Stéphane Lembré, L’école des producteurs. Aux origines de l’enseignement technique en France (1800-1940)
Texte intégral
1Dans le contexte de ralentissement de l’économie française, l’actuel président de la République souhaite, comme son prédécesseur, la relance de l’apprentissage comme modèle de formation professionnelle. Le rapprochement des systèmes éducatif et économique doit faciliter la relation formation-emploi par une meilleure insertion professionnelle des jeunes travailleurs. Si en théorie « l’histoire ne repasse pas les plats », un tel discours n’est pas une création récente. Les caractéristiques économiques et sociales de l’enseignement technique sont déjà discutées dès la première moitié du XIXe siècle.
- 1 Directeur de l’École Nationale Professionnelle d’Armentières (Nord), devenu Directeur général de l’ (...)
- 2 Maire radical de Tourcoing et parlementaire.
2C’est à cette construction des enjeux et des fonctions de la formation dans le cadre d’un territoire économique que s’intéresse l’ouvrage de Stéphane Lembré, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2011. La région du Nord et du Pas-de-Calais permet une réduction intéressante de l’économie française du début du XIXe siècle jusqu’aux années 1930. L’auteur s’intéresse aussi bien aux activités industrielles, commerciales qu’agricoles, malgré des évolutions et des logiques différentes pour ces différents secteurs. Le Nord est également une région pionnière en matière d’enseignement technique, marquée par l’action de grandes figures comme Edmond Labbé1 ou Gustave Dron2 dans la première moitié du XXe siècle.
3La liaison entre les mondes professionnels et le système de formation des travailleurs est un objet étudié en sociologie depuis plus d’une trentaine d’années. L’étude des institutions et des pratiques de formation reste par contre un champ encore en construction du point de vue de l’histoire économique et sociale. La mise en relation des acteurs économiques, de l’État et des collectivités locales autour de la question de l’enseignement technique permet pourtant d’interroger les stratégies de chaque catégorie dans un champ plus vaste, celui des relations de travail et des pratiques économiques. Des acteurs aussi divers que les municipalités, les conseils généraux, les chambres de commerce, les personnels enseignants et les administrations sont ainsi mis en avant, par leurs discours et productions.
4Premier élément à retenir du travail de l’auteur, la formation apparaît avant tout, sur la chronologie retenue, comme un enjeu social et culturel. Le phénomène industriel au XIXe siècle s’appuie sur la libre diffusion du savoir scientifique. Le développement de la figure de l’ingénieur en est une conséquence, influant sur les hiérarchies et les identités professionnelles.
5L’émergence de la notion de qualification, l’apparition de nouvelles fonctions au sein des entreprises comme la maîtrise, expliquent la promotion de l’idée d’éducation technique. Pour autant, l’acquisition du savoir-faire n’apparaît que comme un élément secondaire. Il s’agit pour les employeurs de faciliter le recrutement en limitant la mobilité des travailleurs qualifiés, par la formation d’une main-d'œuvre qualifiée plus nombreuse et captive. L’encadrement des travailleurs est renforcé par l’aspect moral de cette éducation. La formation n’est pourtant qu’un lieu secondaire des tensions dans les relations entre employeurs et travailleurs, subordonnée à la qualification et par conséquent à la rémunération.
6Ces desseins paternalistes sont ensuite mis à mal par l’intervention progressive de l’État dans le champ du travail au XXe siècle. La certification des compétences, qui passe en un siècle de la cooptation des pairs à la reconnaissance négociée de compétences par l’employeur, devient objet d’intervention. Le diplôme doit normaliser les relations professionnelles. La loi Astier est un tournant important, mais la situation n’est toujours pas réglée à la fin des années 1930.
- 3 La loi du 10 mars 1881 prévoit l’ouverture d’une école d’arts et métiers à Lille, qui ne voit le jo (...)
7L’analyse des discours et des initiatives montre, dans le contexte du Nord, la confrontation entre républicains laïcs et catholiques sociaux. Leurs initiatives sont souvent en concurrence, comme le montre l’ouverture à la fois tardive et précipitée de l’École nationale des Arts et Métiers de Lille en 1900 pour contrer l’Institut catholique des Arts et Métiers créé deux ans auparavant3.
8Ces groupes relativement hétérogènes ont une vision différente de ce qu’est la formation. Il existe autant de conceptions de l’enseignement technique qu’il y a d’acteurs impliqués. Celles-ci restent liées du point de vue patronal à la question économique. Le thème de la « crise de l’apprentissage », leitmotiv des acteurs économiques et politiques de la fin du XIXe siècle, s’intègre parfaitement à l’idée alors répandue du « retard français ». Il s’agit de discours répétés à l’envi, faiblement vérifiés, qui permettent d’alimenter le nationalisme économique en vogue à la Belle Époque. L’enjeu de la formation reste alors flou et incomplet, ne concernant que certaines catégories de travailleurs, et excluant notamment les ouvriers et les femmes.
9Le développement de la concurrence au niveau européen voit l’apparition d’enquêtes et de rapports, à l’occasion de visites d’écoles à l’étranger ou des expositions internationales. La pratique de la comparaison entre régions similaires sur le plan de la production permet de repérer l’atout concurrentiel que représente le système de formation. Des reproductions sont parfois envisagées. C’est dans ce cadre que se fonde notamment le mythe tenace du système dual allemand. Des échanges ont également lieu avec les institutions de formation belges. L’avant 1914 est l’occasion d’une circulation des expériences d’enseignement technique. C’est ainsi que se fonde la légitimité de la formation dans le cadre de la compétition économique. La qualité des productions se base désormais aussi sur la valeur de la main-d'œuvre. La dénonciation de la déqualification induite par le machinisme est dépassée. Pour autant, la rationalisation de l’entre-deux-guerres remet partiellement en cause le statut de la formation, qui reste un élément en marge du système de production.
10La construction du système d’enseignement technique reste marquée par une difficile convergence entre les patronats et l’État, notamment au niveau régional. Ce qui n’empêche pas selon l’auteur les milieux professionnels de demander l’intervention des acteurs publics en faveur de l’institutionnalisation des œuvres existantes dès le dernier quart du XIXe siècle. Les professions reconnaissent ainsi leurs limites tant sur la question pédagogique que sur le plan financier. Ce dernier point resterait encore à vérifier.
11Si de nombreux cours pour travailleurs existent, le cadre posé par l’État républicain est celui de l’École. Autant pour des questions de moyens que de politique, le modèle scolaire, s’impose comme le cadre institutionnel de référence. La volonté de l’État d’une éducation morale et civique des travailleurs trouve également son pendant du côté catholique.
12L’intervention de l’administration dans la structuration de l’offre de formation ne démarre véritablement que lorsque l’économie nationale connaît un sérieux ralentissement. La défaite de 1870 contre la Prusse suivie de la Grande Dépression encourage à ne plus simplement susciter des initiatives locales, comme au temps du Second Empire libéral, mais bien à les soutenir, même modestement. L’enseignement technique reste toutefois majoritairement le fruit du local, même pour les écoles d’ingénieurs et les instituts universitaires.
13La relation entre développement des écoles professionnelles et situation économique est illustrée par l’intégration de la question de l’enseignement technique à l’enjeu plus large du travail. Le développement d’une proto-formation continue pour lutter contre le chômage dans les années 1930 en est un exemple frappant. Les politiques publiques encourageant le « retour à la terre » durant l’entre-deux-guerres, afin de développer les formations artisanales en milieu rural, en sont une autre.
14Loin de s’arrêter aux enjeux strictement scolaires, l’un des intérêts de l’ouvrage est d’aborder la place de la formation dans la régionalisation économique inachevée de l’entre-deux-guerres. Il ne s’agit alors plus de faire l’inventaire de réalisations isolées, mais bien de comprendre la mise en ordre hiérarchique des écoles qui est tentée au sein d’un ensemble régional en constitution. L’insuffisance des moyens, comme souvent en matière d’enseignement, explique alors la faible efficacité de ce qui apparaît pour l’auteur comme un « système régional de formation ». Les concurrences anciennes, ici entre les principales villes du Nord et du Pas-de-Calais, ne disparaissent pas complètement. La place centrale de Lille en sort par contre confortée. Il ne s’agirait plus seulement de créer des établissements attachés à des industries locales, mais de penser les moyens de formation à l’échelle régionale. La cohérence de ce système reste néanmoins incertaine. Il s’agit en tout cas d’une piste à approfondir pour comprendre l’évolution de l’enseignement technique durant la période.
15Si ce livre a pour vertu de sortir d’une vision purement administrative de l’organisation de l’enseignement technique, il manque une étude sur les pratiques de formation et de personnel internes aux entreprises, afin d’analyser leur efficacité en s’appuyant sur d’autres éléments que les discours et les créations de cours. Il faut reconnaître que, comme souvent en histoire des entreprises, le silence des sources limite fortement d’envisager concrètement ces aspects.
Notes
1 Directeur de l’École Nationale Professionnelle d’Armentières (Nord), devenu Directeur général de l’Enseignement technique en 1920.
2 Maire radical de Tourcoing et parlementaire.
3 La loi du 10 mars 1881 prévoit l’ouverture d’une école d’arts et métiers à Lille, qui ne voit le jour que dix-neuf ans plus tard.
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Référence électronique
Antoine Vernet, « Stéphane Lembré, L’école des producteurs. Aux origines de l’enseignement technique en France (1800-1940) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 septembre 2013, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12097 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12097
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