Hugues Pentecouteau, Omar Zanna, Un anonyme alcoolique. Autobiographie d’une abstinence
Texte intégral
1Hugues Pentecouteau et Omar Zanna, sociologues, ont entrepris dans cet ouvrage de proposer une autobiographie de Camille, ancien alcoolique de 80 ans abstinent depuis 30 ans fréquentant les groupes des Alcooliques Anonymes (AA), afin de voir quelles pouvaient être les dispositions permettant d’entrer et de demeurer dans l’abstinence, étant attentifs aux turning point qui pouvaient conduire à une telle conversion de pratiques. Il apparaît que si Camille a pleinement intériorisé l’idéologie des Alcooliques Anonymes faisant de l’alcoolisme une maladie dont on ne peut sortir seul, maladie qui débute et s’achève par un « déclic », comme la Foi ou l’Amour, la carrière d’alcoolique de Camille s’est bien structurée selon plusieurs étapes, de l’initiation auprès de sa famille (qui a une consommation régulière mais raisonnable) à l’aboutissement (de l’alcoolo-dépendance à son déclin) en passant par la confirmation (dans les socialisations secondaires, des sphères sociales de l’école, l’armée et du début d’une carrière professionnelle). C’est par l’insatisfaction croissante vécue dans l’alcoolo-dépendance et par la succession de rencontres (notamment d’anciens alcooliques des AA que Camille rencontre et qui appartiennent au même milieu social, donc auxquels il peut s’identifier) que l’abstinence peut se mettre en place, si bien que les auteurs montrent « qu’arrêter de boire n’est pas un événement miraculeux. Compréhensible, tout comme peuvent l’être « la Foi ou l’Amour », l’abstinence se développe comme un processus intelligible a posteriori, à partir de l’histoire biographique et relationnelle d’un individu et de l’analyse distanciée qui en est faite » (p. 14).
2L’originalité de l’ouvrage tient en partie à sa structure et à son dispositif d’enquête, l’enquêté ayant affaire en entretien à deux sociologues, ce qui permet de croiser ainsi les regards. Ce dispositif est présenté comme une « forme de tâtonnement assumé » (p. 14). La première partie pose la problématique et le dispositif méthodologique en deux étapes que les sociologues ont adopté pour composer le portrait de Camille : dans une première étape exploratoire Omar Zanna a fait des entretiens informels et non directifs avec Camille pour avoir le récit de sa vie (un corpus de 200 pages) ; dans une seconde étape les deux sociologues ont réalisé 8 entretiens à trois voix avec des relances, Omar Zanne adoptant une posture compréhensive et Hughes Pentecouteau une posture plus distante et critique, les deux sociologues relançant Camille sur des thématiques que Camille avait peu développées dans les premiers entretiens (la famille, la vie de couple, la vie dans l’abstinence…). La seconde partie de l’ouvrage est composée de 4 chapitres avec une partie du matériau brut des entretiens. L’intégralité de cet abondant matériau ne pouvant être livrée dans l’ouvrage, ce qui est bien compréhensible du point de vue des normes éditoriales, on peut juste regretter que les coupes effectuées dans le matériau n’aient pas été indiquées plus clairement. La troisième partie consiste en l’analyse sociologique du portrait de Camille. Tout l’intérêt consiste bien à disposer et du matériau brut des entretiens, et de l’analyse qui en est faite. C’est là un ouvrage bien adapté pour former les étudiants à l’analyse des entretiens et à la technique du portrait et au dispositif d’enquête longitudinal en particulier. On pourra ainsi former les étudiants à repérer les variations du discours de l’enquêté selon les contextes d’énonciation (en entretien en face à face, en entretien avec deux enquêteurs, dans les groupes d’Alcooliques Anonymes…), la façon dont l’enquêté espère trouver des porte-parole dans la personne des enquêteurs pour diffuser son message (ici pour promouvoir les groupes d’Alcooliques Anonymes et les ouvrir à l’extérieur), la façon dont les sociologues adoptent une posture critique par rapport au récit autobiographique de l’enquêté, les traces du discours idéologique dans la parole singulière de l’enquêté ayant intériorisé le message de l’institution, et les moments où il s’en détache, etc. Les auteurs ont également été attentifs à faire un retour à l’enquêté et à lui soumettre le manuscrit ; la réaction de Camille à sa lecture clôt ainsi l’ouvrage.
- 1 Rappelant ainsi la permanence de démonstrations viriles chez certaines catégories de classes supéri (...)
3Comme le souligne Véronique Nahoum-Grappe dans sa préface, un autre intérêt de l’ouvrage tient au fait de livrer là le témoignage de « l’alcoolisme “mondain” (c’est-à-dire des couches sociales privilégiées) d’un haut cadre de l’industrie » (p. 9), montrant toute la force des injonctions à la performance d’une part et à la virilité d’autre part1 dans ce milieu social. La notion d’orgueil est ainsi récurrente dans le récit de Camille, et renvoie aux multiples injonctions familiales (du père et du grand-père essentiellement) à réussir et se montrer supérieur aux autres. Camille intériorise ainsi comme un échec le fait d’intégrer Centrale et d’échouer à Polytechnique, gardant une jalousie maladive contre tout polytechnicien qu’il rencontrera dans sa carrière. Il ambitionne d’être le meilleur et ne cesse de mobiliser le terme « dopé » dans son récit, l’alcool étant souvent présenté comme un puissant remontant. Les sociologues analysent ainsi l’héritage complexe de Camille, vu comme un « héritier qui se rebelle contre une partie de son héritage (l’autorité de son père), tout en construisant ses propres valeurs et son histoire d’homme à partir d’une autre partie de cet héritage (les valeurs de performance et de réussite). Cette ambivalence est constante tout au long de son récit, comme s’il était encore aujourd’hui (et avant toute autre chose) le fils de son père avant d’être le père de ses enfants » (p. 166). Toute la quête de Camille, qui a rompu avec un groupe d’AA pour en créer un autre (désireux qu’il est de diffuser les idées des AA à l’extérieur, au-delà des seuls cercles d’initiés, qui insistent au contraire sur la nécessité de l’anonymat) est ainsi de se faire messager et de transmettre à d’autres ce qu’il a reçu (entre autres à son fils alcoolique). Il insiste sur la nécessité de la prévention auprès des alcooliques, sur le fait de ne pas dire à quelqu’un qu’il est « alcoolique » mais qu’il « a un rapport anormal à l’alcool » pour ne pas l’enfermer dans une étiquette mais le conduire à une réflexion, etc. Cet ouvrage représente pour Camille une façon de transmettre ce message, et il espère ainsi conduire d’autres alcoolo-dépendants sur le chemin de l’abstinence. L’ouvrage sera en tous les cas utile à la compréhension du processus de l’alcoolo-dépendance et aux ressorts de l’abstinence pour tout professionnel en charge de ces publics.
Notes
1 Rappelant ainsi la permanence de démonstrations viriles chez certaines catégories de classes supérieures (Zolesio, 2012) nuançant l'idée de « crise de la virilité » (Vigarello, 2012)
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Référence électronique
Emmanuelle Zolesio, « Hugues Pentecouteau, Omar Zanna, Un anonyme alcoolique. Autobiographie d’une abstinence », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 septembre 2013, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12100 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12100
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