Yves Déloye, Olivier Ihl, Alfredo Joignant (dir.), Gouverner par la science. Perspectives comparées

Texte intégral
- 1 Foucault M., Surveiller et punir, 1975, p. 36.
1Dirigé par trois professeurs de sciences politiques, cet ouvrage collectif réunit neuf contributions initiées en 2009 à l'occasion de tables rondes sur les « sciences de l'État » proposant de s'intéresser aux « interactions entre le monde des connaissances académiques et les différents secteurs de la bureaucratie d'État » (p. 15). Les auteurs, qui se situent entre science politique pour certains, sociologie politique de l'État ou science studies pour d'autres, proposent de « mettre en relief les effets sociaux de la recherche académique » dans l'exercice du pouvoir à partir d'un traitement d'études de cas empiriques. Ce faisant, ils contribuent à la réflexion du tramage entre savoir et pouvoir : « il n'y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d'un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir »1. Après avoir présenté les différentes contributions, nous terminerons par une remarque d'ensemble sur le projet de l'ouvrage. En effet, si la diversité des cas explorés permet de cartographier des formes de savoirs et d'acteurs présents dans les organisations de gouvernance, le lecteur peut s'interroger sur le caractère « comparé » annoncé par le titre de l'ouvrage.
- 2 Shinn T. et Ragouet P., Controverses sur la science, 2005.
2Les différentes contributions relèvent dans leur ensemble d'une lecture relativement différenciationniste2 du monde social : à un champ académique doté de ses règles répond un champ politique en charge de l'action publique. Trois dimensions sont alors abordées : les rencontres entre ces deux champs sociaux ; l'effet diffus de la légitimité liée au « scientifique » (qui répond à une demande de rationalité et d'objectivité de l'action politique) sur l'organisation du politique ; l'utilisation de techniques et de savoirs au sens large dans la gouvernance. Les différents travaux sont ventilés sur trois parties, « Genèses », « Pratiques » et « Circulations ». Mais peut-être un autre regroupement est possible à partir des objets abordés qui nous permet de mieux rendre compte du contenu de l'ouvrage : des trajectoires individuelles, les instruments de gouvernance et enfin la constitution de collectifs.
3Trois contributions relèvent de la prosopographie socio-historique et suivent respectivement le parcours de personnalités qui ont agi à l'interface entre le monde académique et politique, permettant d'exposer trois modes de relation entre gouvernance et science. La carrière de l'administrateur français Antoine Block que retrace Renaud Payre offre à voir la constitution et l'autonomisation d'une « science administrative » en contexte d'application par des administrateurs dans la France du XIXième. Le travail d'entrepreneur de l'anthropologie comme ressource à l'action publique menée par Manuel Gamio au milieu du XXe siècle aboutira à la co-construction d'une anthropologie appliquée au Mexique en confrontation permanente avec les logiques, et les conflits, politiques, façonnant les choix des acteurs (C. G. Gonzalez). Enfin, l'analyse faite par Antoine Faure de la mobilisation des sciences de la communication – la sémiologie structurale – dans le militantisme politique par Armand Mattelart dans le Chili de la deuxième partie du XXe siècle est celle d'un usage militant des connaissances académiques au service d'une conception politique de la société. Ces trajectoires, bien qu'historiquement, géographiquement et socialement différenciées, permettent de suivre différentes formes d'intégration des savoirs à l'interface entre milieux académique et politique.
- 3 Lascoumes Pierre et Le Galès Patrick, Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po (...)
4Sur un autre niveau d'analyse, trois contributions se rejoignent autour de la dimension « d'instrument de gouvernance »3 qui incorporent les savoirs académiques dans la gouvernance. Que ce soit dans l'étude de la mise en place d'une recherche-action dans la poursuite des réflexions sur la « démocratie technique » autour des nanotechnologies (N. Benvegnu et B. Laurent), l'incitation financière des hauts fonctionnaires du ministère des Finances (É. Chelle) ou encore la mise en place d'une enquête statistique sur la victimisation aux États-Unis (B. Benbouzid), les auteurs s'intéressent à l'articulation entre les logiques académiques et politiques dans la mise en place d'instruments destinés à l'action publique. Ainsi, la réflexion sur le statut de « victime » et les indicateurs à utiliser laisse apparaître la participation d'acteurs et de contraintes hétérogènes dans la genèse des instruments avec son lot de controverses : lorsqu'il est débattu de suspendre l'enquête, elle est cependant conservée car « il est trop coûteux de l'abandonner et de renoncer à récolter les bénéfices de l'usage d'un indicateur social, qui devient d'autant plus précieux que les données s'accumulent » (p. 187).
5Enfin, un dernier regroupement concerne les contributions qui s'intéressent à des organisations productrices de ces « savoirs d'État » : une direction d'expertise du ministère du Travail (É. Penissat), le Conseil d'analyse économique et, plus à la marge des administrations centrales (J. Clairat) ou encore les think tanks internationalistes (A. Le Gal). Elles ont en commun de rendre compte du caractère irrémédiablement frontière de ces entités et placent la dimension des savoirs, cognitive et technique, au centre des luttes de juridictions entre les logiques d'administration, de décision, d'expertise et de connaissances elles-mêmes diversifiées. Ce faisant, elles soulignent les limites respectives que les différentes logiques mises en jeu font peser sur les connaissances produites et sur leur utilisation. Ainsi, l'analyse du Conseil d'Analyse Économique menée par Jérémy Clairat à partir d'une enquête par entretiens est représentative de l'ambition de l'ouvrage. Il rend compte des enjeux constitués par l'orchestration de savoirs académiques – ici économiques – destinés à éclairer la décision politique. « L'importation d'un savoir académique au sein d'une instance qui doit émettre des recommandations ne va pas de soi » (p. 217), et cette finalité instrumentale force les acteurs académiques à se redéfinir. Si ce comité est présenté par certains comme un séminaire académique, il est néanmoins soumis à des contraintes liées à son rôle d'expertise : une temporalité courte de production de rapports, l'imposition de problématiques en lien avec le pouvoir politique, la nécessité d'utiliser une terminologie simplifiée et de produire des recommandations. Se surajoutent à cela des formes d'autocensure dans cette antichambre du politique liées à la proximité du pouvoir. Ni « Science » idéalisée, ni caution scientifique, le CAE représente un lieu singulier de production de « savoir-pouvoir » dans lequel vont se retrouver des luttes de définition de ce que doit être un « bon » économiste.
- 4 C. Bonneuil et P.-B Joly, Sciences, techniques et société, 2013, p.17.
6Ainsi, ces travaux s'inscrivent pour partie dans une réflexion sur le « savoir-pouvoir » foucaldien et pour partie dans une sociologie politique plus classique. Ils évitent néanmoins quelque peu de travailler le concept même de « science » inscrit en titre d'ouvrage. D'une part, les savoirs et leurs spécificités en eux-mêmes restent toujours un peu hors champ, au profit d'un centrage sur les acteurs. Pour reprendre l'analyse de Christophe Bonneuil et Pierre-Benoît Joly – peut être à l'exclusion de la contribution de Bilel Benbouzid sur l'enquête de victimisation – « la sociologie politique, la sociologie de l'action publique ont en effet longtemps placé au premier rôle de l'explication les intérêts, les valeurs, les ressources et les représentations en escamotant la matérialité, les objets et leur performativité politique, qu'il s'agisse des êtres non humains (la nature, les objets techniques) considérés comme en dehors du politique, ou bien des instruments ou dispositifs, considérés comme de simples moyens techniques ».4 D'autre part, les représentations concernant la « scientificité » des connaissances mobilisés – ou des acteurs qui s'en revendiquent – et son efficacité sociale sont peu approfondis. Enfin, par-delà de l'intérêt individuel des différentes études de cas, l'ouvrage manque résolument d'une dimension comparée et aurait bénéficié d'un chapitre de synthèse – que la courte introduction ne remplace pas – pour essayer de constituer un cadre commun d'analyse. Celui-ci faisant défaut, l'hétérogénéité des objets, doublée par la grande latitude sur la traduction du qualificatif de « science », rend difficile la mise en comparaison des cas empiriques abordés.
Notes
1 Foucault M., Surveiller et punir, 1975, p. 36.
2 Shinn T. et Ragouet P., Controverses sur la science, 2005.
3 Lascoumes Pierre et Le Galès Patrick, Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po « Académique », 2005.
4 C. Bonneuil et P.-B Joly, Sciences, techniques et société, 2013, p.17.
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Référence électronique
Emilien Schultz, « Yves Déloye, Olivier Ihl, Alfredo Joignant (dir.), Gouverner par la science. Perspectives comparées », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 septembre 2013, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/12093 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.12093
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