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Laurent Roesch, Les Etats-Unis : de L’« Etat-providence » à l'Etat pénal

Lionel Francou
Les Etats-Unis : de L' "Etat-providence" à l'Etat pénal
Laurent Roesch, Les Etats-Unis : de L' "Etat-providence" à l'Etat pénal, Le Bord de l'eau, 2013, ISBN : 978-2-3568-7260-9.
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Texte intégral

1Sur les cinq dernières décennies, l’inconscient collectif d’un grand nombre de citoyens américains s’est transformé, lentement mais sûrement : des discours médiatiques et politiques ont instillé la peur et le rejet dans leurs représentations sociales. Les populations afro-américaines en furent les principales victimes. Parallèlement, les politiques publiques ont pris un tournant répressif. Elles sont désormais orientées vers la responsabilisation des individus et leur punition (par la suppression des aides sociales ou l’emprisonnement) s’ils échouent, sans tenir compte des difficultés sociales rencontrées (chômage, discriminations, etc.). La police, la justice ou les professionnels de l’aide sociale, notamment, sont devenus les acteurs d’un ordre répressif. Ce processus étudié par l’auteur trouve ses racines au XIXsiècle et s’est accéléré à partir de la deuxième moitié du XXsiècle ; ce qui a conduit, dans les années 1990, à une véritable « régression sur le plan social et humain pour les populations déshéritées des grandes villes » (p. 168).

  • 1 La page de l’auteur sur le site de l’Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse, consultée le 03/ (...)

2Dans cet ouvrage, Laurent Roesch, Maître de conférences en civilisation américaine1, aborde les thèmes de la prison, de la délinquance ou de la précarité, sans pour autant se limiter à ces sujets. Il propose une analyse d’un processus insidieux qui a entraîné, dans la société américaine, la mutation des normes sociales et légales, ainsi que des représentations collectives. Progressivement, la rationalité gouvernementale à l’œuvre qui était celle d’un Etat fournissant une aide sociale à ses citoyens dans le besoin, a été remplacée par la logique du « tout sécuritaire ». En cinq chapitres, l’auteur retrace les origines de cette mutation et s’intéresse à l’évolution des discours politiques et des textes législatifs, ainsi qu’aux conséquences pratiques en découlant, principalement pour la minorité afro-américaine. Comme le met en évidence l’auteur, il ne fait pas bon être un jeune Noir vivant dans un quartier urbain défavorisé aux Etats-Unis.

3Le premier chapitre présente le concept des « classes dangereuses » qui est utilisé au XIXsiècle pour qualifier certains pauvres non-méritants caractérisés par leur faiblesse morale, par opposition à ceux qui se construisent par le travail et/ou la famille. Ce concept « contribua à créer un lien entre pauvreté et criminalité qui perdure jusqu’à aujourd’hui dans bon nombre de nos sociétés occidentales » (p. 19). Les classes sociales les plus favorisées cherchèrent déjà à l’époque à contrôler et réprimer ces fauteurs de troubles potentiels catalysant une série de peurs, notamment celle de la survenance d’un désordre social à même de bousculer les fondements de leur société.

4Ensuite vient une analyse du discours politique sur les thèmes de la criminalité et de l’insécurité dans les années 1960-1970. La question de la loi et de l’ordre émerge lors des élections présidentielles de 1964. L’insécurité, les émeutes raciales et l’ordre public sont instrumentalisés à des fins politiques et électives bien que l’Etat fédéral américain n’ait en réalité que peu à dire sur ces matières qui dépendent, dans une large mesure, d’autres niveaux de pouvoir.

  • 2 Sur le rôle joué par les médias dans la formation du « sentiment d’insécurité » et la stigmatisatio (...)

5Dans le troisième chapitre, l’auteur analyse « La politique fédérale de la loi et de l’ordre dans les années 1980 et 1990 ». Le Président Reagan focalise son intérêt sur la délinquance de rue aux dépens d’autres formes de criminalité (en col blanc) ou de violence (domestique). La responsabilité individuelle des délinquants est mise en avant et justifie leur punition, sous forme d’emprisonnement. La guerre à la pauvreté devient une « guerre [menée] aux pauvres eux-mêmes » s’appuyant sur la prison et la police pour réguler la société. Les médias suivent2 et s’en prennent principalement aux Noirs. L’exclusion augmente parallèlement à l’implémentation de ces politiques. Des peines de prison minimales obligatoires sont imposées pour les délits relatifs à la drogue qui sont en conséquence punis plus sévèrement que des faits de violence. Ces peines, toujours en vigueur aujourd’hui, vont « pénaliser la misère ».

6C’est à l’ « insécurité sociale », découlant notamment du détricotage du système de protection sociale qui s’accélère dans les années 1990, qu’est dédié le quatrième chapitre. L’aide sociale est globalement réduite afin de diminuer les coûts de politiques publiques qui favoriseraient la complaisance du pauvre dans une situation trop confortable. À défaut d’assister à une « responsabilisation » des individus, la pauvreté augmente, tout comme les emplois précaires ou le chômage. Il s’agit d’une véritable « entreprise de démantèlement » des acquis sociaux. Lorsque la situation économique se détériore, les pauvres sont les premiers à en souffrir et la « débrouille » s’impose pour survivre, ce qui encourage le développement de l’économie souterraine.

7Le dernier chapitre concerne l’ « avènement de l’Etat carcéral ». Une inflation carcérale spectaculaire se produit, découlant non pas d’une hausse des délits, mais bien de la construction d’un « arsenal juridique (…) [qui] a permis la mise sous tutelle de populations jugées dangereuses ou indésirables » (p. 119). Cet emprisonnement massif est une forme exacerbée de contrôle social exercé sur des populations rencontrant de nombreuses difficultés ; ces dernières s’accumulent puisque la loi prive les familles de détenus de toute aide sociale. À cela s’ajoute une surveillance et un fichage accrus à l’aide des technologies, ainsi que des mesures « exceptionnelles », justifiées par la lutte contre le terrorisme, s’inscrivant dans la durée.

  • 3 Sur cette question, voir le compte rendu de Pascal Décarpes (2012), « Frédéric Chauvaud, Christian (...)
  • 4 Loïc Wacquant (2009), Punishing the poor. The neoliberal government of social insecurity, Durham, D (...)
  • 5 Pour la France, on lira avantageusement l’ouvrage de N. Bourgoin (2013), La révolution sécuritaire (...)

8L’auteur conclut en soulignant l’inefficacité de plusieurs décennies de politiques publiques qui, à défaut de résoudre des problèmes sociaux ou d’en diminuer l’envergure, ont accru la pression sur les plus pauvres et les minorités ethniques. Le jeune Noir défavorisé est devenu un bouc-émissaire bien utile pour « détourner l’attention du public à un moment où l’Etat se désengage et où l’insécurité sociale gagne du terrain » (p. 158)3. Soulignons que la clarté de cet ouvrage le rend accessible à tout lecteur intéressé par ces questions. Bien que cet ouvrage ne présente pas une analyse construite sur base de sources primaires, et que le sujet soit déjà au centre de nombreux travaux, dont ceux de Loïc Wacquant4, il a un intérêt certain. Notamment parce que ce contexte national, où « La lutte contre la criminalité de rue fait écran à la nouvelle question sociale qu’est la généralisation de la précarité dans les milieux prolétaires urbains » (p. 11), n’est pas sans rappeler les réalités sociales propres à d’autres pays touchés par des processus similaires5.

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Notes

1 La page de l’auteur sur le site de l’Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse, consultée le 03/10/2013. URL : http://www.univ-avignon.fr/en/research/annuaire-chercheurs/membrestruc/personnel/roesch-laurent.html.

2 Sur le rôle joué par les médias dans la formation du « sentiment d’insécurité » et la stigmatisation de certains groupes sociaux, voir notamment Laurent Mucchielli (2002), Violences et insécurité : fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte.

3 Sur cette question, voir le compte rendu de Pascal Décarpes (2012), « Frédéric Chauvaud, Christian Moncelet, Solange Vernois, Jean-Claude Gardes, Boucs émissaires, têtes de Turcs et souffre-douleur », Lectures [En ligne], consulté le 3 octobre 2013. URL : http://lectures.revues.org/9103.

4 Loïc Wacquant (2009), Image 1.pngPunishing the poor. The neoliberal government of social insecurity, Durham, Duke University press.

5 Pour la France, on lira avantageusement l’ouvrage de N. Bourgoin (2013), La révolution sécuritaire (1976-2012), Nîmes, Champ social éditions, dont un compte rendu est disponible en ligne sur Lectures : http://lectures.revues.org/11077, consulté le 3 octobre 2013.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lionel Francou, « Laurent Roesch, Les Etats-Unis : de L’« Etat-providence » à l'Etat pénal », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 octobre 2013, consulté le 09 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12401 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12401

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