Serge Audier, La pensée solidariste. Aux sources du modèle social républicain

Texte intégral
- 1 Voir Bruno Jobert (dir.), Le tournant néolibéral en Europe, Paris, L'Harmattan, 1994
- 2 C'est-à-dire, au-delà du seul régime constitué des quatre branches de l'assurance contre les accide (...)
- 3 Au profit du général de Gaulle et du Parti communiste français, considérés comme les seuls « parent (...)
- 4 Comme Denis Kessler, président du réassureur Scor et ex-numéro 2 du Medef, qui expliquait il y a qu (...)
- 5 Voir L'autonomie des assistés, Paris, PUF, 2009
1Alors que les gouvernements qui se succèdent depuis le « tournant néolibéral » 1 entamé depuis quatre décennies semblent bien décidés à mettre à bas les institutions composant la « sécurité sociale » dans son acception la plus large 2, il n'est pas inutile de se pencher à nouveau sur les origines -philosophiques comme politiques- de ces dernières. Sans être leur architecte exclusif, le courant solidariste a cependant exercé une influence décisive mais largement occultée 3 dans cette entreprise dont les enjeux semblent ainsi aujourd'hui mal compris - ou au contraire trop bien par certains 4. Il n'en subsiste pour autant aujourd'hui essentiellement qu'une « étiquette » invoquée périodiquement par tel ou tel orateur politique, accolée éventuellement au seul nom de Léon Bourgeois, mais le « fond » et la complexité de ce courant de pensée est largement tombée dans l'oubli - volontaire ou non. Il n'est qu'à constater le glissement sémantique de la notion de « solidarité » qui, d'interdépendance des membres d'une société, en est devenue aujourd'hui un synonyme mou de « charité ». Un glissement qui a cependant des effets bien au-delà des discours, comme le révèle le retour d'un certain moralisme et d'une « inversion de la dette sociale », mise en évidence notamment par Nicolas Duvoux à propos des allocataires de minimas sociaux 5.
2Serge Audier propose donc dans cet ouvrage de (re)découvrir les linéaments de cette pensée multiple et complexe, sans ignorer ses contradictions et limites, en en revenant aux textes eux-mêmes. Ou plus exactement à de brefs extraits commentés et regroupés de manière thématique. Cette anthologie est comme il se doit précédée d'une longue introduction (106 pages !), dans laquelle l'auteur rappelle qu'il existe non pas un mais des courants solidaristes. Le plus souvent catholiques dans les pays voisins, Allemagne et Italie en tête, le mouvement français se caractérise ainsi par ses penchants laïques et républicains. C'est donc dans la décennie 1890 que monte en puissance ce dernier, et la notion de « solidarité » qu'il porte, sous l'action d'hommes comme Charles Gide et Léon Bourgeois - dont Audier retrace avec précision la trajectoire politique-, mais aussi Ferdinand Buisson et Célestin Bouglé. La doctrine « solidariste » qui s'impose à la fois sur le plan idéologique et politique à cette période puise ainsi à plusieurs sources : la Révolution de 1789, dont les auteurs « solidaristes » revendiquent comme nombres de leurs contemporains l'héritage, mais sans manquer cependant d'y dénoncer le jacobinisme et sa volonté d'abolir les corps intermédiaires-, la montée d'un « Etat hygiéniste » et de la notion de santé publique, étroitement liée à la révolution pasteurienne, et enfin, évidemment, aux mouvements mutualiste et coopératif. Ces héritages, auxquels il faudrait ajouter d'autres influences, comme le positivisme comtien et évidemment la sociologie d'Emile Durkheim, même si ce point a fait l'objet d'une controverse entre les tenants de cette filiation - de Rosanvallon à Castel en passant par Furet...- et un Jean-Fabien Spitz qui soutient au contraire que le solidarisme français n'a rien de spécifique et s'inscrit dans la lignée du « républicanisme mondial » qui irait de Cicéron à Philip Pettit avec comme fil directeur les thèmes du « règne de la loi » et la liberté comme « absence de domination » (p.53).
- 6 On peut ainsi se demander si aujourd'hui on n'aurait pas d'une certaine manière perdu à la fois de (...)
3Serge Audier propose ensuite d'examiner les tensions non plus autour mais internes au solidarisme et esquisse ce faisant une typologie des solidarismes pour mieux les faire apparaître. Il distingue ainsi un « solidarisme juridique », laïc et porté notamment par le franc-maçon Bourgeois, d'un « solidarisme évangélique », dont les tenants sont Gide, fervent protestant, ou Secrétan, qui privilégient ainsi le concept de charité à celui de solidarité. Une synthèse des deux est cependant avancée dès cette époque, le « socialisme libéral », à distinguer de sa version contemporaine bien évidemment, mais qui réconcilie radicaux-socialistes et catholiques sociaux dans l'ambition partagée de « dépasser la double impasse que représente, selon eux, le libéralisme économique et le socialisme collectiviste » (p.66). On peut ainsi repérer cependant dès cette époque chez les solidaristes une réticence à envisager la contradiction des intérêts entre classes sociales - conséquence logique de la mise en avant de l'interdépendance de toutes et tous- 6. Autre question importante envisagée à l'époque et évacuée depuis: celle du cadre pertinent dans lequel penser la solidarité. Alors que sa matérialisation concrète s'est construite dans et conjointement au cadre stato-nationale, il y a un véritable défi, encore plus prégnant aujourd'hui consistant à le dépasser, et que les solidaristes avaient entrevu contrairement aux responsables actuels, ainsi que l'a résumé Marie-Claude Blais, à la suite de Marcel Gauchet, en écrivant que « le mot de solidarité aurait gagné en extension ce qu'il aurait perdu en pertinence : devenu presque un « slogan vide » correspondant au ''bain diffus de la société universelle du genre humain'' », l'emblème ambigu et trompeur de la compassion humanitaire et d'une communauté européenne non démocratique, il serait toujours plus déconnecté de la souveraineté nationale et de la délibération démocratique à l'âge de l'individualisme exacerbé et du sacre des droits de l'Homme » (La solidarité. Histoire d'une idée, Paris, Gallimard, 2007, p.330, citée p.70).
- 7 Voir Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Paris, Seuil, 2003
- 8 Le principe responsabilité, Paris, Cerf, 1992 [1979]
4Buisson, Bouglé ou Bourgeois furent ainsi en leur temps des promoteurs actifs de la paix et de la Société des nations (SDN), également conscients de la nécessité d'une « harmonisation socio-économique planétaire » et d'un « esprit public mondial » alors que se déployait la « première mondialisation » 7. A travers les invocations actuelles à l'esprit de la Déclaration de Philadelphie, fondant en 1944 l'Organisation Internationale du Travail (OIT), ou à la nécessité d'une régulation internationale ferme, Serge Audier se demande enfin si on assiste pas malgré tout à un retour de la pensée solidariste, même si celle-ci n'est pas explicitement invoquée comme telle. Encore que, sous la plume d'un Pierre Laroque ou ensuite d'un Robert Castel, la notion de « propriété sociale », et avec elle l'idée que la sécurité sociale constituait un levier indispensable pour permettre l'autonomie individuelle de chacun, a explicitement été reprise à Célestin Bouglé. Se pose enfin la question de l'actualisation de cette idée dans un contexte où la société salariale semble en « crise ». Serge Audier présente ainsi les différentes propositions actuellement débattues publiquement, de l'allocation universelle aux droits à la mobilité, en pointant l'accent qu'ils portent en commun sur la nécessité de prévenir plutôt que réparer les effets négatifs du marché, un souci que l'on trouvait déjà au coeur des écrits solidaristes. Parmi les héritiers actuels du solidarisme se trouvent également, comme l'avance Audier, les promoteurs de l'« associationisme », tels Robert Putnam, ceux de l'anthropologie du don, que l'on retrouve entre autres autour de la Revue du MAUSS, ou encore les tenants d'une solidarité internationale ou transgénérationnelle, inspirés par le « principe responsabilité » d'Hans Jonas actualisant l'impératif catégorique kantien 8.
- 9 La politique radicale, Paris, Giard et Brière, 1908
- 10 Paris, Seuil, 1978
- 11 Affirmation toutefois ambiguë qui n'est pas sans faire écho aujourd'hui aux partisans de la théorie (...)
5Suite à cette longue et dense introduction, Serge Audier propose donc de lire « dans le texte » les écrits des auteurs solidaristes, sans en occulter les nuances et même les divergences. Court - d'une à quatre pages, quitte à devoir être tronqué, chacun est ainsi introduit par un bref paragraphe qui permet de le contextualiser, et est classé au sein d'un des thèmes retenus par l'auteur. Il commence logiquement par montrer comment les intéressés présentent la doctrine solidariste, avant d'examiner les racines que les uns et les autres revendiquent. Dans un troisième temps, il propose de se pencher sur le rapport entre solidarisme et démocratie, avec notamment un discours particulièrement pénétrant de Léon Bourgeois, où celui-ci remarque qu' « il y a des servitudes économiques qui pèsent sur la volonté humaine aussi lourdement que les servitudes légales », avant d'interroger, de manière rhétorique : « la volonté du travailleur est-elle vraiment libre lorsque son existence dépend de la puissance arbitraire du capital ? » (p.147), tandis que Ferdinand Buisson note dans un ouvrage de 1908 9 que « si la nation se compose de possédants et de non-possédants, d'hommes qui travaillent et d'hommes qui font travailler, de patrons et de salariés, il subsiste en fait deux classes dans la société. L'apparence d'égalité politique ne peut nous masquer la réelle, la profonde inégalité économique avec toutes ses répercussions sur toute la vie publique et privée » (cité p.152). Soixante-dix ans avant la publication du Cens caché de Daniel Gaxie 10, l'essentiel était déjà vu... La partie suivant est consacré aux exposés du solidarisme comme doctrine, avec de larges extraits de Léon Bourgeois encore, avant que ne lui succède une partie sur les critiques adressées à cette dernière : Alphonse Darlu lui reproche ainsi de vouloir fonder scientifiquement ce qui relève en fait de la morale, tandis qu'Alfred Fouillée - pourtant l'un des piliers du courant-, reproche à ses homologues un certain flou conceptuel, tandis que Dominique Parodi critique a contrario un insuffisant ancrage sociologique de cette doctrine. Considéré comme le père de la définition juridique du « service public », Léon Duguit reproche pour sa part les hésitations des tenants de la doctrine solidariste en affirmant au contraire que la solidarité comme interdépendance est un fait, « le mal d'un seul touche tous les autres, le bonheur d'un seul profite à tous les autres » 11 (p.204). Sont ensuite abordés dans les parties suivantes les relations entre solidarité et charité, dont on a vu qu'elles faisaient débat entre chrétiens sociaux et radicaux, avec le libéralisme et l'individualisme, puis avec le socialisme. Sont enfin envisagées les applications socio-économiques du solidarisme, vaste domaine s'il en est, qui va du mouvement coopératif à l'adoption de lois sur les accidents du travail (1898) ou les retraites ouvrières et paysannes (1910), « qui posent les germes, sur un mode sinueux et fort lacunaire, de la protection sociale telle qu'elle se construira au début des années 1930, et moins directement, en 1945 » (p.202), du fait des fortes oppositions conservatrices, catholiques et libérales. Des thématiques a priori aussi différentes que les préoccupations hygiénistes et l'indemnisation du chômage sont également envisagées et justifiées par les principes posés par le solidarisme.
6Si à la lecture nombre de ces textes frappent autant par leur éloquence et leur actualité, certains peuvent apparaître cependant quelque peu surannés, teintés qu'ils sont d'un « moralisme » quelque peu naïfs - notamment dans l'avant-dernière partie consacrée à la question de l'éducation au solidarisme- ou de métaphores biologisantes (le fameux organicisme social) qu'il faut cependant replacer dans le contexte de l'époque. Il n'en reste pas moins que la clairvoyance et l'audace des auteurs quelque peu disparates rassemblés sous cette étiquette de « solidaristes » n'en est pas moins impressionnante pour un lecteur de ce début de 21e siècle. On ne peut que saluer l'entreprise de Serge Audier de les avoir ainsi exhumé. Dernier exemple : dans une conférence donnée en 1913 sur « l'organisation internationale de la prévoyance sociale », Léon Bourgeois remarquait ainsi déjà que « l'assurance obligatoire avec la triple contribution du patron, de l'ouvrier et de l'État, donne satisfaction à l'idée de justice, mais elle fait peser une lourde charge sur les budgets publics et privés ; cette charge paraîtra légère si elle pèse également sur les concurrents étrangers. Et d'une façon générale, l'entente internationale paraît nécessaire dès qu'on veut établir, comme on le propose de bien des côtés, l'équivalence de traitement entre les ouvriers étrangers et indigènes en matière d'assurance sociale. Enfin, j'ai à peine besoin de rappeler à quel point la question des migrations du travail est pour notre Association du chômage une question essentiellement internationale. Pays neufs d'Amérique et d'Australie, vieilles nations d'Europe et d'Asie y ont des intérêts tantôt semblables, tantôt contradictoires. Comment imaginer une législation qui garantisse à la fois les intérêts et les droits des pays d'émigration et des pays d'immigrations et les intérêts et les droits des travailleurs de chacun de ces pays, sans conventions d'État à État, sans ententes internationales ? » (p.335). Le moins que l'on puisse dire, c'est que la réflexion sur ces questions ne semble guère avoir progressé depuis un siècle. Au contraire...
Notes
1 Voir Bruno Jobert (dir.), Le tournant néolibéral en Europe, Paris, L'Harmattan, 1994
2 C'est-à-dire, au-delà du seul régime constitué des quatre branches de l'assurance contre les accidents et maladies professionnels, la retraite, la santé et la famille, l'ensemble des protections attachées au statut salarial dont Robert Castel a, notamment, bien retracé l'édification (voir Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995), et décrit l'effritement récent et sa portée (voir La montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009)
3 Au profit du général de Gaulle et du Parti communiste français, considérés comme les seuls « parents » de la Sécurité sociale française
4 Comme Denis Kessler, président du réassureur Scor et ex-numéro 2 du Medef, qui expliquait il y a quelques années que l'objectif premier consistait à « sortir de 1945, et défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance » (voir « Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde ! », Challenges, 4 octobre 2007)
5 Voir L'autonomie des assistés, Paris, PUF, 2009
6 On peut ainsi se demander si aujourd'hui on n'aurait pas d'une certaine manière perdu à la fois de vue l'idée de solidarité de fait et celle de la lutte des classes...Concernant l'évacuation des PCS des enquêtes sociologiques, notamment statistiques, voir l'article important d'Emmanuel Pierru et Alexis Spire, « Le crépuscule des catégories socioprofessionnelles », Revue française de science politique, vol.52, n° 3, 2008, pp.457-481
7 Voir Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Paris, Seuil, 2003
8 Le principe responsabilité, Paris, Cerf, 1992 [1979]
9 La politique radicale, Paris, Giard et Brière, 1908
10 Paris, Seuil, 1978
11 Affirmation toutefois ambiguë qui n'est pas sans faire écho aujourd'hui aux partisans de la théorie du « ruissellement » (trickle down), selon lesquels l'enrichissement des plus riches est un bien car ses effets en rejailliront sur les autres...
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Référence électronique
Igor Martinache, « Serge Audier, La pensée solidariste. Aux sources du modèle social républicain », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 janvier 2011, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/1240 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.1240
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