche pas à tuer une personne en particulier mais à entraîner avec lui dans la mort les représentants d’une société qu’il juge responsable de son mal-être ou de sa déchéance ». En bref, ils veulent « régler leurs comptes avec la société », comme cela sera dit plus loin (p. 50). En outre, « ils ne présentent que très rarement des pathologies psychiatriques nécessitant un suivi thérapeutique lourd, ils ne sont donc pas, pour la plupart, connus des autorités médicales » (p. 17).
3Dans le premier chapitre, les auteurs tentent de repérer les contours géographiques du phénomène, de le quantifier et de trouver des explications globales. Ils évoquent l’importance de l’imitation par médiatisation interposée (notamment dans les tueries perpétrées par des adolescents en milieu scolaire), une corrélation hypothétique avec « les interventions militaires américaines à l’étranger » et enfin « la précarité de l’emploi sur un territoire donné » (p. 31-34). Plus loin, ils relient plus précisément précarité de l’emploi et haut niveau de diplôme dans certains Etats américains particulièrement concernés : « Dans ces Etats, il semble que réussite scolaire ne rime pas forcément avec réussite professionnelle. On peut en déduire que la survenance de meurtres de masse est plus probable dans un espace géographique dans lequel “l’ascenseur social” est en panne. Le sentiment d’injustice ressenti vécu par une population pourrait bien être un ciment pouvant expliquer la survenance de cette nouvelle forme de violence » (p. 40-41).
- 1 Nous avions il y a quelques années contribué à cette analyse à partir d’un échantillon d’homicides (...)
4Le second chapitre se propose de rechercher un éventuel « profil des tueurs de masse ». Il s’agit principalement d’hommes, surreprésentés dans les tranches d’âges de l’adolescence (16 ans et 3 mois en moyenne pour les tueries perpétrées en milieu scolaire) et des 35-45 ans, âge de la « crise du milieu de vie ». Il s’agirait par ailleurs d’un genre de « super suicide » résultant d’un « sentiment d’impasse ». Les auteurs ne comparent cependant hélas pas ces données par âge et ces interprétations avec celle du suicide en général. Ils discutent ensuite la question du point de vue psychiatrique, répétant que les tueurs de masse passaient avant leurs gestes pour des personnes « calmes et normales ». Il serait donc impossible de déceler des problèmes psychiatriques particuliers, même si « ils ont eu au cours de leur vie des chocs psychologiques qui les ont marqués » (p. 61). La suite précise que ces hommes ont connu « divers traumatismes empêchant un processus de socialisation complet. Ces individus ont, par exemple, dans un grand nombre de cas [imprécision], eu une éducation très sévère, voire violente. Ils ont souffert d’un sentiment d’abandon en ayant à vivre la séparation difficile de leurs parents et le placement en foyer ou famille d’accueil. Ils ont parfois connu des traumatismes encore plus graves tels l’inceste ou la perte d’un parent » (p. 62). Ainsi, leur « image de soi » « oscille souvent entre une forme de narcissisme infantile associée à un sentiment de toute-puissance et à une frustration du vide ». Ensuite, « la plupart d’entre eux [imprécision] sont en rupture avec leur famille, ils ont de grandes difficultés à construire une vie de couple, ils ont une vie amicale quasi inexistante, ils ne sont que très peu impliqués dans la vie de leur quartier ou de leur ville, ils ont connu l’échec scolaire et sont en situation de précarité sur le volet de l’emploi » (p. 66). Au final, l’on se demande ainsi si ces meurtriers sont réellement dénués de problèmes psychiatriques ou bien si la psychiatrie n’a pas encore élaboré les concepts adéquats pour décrire et comprendre leurs fonctionnements psychiques. Par ailleurs, il est regrettable que les auteurs n’aient pas comparé ces données de type psychologiques avec celles existant sur les auteurs d’autres types d’homicides1, voire sur d’autres types de comportements violents.
5Le troisième chapitre se concentre sur les logiques du « passage à l’acte ». Les auteurs reviennent sur le genre de suicide que constitue le meurtre de masse, perpétrés par des auteurs qui se trouvent dans « des situations d’échecs répétés » leur donnant le « sentiment d’être inadaptés », détruisant ainsi leur estime de soi et engendrant « une grande angoisse ». La grande différence serait que le meurtrier de masse se serait convaincu que « ses échecs récurrents ne résultent pas seulement de sa personne, mais d’une catégorie mal d’identifiée d’individus qui lui veut du mal » (p. 79). Les auteurs rappellent ici que, selon les travaux américains sur la question, les meurtriers de masse ont, environ trois fois sur quatre, été victimes de ce que les Américains appellent le bullying, autrement de brimades et d’humiliations à répétition de la part de leur entourage familial, scolaire ou professionnel. Ce serait l’un des facteurs déterminant le meurtre de masse. Les auteurs rappellent enfin que les tueries sont préméditées, souvent annoncées publiquement et désormais sur Internet, et par ailleurs mises en scène de diverses manières. Des films ou des jeux vidéo peuvent notamment servir aux jeunes à scénariser leurs meurtres. A juste titre, les auteurs rappellent cependant que la thèse médiatique du « jeu vidéo hypnotique qui pousse l’adolescent à prendre une arme à feu » est superficielle et que, en réalité, les tueurs de masse « se liment à une réinterprétation des codes vestimentaires voire à une réutilisation de la posture de ces héros » (p. 95). Enfin, les auteurs insistent sur le fait que les meurtriers de masse sont concentrés dans un pays (les Etats-Unis) où, même adolescents, ils ont pu se procurer facilement et légalement des armes à feu.
6Le chapitre 4 approfondit un peu la question du « message » que les tueurs de masse souhaitent généralement laisser à l’endroit de la société, et les auteurs y détaillent plusieurs cas de mises en scène et d’idéologisations diverses. Enfin, le chapitre 5 s’interroge sur la prévention de ces tueries. Olivier Hassid et Julien Marcel discutent de la règlementation des armes à feu, de la lutte contre le harcèlement en milieu scolaire, des systèmes de surveillance, d’alerte et d’intervention policière, puis du suivi post-traumatique des victimes survivantes. La vingtaine de pages de ce chapitre est cependant inégale et souvent peu convaincante du fait de la grande généralité du propos et des mesures envisagées.
7A final, cet ouvrage a incontestablement le mérite de combler un relatif vide en proposant un état des connaissances, faisant un large tour de la question et des travaux qu’elle a suscités notamment aux Etats-Unis depuis deux décennies. Son annexe en forme de recensement constitue, on l’a déjà dit, un document à part entière. Il s’agit cependant d’un ouvrage de vulgarisation qui pêche à de nombreuses reprises par la relative imprécision du propos. L’une des plus flagrantes est celle relative à l’histoire de ce phénomène criminel. Le sous-titre du livre, clairement racoleur, annonce qu’« un nouveau type de tueur est né ». Or, les auteurs écrivent successivement que le phénomène était « quasi inexistant avant les années 1960 » (p. 14), puis qu’il « semble prendre racine à la fin des années 1970, le nombre d’actes de ce type avant cette période étant relativement marginal » (p. 21), avant de nous apprendre que certaines sources scientifiques évoquent des tueries de masse « dès le XIXème siècle et le début du XXème siècle aux Etats-Unis » (p. 37) et enfin qu’« en 1881, à Tours, déjà... » un cas de ce type serait historiquement identifié (p. 61). C’est dire s’il reste bien du travail pour les chercheurs intéressés par ce sujet dans les années à venir.
Notes
1 Nous avions il y a quelques années contribué à cette analyse à partir d’un échantillon d’homicides jugés en région parisienne dans les années 1990 : L. Mucchielli, « Les caractéristiques démographiques et sociales des meurtriers et de leurs victimes. Une enquête sur un département de la région parisienne dans les années 1990, Population, 2004, 59 (2), p. 203-232.
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Référence électronique
Laurent Mucchielli, « Olivier Hassid et Julien Marcel, Tueurs de masse », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 novembre 2013, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12664 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12664
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