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Dominic Thomas, Noirs d’encre. Colonialisme, immigration et identité au cœur de la littérature afro-française

Clément Dessy
Noirs d'encre
Dominic Thomas, Noirs d'encre. Colonialisme, immigration et identité au coeur de la littérature afro-française, Paris, La Découverte, coll. « cahiers libres », 2013, 304 p., préf. Achille Mbembe, post. Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, trad. Dominique Haas et Karine Lolm, ISBN : 9782707174925.
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Texte intégral

  • 1 Urbana, University of Illinois Press, 1998.
  • 2 Wuppertal, Peter Hammer Verlag, 2006.
  • 3 Paris, L’Harmattan, 2003.

1Ce livre révèle au public français une étude capitale, publiée en 2007 et connue jusqu’alors des spécialistes sous le titre de Black France. Colonialism, Immigration, and Transnationalism. Il s’attache à démêler les processus identitaires à l’œuvre dans les fictions de la littérature afro-française. Pour cet ouvrage qui est présenté comme une « traduction adaptée », on remarquera le choix d’un titre hélas opaque s’il n’était aidé par son sous-titre. On évite néanmoins de la sorte une collusion avec un faisceau de parutions et d’événements apparentés tels le livre collectif La France noire. Trois siècles de présences des Afriques, des Caraïbes, de l’océan Indien et d’Océanie (Paris, La Découverte, 2011), dirigé par Pascal Blanchard (postfacier du présent ouvrage), Sylvie Chalaye, Éric Deroo, Dominic Thomas (lui-même) et Mahamet Timera, ou encore la série documentaire Noirs de France sur France Télévisions en 2012. On regrettera d’autant moins ce choix d’intitulé que de nombreux ouvrages importants en ce domaine déclinaient déjà leur titre en s’inspirant du même modèle sémantique : outre, le précédent cité, nous songeons aussi à Black Paris. The African writers’ landscape de Jules-Rosette Bennetta1, Black Paris. Kunst und Geschichte einer schwarzen Diaspora dirigé par Kerstin Pinther, Bettina von Lintig et Tobias Wendl2, Afrique sur Seine d’Odile Cazenave3, etc.

2Le livre de Dominic Thomas complète néanmoins utilement et avec une grande finesse d’observation les ouvrages précédents. Les textes littéraires qui constituent son corpus d’étude, traversent la période coloniale, mais et aussi surtout la période qui a succédé à cette dernière. Ils sont appréhendés par l’auteur comme les lieux privilégiés où se révèlent à travers l’écriture, de façon consciente mais ambiguë, les tensions et conséquences induites par l’immigration dans les différentes formes qu’elle peut emprunter. Thomas n’entreprend pas de psychologiser de manière superficielle son sujet en le réduisant au constat laconique d’un « double je », tarte à la crème des études littéraires sur la migration. Il inscrit son analyse dans une compréhension nuancée et informée des enjeux (autour de l’éducation, de l’esclavagisme contemporain et des sous-conditions de travail en France des immigrés africains, des codes vestimentaires, de la négociation des identités féminines africaines, etc.) qui fondent ou font émerger les prises de parole à travers la littérature. Dépassant la facile simplification binaire qui opposerait l’Afrique à la France, Thomas démontre, au cours de son analyse du roman Rebelle (1998) de Fatou Keïta, la complexité qu’il y a à résoudre le problème de l’excision lorsque cette volonté émane d’une émigrée africaine, Malimouna, qui « si elle est opposée à la pratique, son analyse et ses conclusions ne sont pas les mêmes que celles des autorités françaises » (p. 170) qui criminalisent brutalement l’acte, ne fournissant à la presse qu’un potentiel à scandale contre une « barbarie ». La protagoniste ne se reconnaît pas dans un binarisme, opposant l’Occident à la « barbarie », qui stigmatise, dans sa globalité, une culture dont elle se sent issue et dont elle ne rejette pas tous les aspects ; cela ne résout guère par ailleurs la souffrance engendrée par une pratique qu’elle réprouve.

3De même, la complexité de comportements qui échappent à une logique binaire se révèle dans l’analyse du phénomène congolais de la Sape (Société des ambianceurs et des personnes élégantes), dont les membres se réapproprient des codes d’une élégance dite « parisienne », afin de dissimuler une marginalisation sociale qu’ils vivent d’abord sur un mode traumatique. Cette forme de dandysme, érigée en système autonome, est en fait déconnectée de la manière dont on se revêt réellement à Paris. À Brazzaville, elle devient un vecteur de valeur qui entretient un mythe biaisé auprès des jeunes Congais. Elle compense symboliquement et dissimule l’échec individuel du Sapeur, qui n’a pas trouvé d’autre façon de s’affirmer en Afrique et dont l’existence en France demeure, en réalité, précaire. À travers les romans de Daniel Biyaoula et d’Alain Mabanckou, Thomas dresse le portrait de cette catégorie de personnages particuliers que sont les Sapeurs, dont l’admiration en Afrique ne dépend que du maintien d’allers-retours cycliques et fréquents entre la France et le Congo. Dans cette dynamique, il montre que la permanence du mythe parisien dépend davantage du retour, où une représentation factice de l’Occident et de la réussite conduit d’autres jeunes à reproduire, de manière récurrente, le même modèle d’abord envié puis imité.

4Le lecteur curieux des dynamiques proprement littéraires ainsi que des stratégies auctoriales recourant au support romanesque pour dénoncer les mythes de la migration risquent néanmoins de rester un peu sur leur faim. En effet, si l’ouvrage de Thomas ne manque pas d’efficacité dans le dévoilement d’enjeux sociaux, qui sont représentés dans les romans, il tend, semble-t-il, à trop assimiler la fiction au témoignage sans chercher à prendre en compte la spécificité du discours romanesque (par exemple, au point de vue de l’énonciation, mais aussi des enjeux propres au champ littéraire qui ont trait aux différentes positions adoptées par les auteurs, à leur trajectoire personnelle et au public recherché par les romans). Le deuxième chapitre, « Identité noire et prise de conscience », qui analyse notamment l’accusation de plagiat portée à l’encontre du roman d’Ousmane Sembène, Le Docker noir, qui se serait (trop) inspiré du roman de Richard Wright, L’enfant du pays, évite quelque peu cet écueil. Thomas interprète la démarche de Sembène comme volontaire et inscrite au cœur d’un processus littéraire qui dénoncerait le réquisit occidental de l’originalité en littérature (apparu au XIXe siècle), puisque cette question est elle-même thématisée dans le roman. Ce dernier raconte la spoliation qu’effectue une écrivaine française, signant de son nom un livre écrit en réalité par le « docker noir » qui se venge du forfait en la tuant. Indirectement, le roman de Sembène dénoncerait la représentation commune de l’Africain qui serait incapable d’innover par l’écriture littéraire, en opérant sur les deux plans de l’intrigue et de la forme « plagiée » du roman.

5Les autres chapitres adoptent peu souvent un projet aussi stimulant au point de vue littéraire : le cinquième, « Diasporas urbaines et codes vestimentaires », où le roman Bleu blanc rouge d’Alain Mabanckou semble faire office d’illustration d’une réalité sociale – le roman comme miroir du réel – sans, du coup, faire ressortir l’intérêt de prêter attention, ici, au discours fictionnel par rapport à d’autres types de discours dans l’enquête de Thomas (entretiens, reportages, témoignages, etc.)

6Enfin, le livre de Dominic Thomas est un livre engagé – cela doit être salué ! –, bien qu’il se garde ici encore de s’inscrire dans un manichéisme entre France et Afrique où il distribuerait trop élégamment les bons et les mauvais points. Ce qu’il dénonce, directement, c’est le manque de conscience des politiques récentes menées par la France à l’égard des immigrés et des afro-français. Il met le doigt sur la difficulté politique, dans ses débats douteux sur l’identité française, à intégrer la rencontre avec l’Afrique comme part inhérente de l’histoire de France, qu’il s’agirait de valoriser. Les diasporas noires, en tant qu’un des fondements intrinsèques de la société française d’aujourd’hui, par le biais d’une littérature afro-française qui a parfois suscité plus d’attention outre-atlantique que dans l’Hexagone, constituent à juste titre pour l’auteur les meilleurs ambassadeurs d’une langue et de sa littérature à travers le monde.

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Notes

1 Urbana, University of Illinois Press, 1998.

2 Wuppertal, Peter Hammer Verlag, 2006.

3 Paris, L’Harmattan, 2003.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Clément Dessy, « Dominic Thomas, Noirs d’encre. Colonialisme, immigration et identité au cœur de la littérature afro-française », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 septembre 2013, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12132 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12132

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Rédacteur

Clément Dessy

Chargé de recherches F.R.S.-FNRS, Maître de conférences à l’Université libre de Bruxelles

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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