Marie Buscatto, La fabrique de l'ethnographe. Dans les rouages du travail organisé

Texte intégral
- 1 C'est-à-dire l'observation in situ caractérisée par la présence personnelle, effective, et d'une ce (...)
1L'objectif de cet ouvrage de Marie Buscatto est de montrer en quoi et comment les « ethnographies du travail organisé » permettent d'aborder des questionnements sociologiques de manière spécifique et d'enrichir les possibilités d'étude et d'interprétation des phénomènes sociaux contemporains. S'appuyant sur des exemples de ses propres travaux de recherche et ceux d'autres chercheur-e-s - s'inscrivant principalement dans la tradition interactionniste américaine et son prolongement, tels notamment Howard Becker et Anselm Strauss -, l'auteure met en exergue la pertinence de la démarche 1 pour saisir « les logiques d'action des travailleur-e-s telles qu'elles s'expriment dans leur activité quotidienne de travail, tout en accédant aux processus sociaux de production, de légitimation et de transformation des phénomènes ainsi constitués » (p. 4).
- 2 Le propos de l'auteure étant d'en baliser les contours, et non pas de retracer l'histoire de la soc (...)
2Dans le premier chapitre, l'auteure revient brièvement sur les fondements historiques des sciences sociales, l'héritage durkheimien et son idéal de science « positive », et les débats épistémologiques actuels. Face à l'impossible idéal d'assimilation des sciences sociales au modèle positif, refusant également la voie post-moderne, l'auteure argumente et se positionne en faveur d'une démarche réflexive2 de l'activité scientifique. Démarche réflexive caractérisée par son processus de recherche, entre engagement et distanciation, et par quelques-uns de ses principes largement partagés : la construction d'une théorie ancrée dans les données recueillies dans le travail d'enquête, l'usage de techniques variées, la restitution des résultats aux personnes observées, l'analyse des conditions sociales de production de l'enquête (et spécifiquement la relation d'enquête), l'usage critique des techniques d'enquête. Ensuite, à travers des exemples de travaux de recherche s'étant intéressés aux stratégies de résistance et aux pratiques autonomes de salarié-e-s en entreprise notamment, l'auteure montre en quoi l'ethnographie est un moyen privilégié d'accéder et de rendre « visibles » les pratiques des acteurs en situation de travail organisé. L'observation in situ apparaît alors comme une méthode permettant de rendre compte à la fois de la diversité des formes de résistance et des raisons de résister.
- 3 Voir Strauss, Anselm (1992) La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionniste, (...)
3Partant, l'auteure développe dans le troisième chapitre les apports spécifiques de la méthode ethnographique dans l'étude des dynamiques organisationnelles. Elle revient tout d'abord sur deux traditions d'analyse des organisations bien installées dans la recherche en sciences sociales, à savoir les théories des organisations (notamment les travaux de Crozier et Friedberg, R. Sainsaulieu, Dubar), et surtout l'analyse des organisations comme « ordre négocié » théorisé initialement par A. Strauss3, dans ses travaux de tradition interactionniste où l'enquête par observation a été fondamentale dans la construction de cette théorisation, fondée sur un travail processuel et continu sur les données empiriques (grounded theory).
4S'appuyant ensuite sur sa recherche dans un centre d'appels téléphoniques - spécialisé dans la vente et la gestion de produits d'assurance - étude sur la « socialisation organisationnelle », l'auteure en montre la complexité à travers la multiplicité des comportements, des interactions des acteurs organisationnels, la diversité des rationnalités qui les sous-tendent, leur intelligibilité en regard du contexte socio-économique dans lequel ils s'inscrivent. Il apparaît notamment que les salarié-e-s sortent la production conformément aux directives managériales, tout en refusant d'appliquer scrupuleusement les nouveaux comportements commerciaux. En outre, ils adoptent des comportements de protection face au stress et à la fatigue que peuvent représenter l'activité téléphonique. La compréhension sociologique du travail organisationnel suppose de prendre en compte ces pratiques, que - souvent - seule l'observation in situ permet d'identifier. Ainsi, retraçant le cheminement de sa recherche, l'auteure met en évidence un double avantage de l'ethnographie, à savoir « d'identifier des comportements en acte qui ont suscité ces interrogations a priori exclues de l'enquête et de donner les moyens empiriques d'y répondre en nous situant au croisement des différentes possibilités d'interprétation » (p. 72). L'auteure argumente enfin en faveur de l'exigence et possibilité d'inscrire « l'organisation » dans son environnement sociétal à travers la contextualisation, la comparaison horizontale et l'étude de cas élargie, soulevant également la question des possibilités de généralisation des analyses sociologiques.
- 4 Becker, Howard S.(1988[1982]), Les mondes de l'art, Paris : Flammarion
5Dans le quatrième chapitre, l'auteure développe la pertinence de la démarche ethnographique dans l'étude du travail artistique. Face à la valorisation de l'inspiration individuelle caractérisant les mondes de l'art4, nombreux sont les chercheur-e-s s'étant intéressé-e-s et s'intéressant aux ressorts collectifs de l'acte créatif. S'appuyant également sur ses travaux sur les musiciennes de jazz, l'auteure montre les tensions et paradoxes que provoquent chez les artistes cette inscription dans le registre vocationnel.
- 5 Buscatto, Marie (2003), « Chanteuse de jazz n'est point métier d'homme. L'accord imparfait entre vo (...)
6Enfin, dans le dernier chapitre, M. Buscatto s'intéresse à la contribution de l'ethnographie dans les recherches liées aux problématiques portant sur le genre. C'est à nouveau à travers des exemples qu'elle met en relief les « processus de différenciations sexuées » observés dans différents contextes (p.113 et ss). Inscrivant ses analyses dans la perspective d'« arrangement entre les sexes » (Goffman), celles-ci permettent de faire voir les normes « masculines » implicites dans les organisations syndicales, qui ont pu être identifiées grâce à l'observation in situ. Elle revient également sur ses travaux sur les chanteuses de jazz pour montrer la pertinence de l'ethnographie dans l'identification et compréhension des stéréotypes sociaux féminins, la dévalorisation professionnelle de ces femmes, le difficile accès des femmes aux réseaux masculins des hommes instrumentistes. Ses travaux de recherche ayant notamment consisté à « révéler les processus sociaux implicites de hiérarchisation entre les musiciens de jazz qui situent « naturellement » les chanteuses, même les plus reconnues, aux échelons inférieurs de la scène du jazz français »5, c'est ici encore par l'observation que ces processus de production et de légitimation de la hiérarchisation musicale ont pu être appréhendés, dans l'interaction entre instrumentistes et chanteuses en tant que lieu principal de son expression et de leur négociation.
- 6 Cette conception des choix méthodologiques dans la recherche étant dans une grande mesure partagée (...)
7Loin des débats paradigmatiques quant aux différentes théories relatives aux organisations, et aux différentes méthodes pour aborder l'organisation collective des activités, le propos de l'ouvrage est essentiellement de montrer les apports spécifiques de l'ethnographie qui, de par la rigueur de l'observation et le cadre réflexif dans lequel elle s'inscrit, permet d'enrichir la ou les théories sociologiques du travail et des organisations, dans une démarche de conceptualisation contrôlée empiriquement. Une ethnographie comme stratégie d'enquête, le choix d'une méthode et son agencement toujours envisagée de par son adéquation avec l'objet étudié et les problématiques envisagées, ainsi que les modalités d'enquête rendues possibles par le terrain observé6. Peut-être une mise en perspective dialogique plus approfondie entre les travaux de l'auteure et les autres formes d'analyses et théorisations organisationnelles, ou une exemplification plus appuyée de l'alliance entre l'observation et d'autres types de recueil de données (entretiens, documents, etc) selon les objets et problématiques, auraient permis de mettre plus en relief encore la pertinence de l'approche ethnographique, mais également ses limites. Mises en perspective laissées au soin des lecteurs et lectrices de cet ouvrage, qui peut constituer à la fois un support introductif et synthétique sur l'ethnographie du travail organisé, et une ouverture à des questionnements plus spécifiques de par la richesse et diversité des thématiques abordées.
Notes
1 C'est-à-dire l'observation in situ caractérisée par la présence personnelle, effective, et d'une certaine durée du ou de la chercheur-e dans la vie du groupe ou des groupes étudiés (p. 5)
2 Le propos de l'auteure étant d'en baliser les contours, et non pas de retracer l'histoire de la sociologie et l'ethnologie, ni de s'engager dans une étude approfondie du statut des sciences sociales en tant que « science » ou encore du processus de recueil et d'interprétation des données. Concernant ces questionnements complémentaires et parmi la riche littérature disponible, voir par exemple Passeron, Jean-Claude (1991), Le raisonnement sociologique. L'espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris : Nathan ; Olivier de Sardan, Jean-Pierre (1996) ; « La violence faite aux données. De quelques figures de la surinterprétation en anthropologie », in Enquête, n°3, pp. 31-59 ; et Ghasarian, Christian (s.d.) (2004), De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris : Armand Colin
3 Voir Strauss, Anselm (1992) La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionniste, Paris : L'Harmattan (Coll. Logiques sociales), pour ses travaux de recherche sur le monde social médical, notamment. Pour un exemple de publication récente s'inscrivant dans la continuité de cette tradition, articulant étude par observation (et d'autres méthodes de recueil de données) et contextualisation socio-historique, le lecteur ou la lectrice intéressée pourra lire l'ouvrage de Castra, Michel (2003), Bien mourir. Sociologie des soins palliatifs, Paris : PUF.
4 Becker, Howard S.(1988[1982]), Les mondes de l'art, Paris : Flammarion
5 Buscatto, Marie (2003), « Chanteuse de jazz n'est point métier d'homme. L'accord imparfait entre voix et instrument », Revue française de sociologie, vol. 44 (1), pp. 35-62.
6 Cette conception des choix méthodologiques dans la recherche étant dans une grande mesure partagée au sein des sciences sociales. Parmi les nombreuses références liées à ces questions, nous renvoyons par exemple au numéro Sociologie de l'art OPuS 9-10, Questions de méthode, Paris : L'Harmattan, 2006, pour ce qui concerne le domaine de la sociologie des arts, et notamment à la contribution de N. Heinich dans l'ouvrage.
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Référence électronique
Laëticia Stauffer, « Marie Buscatto, La fabrique de l'ethnographe. Dans les rouages du travail organisé », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 janvier 2011, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/1241 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.1241
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