Nathalie Heinich, Guerre culturelle et art contemporain. Une comparaison franco-américaine

Texte intégral
1Alors que la fin de l'année 2010 a vu en France l'exposition de Takashi Murakami au château de Versailles contribuer au retour des controverses sur l'art contemporain, la lecture du dernier livre de Nathalie Heinich permet de faire le point sur ces critiques et sur la construction des valeurs en lien à l'art. L'auteure, sociologue et directrice de recherches au CNRS, présente une enquête menée aux États-Unis en 1996, qui prolonge elle-même une autre enquête faite en France entre 1993 et 1995, autour de questions, sur lesquelles elle travaille, portant sur la sociologie de l'art et des valeurs. Dans une approche résolument compréhensive où il s'agit de comprendre sans juger comment ces valeurs se forment, l'ouvrage apparaît donc comme une réflexion pertinente sur à la fois les valeurs, leur construction mais aussi sur notre rapport à l'art contemporain.
2Très rapidement apparaît ainsi l'idée que pour comprendre comment la construction des valeurs se fait chez les individus, il faut passer par la description du contexte (qui correspond à la «situation chez Norbert Elias» d'apparition de ces valeurs : contexte à la fois microsociologique (le contexte lié à la situation concrète de rencontre avec l'art contemporain comme le lieu d'exposition) mais aussi macrosociologique (le contexte culturel et historique de chaque pays).
3Plutôt que d'utiliser des enquêtes statistiques, inutiles dans une démarche de compréhension des valeurs, l'auteur prend le pari de n'utiliser que les réactions spontanées du public face à l'art contemporain et plus particulièrement les réactions négatives. Ces réactions se retrouvent dans les livres d'or, les lettres adressées aux journaux... On regrettera toutefois des lacunes sur la présentation de cette méthodologie. Par exemple, qu'en est-il de la quantité d'informations recueillies, des sources utilisées dans le cas américain (quels journaux ?...).... Autre exemple : l'utilisation des termes « fréquents » « possible » et « rare » quant aux différentes valeurs affichées par le public ne nous indique pas quelle est leur occurrence. Si la méthode paraît bien convenir à l'objectif affiché du livre, sa présentation paraît évasive.
4La première ligne de réflexion est une présentation typologique des justifications apportées par les spectateurs à la critique de l'art contemporain : qu'est ce qui fait réagir négativement le public face à l'art contemporain ? Dans cette perspective, Nathalie Heinich montre que ces justifications peuvent se ranger sous trois catégories. La première catégorie est liée à des jugements sur l'œuvre et/ou son auteur (c'est le cas par exemple des critiques sur l'absence de sens, l'absence d'authenticité ou d'originalité de l'artiste). Dans ce cas les critiques des spectateurs portent autant sur l'esthétique de l'œuvre que sur le travail de l'artiste lui-même. La deuxième catégorie a trait au contexte, à la fois au contexte d'exposition (ainsi dans le cas de Murakami, non traitée dans le livre, certains commentateurs reprochaient à l'exposition de s'être installée dans le château et donc de ne pas convenir au lieu lui-même) mais aussi à l'utilisation de l'argent public (argument particulièrement présent aux États-Unis où la « guerre culturelle» porte tout particulièrement sur des idées qui tournent autour du fait que ce n'est pas à l'État de financer, soit parce que la majorité n'aime pas, soit parce que c'est au marché de financer). La troisième catégorie tient au référent, c'est-à-dire que les critiques portent sur les objets du monde ordinaire qui sont évoquées. Ainsi, se retrouve sous cette appellation des critiques liées à l'éthique, au civisme... (racisme, blasphème, obscène...).
5Ainsi, ce premier angle de réflexion permet au lecteur de découvrir une typologie des justifications des critiques de l'art contemporain. L'intérêt tient tant dans la typologie elle-même que dans la distinction apportée par l'auteur entre jugement autonome et hétéronome. En effet, critiquer l'art contemporain, peut se faire soit avec des arguments autonomes à l'art, c'est-à-dire qui s'appuient sur des jugements esthétiques et donc des normes propres à l'art, soit avec des arguments hétéronomes, c'est-à-dire des jugements qui sont éloignés des normes de l'art. C'est la cas, par exemple, des jugements liés à l'aspect blasphématoire de l'œuvre.
6L'autre ligne directrice de l'ouvrage tient à la comparaison entre les États-Unis et la France. Ici, l'auteure montre que ce n'est pas tant le contexte d'observation qui prime (dans quel lieu se situe l'œuvre) que le contexte national, culturel, de production et de réception. Dès lors, apparaît une multitude de différence entre les deux pays. Par exemple, la méthodologie elle-même conduit à une distinction : ainsi en France les remarques spontanées apparaissent en grande partie sur les livres d'or, tandis qu'aux États-Unis ces remarques sont disponibles dans les journaux qui se font le relais des critiques et commentaires des publics (et non des spécialistes) de l'art contemporain. Pour ce qui est des justifications, des critiques de l'art contemporain, Nathalie Heinich constate que, même si ce sont les mêmes justifications (les mêmes valeurs) qui sont utilisées des deux cotés de l'Atlantique, l'importance donnée à chacune est différente. Par exemple les critiques liées au blasphème, à la sexualité sont beaucoup plus présentes aux États-Unis tandis que les critiques autonomes, liées à la valeur esthétique, et non plus éthique, de l'œuvre apparaissent plus fréquemment en France. Ce sont donc tant les principales valeurs avancées que les modalités de critique des œuvres (procès, plainte dans les journaux...) qui diffèrent.
7L'intérêt de ces distinctions tient à la compréhension des débats autour de l'art contemporain, souvent difficilement appréhendables. Le mérite principal de l'ouvrage est d'apporter une réflexion sur la façon dont nos valeurs se construisent en situation, et ce en dehors des habituelles réflexions autour du lien entre par exemple milieu social et visites des musées. On regrettera toutefois que l'auteure, qui affirme en introduction que les problématiques du livre, et donc de l'enquête, ne sont plus les siennes aujourd'hui, n'ait pas prolongé le livre par une mise en perspective de cette enquête par les réflexions actuelles de l'auteur sur ces questions.
Pour citer cet article
Référence électronique
Nicolas Crochet-Giacometti, « Nathalie Heinich, Guerre culturelle et art contemporain. Une comparaison franco-américaine », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 février 2011, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/1259 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.1259
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