Eric Le Roch, Psycho-fiction (DVD1). L’estime de soi
Texte intégral
- 1 Par souci d’honnêteté, je crois utile de préciser que je suis moi-même clinicien et chercheur dans (...)
- 2 Concernant ce deuxième point, je me permets de renvoyer à un article dans lequel j’interrogeais le (...)
1Il s’agit d’un DVD, le premier d’une série de quatre films, d’une durée d’environ une heure, et centré sur la question de l’estime de soi (les films suivants de ce coffret portent respectivement sur le couple, l’accompagnement en fin de vie et la famille). Comme le titre l’indique, on assiste à une fiction de travail psychothérapique et plus précisément aux consultations de thérapie cognitivo-comportementale (TCC) de « Stéphane » et de « Louis » avec le psychiatre et psychothérapeute Christophe André. Les patients sont joués par des comédiens ; le thérapeute est incarné par le Dr. André. Ce document a ainsi le mérite de faire voir : d’une part, ce qu’est un « trouble de l’estime de soi », comment procède le thérapeute et à quoi ressemble une TCC1 ; d’autre part, comment on parle de l’estime de soi et de son traitement (comment le thérapeute en parle, mais aussi comment le scénariste, le réalisateur, les auteurs des dialogues en parlent). En somme, je propose de rendre compte de ce film à la lumière de deux perspectives suggérées par le titre de la collection, « psycho-fiction » : voyons dans un premier temps l’objet psychologique ayant pour nom « estime de soi » ; puis nous ferons apparaître les enjeux narratologiques et dramaturgiques de la mise en fiction d’un matériel clinique2.
- 3 Ainsi, on relèverait par exemple que le thérapeute accueille et contient l’anxiété du patient (fon (...)
2La pratique sociale consistant à ce que deux individus se rencontrent dans le cabinet d’un psychothérapeute est extrêmement codifiée. Elle repose sur l’idée implicite que l’on va voir un thérapeute quand ça ne va pas. Autrement dit, cette pratique est intégrée dans un contexte social plus large, celui dans lequel certains individus souffrent de ce qu’ils reconnaissent comme relevant de la compétence d’un acteur social : le « psy ». La première rencontre est d’ailleurs l’occasion de vérifier la cohérence de la demande et son ajustement à l’acteur social : la difficulté du patient relève-t-elle bien du psychothérapeute ? Dans les cas de Stéphane et Louis, leurs plaintes respectives semblent s’être effectivement adressées de façon adéquate à la figure du psychothérapeute. Celui-ci, en les accueillant, reconnaît l’état de souffrance et le qualifie : « Ce qui vous arrive, ce n’est pas quelque chose de grave. […] Ça s’apprend. Il y a des modèles ». Cet accueil rassure et préfigure le type de prise en charge : il va s’agir de présenter des modèles de comportements et de les essayer progressivement. On verra aussi à quel point les TCC mobilisent une méthodologie pragmatique et concrète : le thérapeute et son patient font des jeux de rôle et des mises en situation (Christophe André parle d’ailleurs de « gymnastique de la relation à l’autre »). C’est dire combien la notion de rôle et de fiction est inscrite dans le dispositif : deux personnages jouant des rôles et faisant comme si. La démarche est exploratoire et expérimentale, au sens où le patient est amené à faire l’expérience de schémas mentaux ou comportementaux auxquels il n’est pas habitué. Le caractère très technique et protocolaire des TCC est connu (et beaucoup critiqué) ; mais ce film fait apparaître aussi le caractère malgré tout humain de cette approche : la présence du thérapeute (sa spontanéité, sa consistance, sa disponibilité, sa croyance en l’efficacité de sa méthode) a un poids important dans le processus thérapeutique et ne laisse pas indifférent le public. À ce titre, il est remarquable que ces mises en scène pourraient être analysées totalement différemment dans une autre perspective théorique (psychanalytique, par exemple3).
- 4 « Ce que j’essaye de repérer sous ce nom, c’est [...] premièrement, un ensemble résolument hétérog (...)
3Le personnage principal de ces mises en scène est peut-être moins telle ou telle personne (patient ou thérapeute) que la notion éponyme de ce DVD : « l’estime de soi ». Cette catégorie psychologique et quasi nosologique de « perte ou trouble de l’estime de soi » prend son sens dans un contexte culturel précis (et sans doute, s’inscrirait-elle dans une logique totalement différente dans une autre aire culturelle). En somme, le régime des échanges dialogués, les jeux de représentations en circulation (la compagne de Louis reconnaît immédiatement que celui-ci a une « crise d’angoisse »), l’accueil de cette détresse morale par un spécialiste, le réseau complexe de références scientifiques et techniques plus ou moins implicites, mais aussi et enfin la constitution d’un produit culturel (un DVD) à l’attention d’un public, tout ceci compose un dispositif technique (au sens de Michel Foucault4) sous-tendu par un certain type de discours psychologique. On peut à ce niveau se demander quel est le public visé : les personnes touchées par le trouble de l’estime de soi (vraisemblablement), les patients, les étudiants en psychologie (plausiblement), les professionnels, les curieux, les adeptes du développement personnel… ?
- 5 Cf. Paul Ricœur, Temps et récit. La configuration dans le récit de fiction (t. 2), Paris, Seuil, 1 (...)
4Il s’agirait d’une fiction. Pas tout à fait car, nous dit Christophe André en conclusion du DVD, nous avons assisté à de « véritables tranches de vie et de thérapie » issues de sa pratique. On comprend donc qu’il y a eu un travail de transformation, de configuration (au sens de Paul Ricœur5), un processus de mise en scène d’un matériel clinique. Or, toute mise en récit – et ce, quel que soit le support sémiotique : écrit, oral, filmique, etc. – exige que l’on fasse des choix dans les éléments susceptibles d’être organisés et présentés. Autrement dit, ce matériel aurait pu être organisé différemment et donner lieu à une dramaturgie différente (en fonction du thérapeute et de son référentiel théorique).
- 6 Cf. le travail du philosophe et psychanalyste Slavoj Žižek, La parallaxe (Paris, Fayard, 2008) tra (...)
5À titre d’exemple d’une scénographie significative, relevons la scène d’exposition à des situations anxiogènes dans la rue : le patient est invité à demander son chemin aux passants. Cela donne lieu à différents dialogues courts, filmés le plus souvent en cadrage rapproché. Des mouvements de caméra ou des changements de cadre laissent apparaître en arrière-plan le psychothérapeute qui se tenait hors-cadre – figure présente malgré la distance, bienveillante, et qui encourage son patient par le regard ou par le geste. La scénographie ne trahit-elle pas fidèlement l’esprit même du dispositif ? Le thérapeute se tient hors-champ mais est pourtant bien présent (ce que la parallaxe manifeste6), tout comme l’efficace de la thérapie se tient hors champ de la conscience mais n’en continue pas moins d’opérer (inconsciemment ?).
- 7 Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983, p. 113.
- 8 On renvoie ici au travail de Raphaël Baroni, La tension narrative : Suspense, curiosité et surpris (...)
6Il est à noter que parmi les différents acteurs, Christophe André semble bien être le seul à jouer son propre rôle. Ce serait même le seul « personnage » véritablement crédible, tant les autres sont construits dans le souci d’illustrer un propos de façon vraisemblable – or, le vraisemblable n’est pas nécessairement le vrai. C’est peut-être que le métier de thérapeute s’appuie d’une certaine façon sur un jeu d’acteur, sur une pratique (ou du moins une prise en compte) du semblant : tenir un rôle professionnel et faire en sorte que ce rôle ait des effets. Au-delà de l’illustration, on sera sensible à la dimension argumentative du document : il s’agit pour le thérapeute de diriger le patient vers la résolution d’une situation douloureuse (à un niveau intradiégétique : l’enjeu est interne à la narration) ; et il s’agit en même temps pour le scénariste de convaincre le public de l’efficacité de la méthode (enjeu extradiégétique). Or, c’est peut-être le choix même du dispositif fictionnel qui se met au service de l’argumentation. Paul Veyne écrivait que l’on « croit vrai tout ce qu’on lit pendant qu’on le lit ; on ne le répute fiction qu’après, et encore faut-il qu’on appartienne à une société dans laquelle l’idée de fiction existe7 ». On pourrait sans doute élargir cette affirmation à la croyance momentanée du spectateur en la fiction suggérée par les images projetées à l’écran – le temps du « pacte de fiction », le spectateur accepte d’accorder créance à ce qui lui est raconté8.
Notes
1 Par souci d’honnêteté, je crois utile de préciser que je suis moi-même clinicien et chercheur dans le champ de la clinique psychanalytique et que je suis globalement sceptique à l’égard des TCC. J’indique ainsi mon apriori que je mets de côté le temps de rendre compte mais qui sans doute réapparaîtra dans le temps d’analyser.
2 Concernant ce deuxième point, je me permets de renvoyer à un article dans lequel j’interrogeais les conditions de possibilité de fictions cliniques : « Le sourire du Chat de Chester. Doit-on parler des patients que l’on invente ? », Psychanalyse, n°23, 2012.
3 Ainsi, on relèverait par exemple que le thérapeute accueille et contient l’anxiété du patient (fonction de contenance) ; qu’il l’encourage par suggestion à donner consistance à un moi mieux affirmé ; qu’il s’offre comme figure d’un idéal du moi auquel s’identifier ; la question du prix des séances est absolument absente du propos du film… Cependant, une telle lecture ne présenterait guère d’intérêt théorique ni pratique pour le thérapeute cognitivo-comportemental dont la pratique s’appuie sur des enjeux cliniques et des concepts bien différents.
4 « Ce que j’essaye de repérer sous ce nom, c’est [...] premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements d’architectures, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propos philosophiques, morales [sic], philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments. » Michel Foucault cité par Sverre Raffnsøe, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? L’analytique sociale de Michel Foucault », Symposium : Revue canadienne de philosophie continentale, vol. 12, 2008. Cf. aussi Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivage & Payot, 2007.
5 Cf. Paul Ricœur, Temps et récit. La configuration dans le récit de fiction (t. 2), Paris, Seuil, 1991.
6 Cf. le travail du philosophe et psychanalyste Slavoj Žižek, La parallaxe (Paris, Fayard, 2008) traitant des déplacements subjectifs.
7 Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983, p. 113.
8 On renvoie ici au travail de Raphaël Baroni, La tension narrative : Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, et à l’ouvrage collectif Storytelling et tension narrative (sous la dir. de Marc Marti et Nicolas Pélissier) [à paraître].
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Arthur Mary, « Eric Le Roch, Psycho-fiction (DVD1). L’estime de soi », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 octobre 2013, consulté le 09 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12565 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12565
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