Dominique Le Tirant, Guy Hersant, Pose travail
Texte intégral
1Ce livre original est issu d’une exposition organisée en 2012 au musée départemental de la Seine-et-Marne autour de photographies de Guy Hersant à qui il avait été demandé de représenter le travail dans ce département. Afin de créer une collection homogène et cohérente d’images, l’artiste a fait le choix de faire poser en groupes plus ou moins larges (de deux à cinquante personnes) près de cent vingt équipes de travailleurs, issues de différentes entreprises et services publics. Ce n’est donc pas directement le travailleur en action, sur sa machine ou face à un usager, qui est représenté, mais un ensemble de personnes (suivant les cas salariés, stagiaires, patron et parfois clients) mises en scène debout, le plus souvent dans leur tenue de travail, face à l’objectif et devant leur lieu de travail. Ils peuvent avoir en main, comme pour les présenter, leurs outils de travail ou le produit de leurs efforts (fromages, salades, dossiers administratifs, etc.), mais ils sont souvent les bras le long du corps ou croisés. Il s’agit d’un véritable parti-pris esthétique ayant pour but à la fois de réaliser de belles images, directement lisibles et comparables entre elles, et de donner à voir en un regard, par l’homogénéité ou l’hétérogénéité des positions et des tenues de travail, le collectif et les individualités.
- 1 Urs Stahel, « Fotografie und Arbeit », dans Die Arbeit : eine Re-Vision sous la direction de Brigit (...)
- 2 Un web-documentaire de Stéphane Le Gall-Viliker intitulé « à l’heure de la pause » (2013) approche (...)
- 3 L’artiste allemand Christian Uhl, à qui une entreprise a demandé de représenter ses salariés en act (...)
2D’après Urs Stahel, directeur du musée de la photographie à Zurich, il n’existe pas encore de traditions iconographiques stabilisées permettant de représenter le travail contemporain1. Après les clichés mythiques des années 1930-1960 du travail ouvrier ou minier, montrant les corps-machines, tendus et luisants de sueur sous l’effort, comment rendre compte du travail dans les services ou sur une chaîne robotisée ? D’où diverses recherches esthétiques comme ces photos de robots ou d’usines vides afin d’exprimer l’invisibilisation du travail. C’est à un défi du même type que s’est attaqué Guy Hersant en cherchant à trouver un dispositif photographique capable de rendre compte de métiers et de secteurs économiques très hétérogènes (des plus traditionnels aux plus modernes, des plus petites entreprises aux plus grandes) sans tomber dans la photo promotionnelle. La photo de groupe possède une longue tradition iconographique (photo officielle, photo de mariage, etc.) et est immédiatement lisible pour celui qui la regarde. Bien sûr, cela se fait en mettant l’activité de travail à distance, le temps de pose étant aussi nécessairement un temps de pause2. Mais cette vision du travail par le non-travail est tout de même riche d’enseignements. La prise de distance d’avec le travail semble un moyen pour réaliser une « belle » image3, d’autant que toute photographie du travail est une mise en scène de la réalité ; alors autant opter pour une mise en scène visible, qui ne cherche pas à « tricher » !
3Plusieurs des photos de Guy Hersant sont très belles, avec une harmonie forte entre la composition du groupe, les couleurs des tenues et des décors (soigneusement sélectionnés). De façon non ostentatoire, les travailleurs sont ainsi mis en valeur, l’image offrant une intéressante forme de reconnaissance de leur travail.
4Chacune des photos est accompagnée, sur la page en regard, d’un texte de la psychologue et ethnologue Dominique Le Tirant qui présente l’entreprise, son histoire et essaye en quelques mots ; à partir d’entretiens réalisés avec les protagonistes, d’expliquer un ou deux des métiers représentés. Inspirée par la psychodynamique du travail, elle met particulièrement l’accent sur la fierté du travail bien fait, du bel ouvrage, les valeurs collectivement partagées, les contraintes de l’organisation du travail, l’inventivité mise en jeu par les salariés dans leur activité, etc. En plus de cette mise en perspective et en contexte des photos, six auteurs supplémentaires ont été conviés à rédiger quelques pages venant conclure chacun des chapitres.
5À la fin du premier chapitre, « les gestes de métier », le sociologue Morgan Jouvenet rappelle la longue histoire de la photographie de travail et les différentes options artistiques et/ou idéologiques prises pour tenter de rendre compte de l’effort productif. Il inscrit ainsi les photos de Guy Hersant dans le courant de « critique de l’objectivité » en propulsant les travailleurs dans une économie des gestes et des postures, celle de la pose, artificielle et différente du moment de l’activité.
6À la suite du chapitre « la parole et l’écoute », l’écrivain Marie Noël Rio revient elle aussi sur l’histoire de la photographie de travail, mais pour rapprocher les clichés de Guy Hersant de la longue tradition de photographies documentaires et fonctionnelles : Lewis Hine (1874-1940) et le travail des enfants, August Sander (1876-1964) et les différentes classes sociales en Allemagne, etc. L’esthétique « fonctionnelle » de Guy Hersant, sa volonté de sortir les travailleurs de leur anonymat sans exagération ni héroïsation, justifie le rattachement à cette prestigieuse lignée.
7En conclusion du chapitre sur « le travail au corps », l’historien Pierre Gaudin explique comment les évolutions du travail et de ses représentations picturales vont de pair. Le portrait de groupe en situation peut être vu comme un moyen de faire des travailleurs les acteurs de leur propre espace de travail avec des codes iconiques qui renvoient à la fois aux images du pouvoir (la photo officielle gouvernementale) et aux portraits de famille.
8Éric Hamraoui, philosophe, à l’issue du chapitre « le collectif de travail », estime qu’un travail artistique comme celui de Guy Hersant permet de redonner leur dignité tant à un territoire riche de nombreuses activités qu’aux travailleurs trop souvent invisibles. La vision de l’artiste et la multiplicité des compositions sont empreintes d’humanisme par sa proximité avec les personnes, les lieux et outils de travail, les paysages agricoles ou industriels.
9Pour Marie Pezé, psychologue, dans le chapitre sur les « cartographies mentales », les photographies sont l’occasion d’une réflexion sur l’identité : prendre la pose, c’est se poser en tant qu’individu, se présenter à l’autre et avec les autres dans un moment où l’on peut échapper aux contraintes d’une organisation du travail de plus en plus assujettissante.
10La participation de la romancière Nathalie Kuperman, écrivain, au terme du chapitre sur les « identités de métier », est différente : ayant choisi dix photos parmi l’ensemble de celles présentées, elle en tire à chaque fois un petit texte de fiction librement inspiré des images et personnages. Amusantes ou touchantes, ces historiettes illustrent une autre façon d’approcher le travail, par l’imagination plutôt que par l’analyse et l’enquête.
11Au total, cet ouvrage vise la fusion de plusieurs livres en un seul : un livre artistique de photographies sur le travail, un livre pour présenter de façon presque exhaustive la diversité du travail et de la production en Seine-et-Marne, une réflexion collective sur l’histoire de la photographie de travail, une enquête sur le travail et ses évolutions, une création littéraire originale, etc. C’est évidemment trop et aucune de ces directions ne peut pleinement être exploitée, tandis que les objectifs divers du livre peuvent entrer en conflit entre eux. Ainsi, aux dires mêmes de Dominique Le Tirant, certains éléments d’analyse ont dû être occultés pour des raisons de communication (être accessible à un large public, assurer la promotion et la valorisation des entreprises du département, etc.). Les textes apparaissent souvent insuffisants, faute de place et de temps pour approfondir les enquêtes sur chaque situation de travail. La réflexion collective et l’apport de chaque auteur à l’analyse générale, tout comme le plan et les intitulés de chapitres, suivent une logique difficile à saisir pour le lecteur. Malgré tout, ne serait-ce que pour la beauté de certaines photos et pour une introduction à la diversité des métiers dans un département à la fois rural et urbain et à la photographie de travail, ce livre reste tout à fait digne d’attention.
Notes
1 Urs Stahel, « Fotografie und Arbeit », dans Die Arbeit : eine Re-Vision sous la direction de Brigitta Danuser Viviane Gonik, éditions Chronos, 2013, pp. 133-144.
2 Un web-documentaire de Stéphane Le Gall-Viliker intitulé « à l’heure de la pause » (2013) approche le travail de façon stimulante par le fait de filmer les temps de pause avec une esthétique proche de celle de Guy Hersant : (http://www.lemonde.fr/societe/visuel/2013/04/04/a-l-heure-de-la-pause-l-intimite-du-travail_1853770_3224.html).
3 L’artiste allemand Christian Uhl, à qui une entreprise a demandé de représenter ses salariés en action, les a pris en photo avant de réaliser des peintures à partir des clichés. Grâce à un jeu subtil sur les couleurs et les contrastes, il est parvenu à transformer des photos apparemment banales en œuvres d’art pouvant être immédiatement rattachées à d’autres images connues dans l’histoire de la peinture (voir son site : www.uhl-kunst.de).
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Marc Loriol, « Dominique Le Tirant, Guy Hersant, Pose travail », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 septembre 2013, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12101 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12101
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