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Actuel Bourdieu

À propos de : Philippe Coulangeon, Julien Duval (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2013.
Patrick Cotelette
Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu
Philippe Coulangeon, Julien Duval (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2013, 272 p., ISBN : 9782707176677.
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Texte intégral

  • 1 Dont l’exemplaire Mythes et histoire des sciences humaines de Laurent Mucchielli retrace une partie (...)
  • 2 Le programme complet peut être trouvé ici.
  • 3 Le sommaire détaillé de l’ouvrage est disponible ici.

1Tout comme l’histoire humaine, l’histoire des sciences connaît sa mythologie1. Figures tutélaires et moments fondateurs font ainsi partie du paysage scientifique et sont épisodiquement convoqués pour réinterpréter les connaissances passées et tracer la voie des recherches futures. A cet égard, Pierre Bourdieu fait partie des « monstres sacrés » de la sociologie française. Une décennie après son décès (2002), trois décennies après la parution de La Distinction (1979), il était donc prévisible que sa figure soit invoquée. C’est ainsi que fut organisé à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris du 4 au 6 novembre 2010 un gigantesque colloque2 (avec plus de cent contributions) consacré à la réévaluation critique des apports sociologiques de La Distinction. L’ouvrage Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu représente une sélection de vingt-cinq articles3 issus de cette réflexion collective.

Ce que La Distinction nous dit

  • 4 On fait ici référence à la session 5-1 du colloque intitulée « "Trente ans après" : approches diach (...)

2Si La Distinction en particulier et Pierre Bourdieu en général se portent si bien au jeu de la reprise, c’est d’abord en raison de leur prolixité. Philippe Coulangeon et Julien Duval, directeurs de l’ouvrage, écrivent ainsi en conclusion que La Distinction « rassemble en un sens plusieurs livres en un seul [et] articule des recherches consacrées à des objets empiriques très différents ». On retrouve cette force dans les contributions rassemblées ici, qui se centrent sur six domaines : la carrière scientifique de La Distinction (I) et sa transposition à l’étranger (III) ; l’apport de Bourdieu à la sociologie de la culture (II), des classes sociales (IV) et à la sociologie politique (V) ; et l’exploration de pistes nouvelles à partir des intuitions bourdieusiennes (VI). En comparant cette sélection à l’ensemble du colloque, on peut alors voir que le choix a été fait – sans le remettre en cause – de minorer ici l’héritage de Bourdieu en matière de sociologie du corps (session 2-2 du colloque), du genre (3-2), de la socialisation (6-3), de l’école (2-3 et 7-3), de la mobilité sociale (6-2), du travail (7-2) ainsi que les tentatives de figurer l’espace social et l’espace des styles de vie à la fin des années 20004.

  • 5 Ce que font clairement Monique de Saint-Martin, Gisèle Sapiro et Michèle Lamont dans leurs articles (...)
  • 6 « L’importance des variables dites de « capital » (culturel, économique, social…) ne tient pas à l’ (...)

3Avant d’évaluer les contributions ainsi rassemblées, et sans faire retour sur la genèse et la réception du livre5, on peut d’abord rappeler au lecteur ce qui, dans La Distinction, peut être retenu comme propre à l’analyse de Bourdieu. Sur ce point l’article de Louis Pinto, intitulé « Du bon usage de La Distinction », a le mérite de rendre compte de l’ensemble de l’ouvrage, en respectant son caractère conceptuel, et sans mettre l’accent sur une entrée particulière comme le veut le jeu de la division du travail scientifique. Selon Louis Pinto, La Distinction est fondamentalement la mise en relation « d’une théorie des jugements de goûts, une théorie de l’action et une théorie de l’espace social » (p. 83). En l’occurrence, il s’agissait pour Bourdieu de montrer comment une analyse relationnelle permet de comprendre le fonctionnement de la société : d’une part, il convient d’analyser les relations existant entre les individus dans trois espaces, l’espace des positions déterminées par une inégale détention en facteurs de pouvoir social (les « capitaux », qui sont dans la société française étudiée par Bourdieu principalement le « capital culturel » et le « capital économique »6), l’espace des dispositions que sont les différents habitus en tant que principe générateur de pratiques (comme le « goût de nécessité » populaire ou « l’aristocratisme ascétique » des fractions dominées des classes dominantes) et l’espace des pratiques elles-mêmes, qui se caractérisent par des goûts et des dégoûts pour les goûts des autres ; et d’autre part, il s’agit d’analyser les relations entre ces trois espaces, c’est-à-dire comment des individus aux positions inégales ont tendance à adopter des pratiques différentes et symbolisant dans un même champ leurs écarts de légitimité, et d’analyser toutes les possibilités de jeu et de correspondance défaillante entre les trois espaces. Cela dit, La Distinction propose donc moins un résultat éternellement figé qu’une méthode – rigoureuse et exigeante – et son application circonstanciée dans le temps.

Les « trahisons » et les « révérences » des sociologues de la culture

  • 7 Nous y incluons les six contributions faisant partie du II. La Distinction, une œuvre phare de la s (...)

4L’un des domaines ayant donné lieu aux plus volumineuses discussions sur La Distinction fut alors, et assez logiquement, celui de la sociologie de la culture. Philippe Coulangeon et Julien Duval ne l’oublient pas en conservant dans l’ouvrage treize contributions autour de cette large thématique, sur les 25 publiées7.

Du côté des « trahisons »

5Dans ces contributions qui relèvent de la sociologie de la culture, on retrouve les deux positions adoptées par les successeurs et concurrents de Bourdieu : d’un côté, ceux qui estiment ses travaux à son apport méthodologique et, d’un autre côté, ceux qui estiment ses travaux à son apport empirique. Ces derniers ont tendance à considérer que la sociologie de Bourdieu peut être évaluée à l’aune d’une comparaison entre les facteurs de différenciation culturelle observés par Bourdieu et ceux qui seraient à l’œuvre aujourd’hui.. Le principal auteur incarnant cette position est clairement Richard Peterson, dont la distinction entre goûts omnivores et goûts univores8 remettrait en question la théorie bourdieusienne. Ses travaux ont consisté à montrer que l’opposition entre une culture légitime pratiquée par les plus dotés en capital (économique et culturel) et une sous-culture populaire pratiquée par les moins dotés en capital a progressivement disparu, au profit d’une opposition entre des individus caractérisés par une diversité de goûts et de « l’éclectisme », et des individus caractérisés par des goûts non diversifiés et « simples ».

  • 9 « La Distinction revisitée : l'espace des styles de vie britannique en 2003 » par Tony Benett, Mode (...)

6Une contribution principale s’inscrit dans cette lignée en insistant sur la différence entre ses observations empiriques et celles de Bourdieu : il s’agit de celle de Tony Bennett, Mike Savage et leurs coauteurs9, qui est un résumé de leur ouvrage Culture, Class, Distinction (2009). Tout en employant une méthodologie proche de celle de Pierre Bourdieu qui consiste à dessiner un espace des positions sociales et à y superposer un espace des pratiques, ils avancent que les facteurs de différenciation culturelle décrits par Pierre Bourdieu ne correspondent plus parfaitement aux facteurs pertinents pour décrire la Grande-Bretagne contemporaine : à l’axe du volume global de capital s’ajoutent deux axes, celui de l’âge et celui du sexe des individus.

  • 10 « Dissonance et consonance dans l'amour de la musique contemporaine. Les limites de l'omnivorisme m (...)
  • 11 « “Anything but Soul Food”. Goûts et dégoûts alimentaires chez les habitants d'un quartier gentrifi (...)
  • 12 « L'espace social, les pratiques quotidiennes et la ville. Repères pour une sociologie des division (...)
  • 13 « Le goût dominant comme goût traditionnel : préférences et aversions esthétiques des élites de São (...)

7D’autres contributions s’inscrivent également dans cette lignée, mais en insistant au contraire sur la correspondance entre leurs observations empiriques et celles de Bourdieu. Stéphane Dorin10 et Sylvie Tissot11 cherchent ainsi à montrer la pertinence de la distinction entre les fractions dominées et dominantes des classes supérieures, respectivement en matière d’écoute musicale et de pratiques alimentaires. Le défaut de certaines contributions est alors parfois d’en rester à un simple niveau descriptif en oubliant notamment les points de comparaison (négligence de l’espace des positions sociales sous forme géographique12 ou oubli des autres individus dans l’espace social13) qui font justement l’intérêt de la théorie bourdieusienne.

Du côté des « révérences »

  • 14 Chroniqué dans Lectures. On pourra aussi lire avec intérêt : Coulangeon & Lemel, « Les pratiques cu (...)
  • 15 « Des jeunes “univores” ? Musique, ethnicité et (il)légitimité culturelle dans l'East-End londonien (...)
  • 16 « Le rock est d’ailleurs écouté par des enquêtés plus âgés qui ont connu une ascension sociale par (...)
  • 17 Parmi lesquels on comptera également : « Les grands lecteurs de romans policiers. Plaisirs et appro (...)
  • 18 « Des pêcheurs distingués. L'espace des pratiques halieutiques ».

8Dans tous les cas, la voie précédente a pour défaut d’oublier que le propos de Bourdieu était moins de simplement décrire les espaces sociaux que d’en proposer une théorisation et des outils d’observation. D’autres auteurs s’inscrivent bien plus nettement dans perspective, rendant en cela véritablement hommage à un auteur fondamental de la sociologie française, et ce de différentes manières. Il y a tout d’abord ceux dont la réflexion porte sur les pratiques culturelles et leur mutation mais sans oublier le maintien des inégalités de légitimité culturelle selon la position (et donc l’habitus générateur des pratiques) dans l’espace social. C’est cette voie qu’empruntait avec brio Philippe Coulangeon dans Les métamorphoses de la distinction14 en montrant comment les pratiques les plus légitimes et discriminantes ont progressivement perdu leur importance parmi les groupes sociaux les plus favorisés au profit d’un éclectisme culturel et un cumul des pratiques (à l’exception de quelques unes) qui constituent le nouveau critère de légitimité. Poursuivant dans cette voie, la contribution d’Agathe Voisin15 a pour intérêt de montrer que c’est moins l’éclectisme en soi qu’une certaine combinaison de pratiques culturelles qui constitue le critère de la légitimité et de l’illégitimité culturelle : en étudiant les goûts musicaux de jeunes dans deux quartiers populaires en Angleterre et en France, elle montre clairement comment certains goûts musicaux constituent des marqueurs sociaux d’appartenance sociale au milieu populaire ou de rejet de cette appartenance sociale16. A ce titre, ces différents auteurs17 font leurs une des remarques méthodologiques essentielles de Bourdieu portant sur l’importance d’une analyse qualitative des pratiques : « on n’en finirait pas d’énumérer les cas où c’est dans la manière et elle seule que se livre la vérité sociale des dispositions, c’est-à-dire le principe véritable de la compréhension et de la prévision des pratiques » (La Distinction, note 71, p. 70). On retrouve notamment une telle exigence de l’analyse des manières de faire dans l’article de Fréderic Roux18 portant sur la diversité des manières de pêcher et leur plus ou moins grande légitimité culturelle en relation avec l’appartenance sociale de leurs pratiquants.

  • 19 « La culture à l'échelle individuelle : la transférabilité en question », par Bernard Lahire.
  • 20 Preuve en est que « la plus grande probabilité d’avoir un profil culturel dissonant se situe, d’abo (...)
  • 21 « Les homologies structurales : une magie sociale sans magiciens ? La place des intermédiaires dans (...)
  • 22 On en trouvé une autre application, également chroniquée, dans l'article de Wenceslas Lizé, « Le go (...)

9Une autre façon de rendre hommage à Pierre Bourdieu a été de travailler sur la complexité et la variation des sources des habitus et de leur mise en œuvre sous forme de pratiques. L’accent peut être en premier lieu mis sur la compréhension des situations de dissonance culturelle. On reconnaît notamment ici les travaux de Bernard Lahire montrant, des Tableaux de famille (1995) à La culture des individus (2004), que loin d’être « un bloc ou une synthèse homogène [qui] pèse à chaque moment sur toutes nos situations vécues », l’habitus est un amalgame complexe de « pluralité de dispositions et de compétences » et qu’elles se déclenchent ou non selon « la variété des contextes de leur actualisation » (p. 166). Dans sa contribution19, Bernard Lahire revient ainsi sur les mésinterprétations de son œuvre conduisant à voir dans ses travaux une critique radicale du travail de Pierre Bourdieu alors qu’ils sont en réalité avec lui en dialogue critique, l’objectif étant de montrer que les variations des comportements individuels ont des causes sociales et que ces causes sociales sont notamment liées aux différences de classe sociale20. Ensuite, l’accent peut également être mis sur la construction de la cohérence culturelle. La voie originale empruntée par Olivier Roueff21 pour observer comment se construit par essais-erreurs l’homologie entre l’espace des positions sociales et l’espace des pratiques consiste à analyser les stratégies des « intermédiaires culturels », c’est-à-dire tous les acteurs chargés de proposer des produits culturels et d’en contrôler les conditions de réception22. Enfin, l’accent peut être également mis sur les transformations des facteurs déterminants de l’espace des positions sociales pour comprendre l’évolution des pratiques. Partant du constat de la croissance de l’éclectisme culturel, Annick Prieur et Mike Savage interrogent ainsi l’existence de « formes émergentes de capital culturel » en se demandant si ce qu’on entend par « capital culturel » du temps de Bourdieu est identique à ce qu’on en entend aujourd’hui, montrant par là que les facteurs de pouvoir social évoluent dans le temps.

Derrière les pratiques : des groupes sociaux aux intérêts divers :

  • 23 A l’exception de la contribution de Marie-Hélène Lechien (« ‘‘Petite bourgeoisie nouvelle’’ ou ‘‘no (...)
  • 24 En l’occurrence dans la quatrième et cinquième parties.

10Parler de l’évolution des facteurs de pouvoir social conduit alors à interroger les frontières qui existent entre les groupes sociaux. En respectant fortement la théorie bourdieusienne et en l’actualisant véritablement, les contributions restantes23 de l’ouvrage24 explorent cette voie.

Des classes sociales…

  • 25 Et auxquels s’ajoute un troisième axe, présenté par Bourdieu mais moins clairement lisible graphiqu (...)

11Dans La Distinction, Pierre Bourdieu donnait sa définition la plus ambitieuse d’une classe sociale : « La classe sociale n’est pas définie par une propriété […] ni par une somme de propriétés […] ni davantage par une chaîne de propriétés, toutes ordonnées à partir d’une propriété fondamentale […] mais par la structure des relations entre toutes les propriétés pertinentes qui confère à chacune d’elles et aux effets qu’elle exerce sur les pratiques, leur valeur propre » (p. 118, nous soulignons). On a surtout retenu de cette définition son application sous la forme du schéma bourdieusien de l’espace social fondé sur les deux axes principaux que sont le « volume de capital » et la « structure du capital »25 : les classes les plus favorisées disposent des plus grandes quantités de capital économique (revenu et patrimoine) et de capital culturel (culture générale incorporée, objectivée sous forme d’objets et niveaux de diplôme) par opposition aux moins favorisées, et il existe également une concurrence au sein de chaque classe entre la fraction dominante (détentrice, à niveau de capital global donné, d’une plus grande fraction de capital économique) et la fraction dominée (détentrice, à niveau de capital global donné, d’une plus grande fraction de capital culturel).

  • 26 « Réflexions sur la ‘‘petite bourgeoisie nouvelle’’ dans les années 2000 ».
  • 27 Dont feraient partie « les représentants en commerce, les artisans d’art et de l’ameublement, les d (...)

12Différents auteurs ont depuis repris cette proposition empirique pour en tester la validité contemporaine. Lise Bernard26 revient ainsi dans sa contribution sur les diverses catégories composant la « petite bourgeoisie nouvelle » de Pierre Bourdieu, autrement dit sur ce qu’on appelle par ailleurs les « classes moyennes », et en teste avec clarté la validité empirique actuelle. En observant la distribution des professions actuelles selon l’origine sociale et les stratégies matrimoniales, elle met en évidence l’existence de différents sous-groupes professionnels dans les régions intermédiaires de l’espace social, sous-groupes dont les caractéristiques ressemblent plus ou moins aux différentes « petites bourgeoisies » évoquées par Bourdieu. Parmi eux, une attention plus grande est portée aux nouvelles composantes de la « petite bourgeoisie nouvelle »27. Comme celle décrite par Pierre Bourdieu, elle assure sa position par l’usage de ressources culturelles non-scolaires associées aux « bonnes manières » mais, à la différence de celle décrite par Pierre Bourdieu, son implantation désormais ancienne dans le monde marchand la rend instable, non par manque d’assises commerciales mais par sa position à la frontière mobile entre le monde des indépendants et le monde des salariés. La richesse des outils méthodologiques de Pierre Bourdieu apparaît clairement quand on compare ce travail de Lise Bernard à celui d’Agnès Van Zanten dans son article « La compétition entre fractions des classes moyennes supérieures et la mobilisation des capitaux autour des choix scolaires ». Même si cette dernière propose une division différente des classes moyennes (aux frontières plus larges qu’auparavant) en quatre sous-groupes (plutôt que trois), son découpage apparaît également pertinent car il dépend de facteurs de pouvoir social qui prennent tout leur sens étant donné la pratique sociale étudiée. Autrement dit, les classes décrites se composent de « la structure des relations entre toutes les propriétés pertinentes qui confère à chacune d’elles et aux effets qu’elle exerce sur les pratiques, leur valeur propre » (p. 118, nous soulignons). Dans le cas présent, le facteur de pouvoir social jugé pertinent renvoie aux capacités inégales de conversion des capitaux propres en facteurs de réussite scolaire (avec l’opposition entre les « intellectuels » et les « technocrates), tandis que l’analyse de Lise Bernard insistait sur des capacités inégales d’assurer sa propre position sociale (et non celle de sa descendance).

… Qui n’existent qu’en pointillés

  • 28 « Ce qui existe, c'est un espace social, un espace de différences, dans lequel les classes existent (...)

13Par ces différents exemples, on voit que l’œuvre de Pierre Bourdieu tient sa richesse de la diversité des situations empiriques que peut appréhender sa méthodologie. A relire La Distinction, on peut d’ailleurs noter que cette situation était anticipée par Bourdieu qui écrivait que « la science ne peut retrouver les différences entre les classes sociales qu’à condition de les introduire d’emblée » (note 7, p. 20) pour les tester ensuite empiriquement. Aussi étrange que cette formule puisse paraître, elle permettait à Bourdieu de souligner par là l’importance de la prise de parole pour faire exister réellement (c’est-à-dire aussi bien dans les faits que dans les représentations) des phénomènes sociaux, dont il concluait – par analogie – que les groupes sociaux n’existent qu’en pointillés et qu’ils se « font » par l’activité sociale et politique28.

  • 29 « Retour sur les modes de production des opinions politiques ».
  • 30 « La production des opinions aux États-Unis, trente ans après La Distinction ».
  • 31 « Retour sur l'hypothèse de “l'homologie structurale” : les déplacements des catégories sociales da (...)

14Cet apport fondamental à la sociologie politique, retracée brillamment par Daniel Gaxie29 dans le présent ouvrage collectif, permet d’expliquer pourquoi la méthodologie de Pierre Bourdieu est également utile à l’analyse des prises de position politiques, à la fois comme pratique culturelle « comme les autres » et comme moyens sociaux de faire exister les frontières entre les groupes sociaux. Les contributions de Daniel Laurison sur le champ politique aux Etats-Unis30 et de Bruno Cautrès, Flora Chanvril et Nonna Mayer sur l’évolution du champ politique en France31 constituent alors des exemples de plus de la fécondité d’une telle méthode. Pour comprendre les pratiques de vote aux Etats-Unis, Daniel Laurison montre ainsi avec une analyse des correspondances multiples que la participation aux élections dépend du volume de capital (économique et culturel), et que le vote démocrate ou républicain dépend à la fois de l’orientation religieuse (croyance et pratique) et du type de résidence des individus. Dans le cas français, Bruno Cautrès, Flora Chanvril et Nonna Mayer décrivent également avec plusieurs analyses de correspondances multiples que c’est désormais l’appartenance au groupe des salariés ou des indépendants qui détermine le plus la tendance à voter respectivement gauche ou droite, et que le vote extrême-droite ou l’abstention s’oppose au vote écologique selon un axe dépendant principalement du niveau de capital culturel. Même si les résultats spécifiques sont ainsi différents d’un pays à l’autre (dans les facteurs de pouvoir social et dans les pratiques), la méthodologie à l’œuvre permet bien une meilleure connaissance du monde social et des frontières qui se font entre les groupes sociaux.

15On pourrait en conclusion dire de même de l’ensemble de l’ouvrage. Malgré quelques articles d’une qualité inférieure, ce qui est un impondérable de ce type de publication, Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu a le mérite de montrer la richesse d’une œuvre désormais classique pour la recherche sociologique contemporaine. A ce titre, il peut constituer une lecture riche en enseignements pour tout lecteur désireux de découvrir l’œuvre de Pierre Bourdieu et les diverses manières de l’employer pour analyser le monde social.

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Notes

1 Dont l’exemplaire Mythes et histoire des sciences humaines de Laurent Mucchielli retrace une partie.

2 Le programme complet peut être trouvé ici.

3 Le sommaire détaillé de l’ouvrage est disponible ici.

4 On fait ici référence à la session 5-1 du colloque intitulée « "Trente ans après" : approches diachroniques », et plus particulièrement à la contribution de Will Atkinson, « Plus ça change, plus c'est la même chose : Shifting substance and steadfast structure in the genesis of lifestyles in the UK », ainsi qu’à la session 8-1 intitulée « La construction d’espaces sociaux ».

5 Ce que font clairement Monique de Saint-Martin, Gisèle Sapiro et Michèle Lamont dans leurs articles respectifs.

6 « L’importance des variables dites de « capital » (culturel, économique, social…) ne tient pas à l’universalisation inconsciente de l’état contingent d’une structure sociale qui serait celle de la France des années 1970 : elle tient à ce que ces facteurs sont, plus que les autres, des pouvoirs et donc, des enjeux. Il revient à l’étude comparative d’analyser les différentes configurations de ces facteurs dans le temps et dans l’espace » (p. 88).

7 Nous y incluons les six contributions faisant partie du II. La Distinction, une œuvre phare de la sociologie de la culture, les 4 faisant partie du III. Perspectives internationales, l’article de Gérard Mauger dans le IV. La Distinction comme théorie des classes sociales, ainsi que deux des trois articles du VI. Nouveaux territoires (celui coécrit par Jean-Baptiste Comby et Matthieu Grossetête ainsi que celui de Frédéric Roux).

8 Peterson, Richard A., « Understanding audience segmentation: From elite and mass to omnivore and univore », Poetics n°21(4), 1992.

9 « La Distinction revisitée : l'espace des styles de vie britannique en 2003 » par Tony Benett, Modesto Gayo-Cal, Brigitte Le Roèux, Mike Savage, Elisabeth Silva, Alan Warde et David Wright.

10 « Dissonance et consonance dans l'amour de la musique contemporaine. Les limites de l'omnivorisme musical dans l'auditoire de l'Ensemble intercontemporain ».

11 « “Anything but Soul Food”. Goûts et dégoûts alimentaires chez les habitants d'un quartier gentrifié ».

12 « L'espace social, les pratiques quotidiennes et la ville. Repères pour une sociologie des divisions sociales et symboliques dans la ville de Porto » par Virgílio Borges Pereira.

13 « Le goût dominant comme goût traditionnel : préférences et aversions esthétiques des élites de São Paulo », par Carolina Pulici.

14 Chroniqué dans Lectures. On pourra aussi lire avec intérêt : Coulangeon & Lemel, « Les pratiques culturelles et sportives des Français : arbitrage, diversité et cumul », Economie & Statistique, n°423, 2009.

15 « Des jeunes “univores” ? Musique, ethnicité et (il)légitimité culturelle dans l'East-End londonien et en Seine-Saint-Denis ».

16 « Le rock est d’ailleurs écouté par des enquêtés plus âgés qui ont connu une ascension sociale par l’école et qui reviennent rétrospectivement sur leurs goûts musicaux » (p. 124).

17 Parmi lesquels on comptera également : « Les grands lecteurs de romans policiers. Plaisirs et appropriations lectorales entre logiques de trajectoires et informalisation du rapport à la culture », par Annie Collovard et Erik Neveu.

18 « Des pêcheurs distingués. L'espace des pratiques halieutiques ».

19 « La culture à l'échelle individuelle : la transférabilité en question », par Bernard Lahire.

20 Preuve en est que « la plus grande probabilité d’avoir un profil culturel dissonant se situe, d’abord et avant tout, dans les classes moyennes » (p. 165).

21 « Les homologies structurales : une magie sociale sans magiciens ? La place des intermédiaires dans la fabrique des valeurs ». Voir aussi un article déjà chroniqué testant empiriquement ces propositions théoriques : « La montée des intermédiaires », Actes de la Recherche en Sciences Sociales n°181-182, 2010.

22 On en trouvé une autre application, également chroniquée, dans l'article de Wenceslas Lizé, « Le goût jazzistique en son champ », Actes de la Recherche en Sciences Sociales n°181-182, 2010.

23 A l’exception de la contribution de Marie-Hélène Lechien (« ‘‘Petite bourgeoisie nouvelle’’ ou ‘‘nouvelles couches moyennes salariées’’ ? Retour sur un débat et sur un enjeu, la domination ») qui manque malheureusement de clarté quant à l’objectif de l’article et sa conclusion.

24 En l’occurrence dans la quatrième et cinquième parties.

25 Et auxquels s’ajoute un troisième axe, présenté par Bourdieu mais moins clairement lisible graphiquement : « et l’évolution dans le temps de ces deux propriétés (manifestée par la trajectoire passée et potentielle dans l’espace social) » (p. 128).

26 « Réflexions sur la ‘‘petite bourgeoisie nouvelle’’ dans les années 2000 ».

27 Dont feraient partie « les représentants en commerce, les artisans d’art et de l’ameublement, les détaillants en produits de beauté, produits de luxe ou biens culturels, les détaillants en ameublement ou décor, les cadres commerciaux, les assistants de la publicité et des relations publiques, ainsi que des professionnels de la mode, de la décoration, des arts graphiques et les photographes » (p. 271).

28 « Ce qui existe, c'est un espace social, un espace de différences, dans lequel les classes existent en quelque sorte à l'état virtuel, en pointillé, non comme un donné, mais comme quelque chose qu'il s'agit de faire ». (« Espace social et espace symbolique », Raisons pratiques, 1994). On pourra aussi relire avec intérêt « La grève et l’action politique », in Questions de sociologie, 1980 ; ou Ce que parler veut dire, 1982.

29 « Retour sur les modes de production des opinions politiques ».

30 « La production des opinions aux États-Unis, trente ans après La Distinction ».

31 « Retour sur l'hypothèse de “l'homologie structurale” : les déplacements des catégories sociales dans l'espace politique français depuis La Distinction ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Patrick Cotelette, « Actuel Bourdieu », Lectures [En ligne], Les notes critiques, mis en ligne le 23 octobre 2013, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12492 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12492

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Sujet

Alimentation

Consommation

Culture

Inégalités

Socialisation

Stratification sociale

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Rédacteur

Patrick Cotelette

Professeur normalien agrégé de Sciences Economiques et Sociales

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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