Marlène Benquet, Encaisser ! Enquête en immersion dans la grande distribution
Texte intégral
- 1 Marlène Benquet, Les damnées de la caisse. Enquête sur une grève dans un hypermarché, Paris, Editi (...)
1Les salariés des caisses des supermarchés se rassemblent rarement dans des actions collectives vindicatives. Pourtant, les grandes surfaces rassemblent sous le même toit de nombreux salariés aux conditions de travail similairement délétères et à l'emploi non délocalisable. Comment peut-on, dès lors, expliquer la faible révolte de ces « damnées de la caisse »1 ? Afin de répondre à cette question, Marlène Benquet a mené une recherche sociologique, fondée sur une ethnographie en trois volets, au sein d'un même groupe de grande distribution française : la sociologue a travaillé en tant que caissière à temps partiel et a été recrutée comme stagiaire au sein du siège du groupe puis de l'organisation syndicale Force Ouvrière (FO). Au-delà de la réponse à la question initialement posée, cette enquête peet de comprendre, en mobilisant de nombreux travaux sociologiques, comment est obtenue l'adhésion et la participation de l'ensemble des salariés à l’activité de leur entreprise, de même que l'arrivée d'un capitalisme actionnarial, se substituant à un capitalisme managérial teinté de paternalisme.
2La première partie de l'ouvrage propose une analyse fondée sur les observations réalisées au siège de l'entreprise. Au sein du groupe, un changement récent de direction s'accompagne de la montée en puissance de logiques financiarisées. À une génération de cadres distinguée par son ancienneté et sa carrière interne succède une nouvelle génération, plus diplômée et qui perçoit sa présence dans l'entreprise comme un épisode transitoire. Cette nouvelle génération impose à l'ancienne des méthodes managériales axées sur de nouveaux modes de communication et de nouveaux outils et paraît davantage préoccupée par la satisfaction des actionnaires. Alors que l'information circule au compte-gouttes entre les différents services du siège, les cadres se retranchent sur leurs départements et perdent de vue les grandes orientations prises par leur entreprise. Les plus anciens encaissent les changements à l'œuvre, se battant, le cas échéant, pour que les coupes claires dans les effectifs affectent le moins possible leurs équipes.
- 2 P. 41, Eve Chiapello, Luc Boltanski, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999, cité (...)
- 3 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, 1993, 360 p.
3L'emploi de caissier de supermarché se caractérise par le triptyque de féminisation, tertiarisation et précarisation : le terme de caissier est surtout décliné au féminin, et désigne un emploi du secteur des services, assorti non seulement d'un salaire horaire proche du minimum légal, mais encore d'un faible volume d'heures travaillées, ces dernières étant réparties de manière flexible et inégalement prévisible. Enfin, être caissière n'offre pas de possibilités importantes de promotion sociale. Les caissières tombent sous la coupe d'une triple insécurité économique, temporelle et projectionnelle. Comment, dès lors, obtenir la mobilisation d' « un très grand nombre de personnes dont les chances de profit sont faibles »2 ? L'ethnographie menée à la caisse d'un supermarché apporte plusieurs éléments de réponse. Souvent démunies en capitaux culturel, économique et social, les caissières tiennent au maintien de leur emploi. La place grandissante occupée par les caisses automatisées opère également un effet dissuasif sur d'éventuelles revendications collectives, dont la survenue est mise à mal par l'isolement des caissières, seules derrière leurs postes de travail et aux horaires décalés. Ensuite, la surveillance des corps, exposés, malmenés – puisque soumis à des postures contraignantes et douloureuses – et surveillés, permet d'expliquer la discipline des caissières. La référence au panoptique foucaldien3 est tentante, lorsque l'on lit que les caissières sont quasiment en permanence filmées et potentiellement surveillées, derrière une vitre sans teint, par leur supérieure hiérarchique ; tandis que les délations peuvent arriver entre collègues. Les caissières sont également soumises à une double injonction : aux impératifs définis par leurs supérieurs hiérarchiques s'ajoute l'obéissance à un client consacré roi dont les trépignements d'impatience et les invectives sont source de pression supplémentaire.
- 4 Eve Chiapello, Luc Boltanski, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
- 5 Jean Gadrey, « Nouvel esprit du capitalisme et idéologie néo-libérale », Sociologie du travail, 43 (...)
4Au-delà de ce travail obtenu, comment les caissières adhèrent-elles aux normes imposées par leur hiérarchie ? Les contrats à durée indéterminée, fréquemment accordés dans le groupe de distribution étudié, constituent une rétribution sans doute maigre compte tenu des pénibilités éprouvées. L'auteur étudie la mise en œuvre de nouvelles méthodes managériales qui permettent d'obtenir l'assentiment des salariés aux nouvelles normes de fonctionnement de leur entreprise. Comme l'avaient montré E. Chiapello et L. Boltanski4, l'analyse des méthodes managériales, caractérisées actuellement par l'accent porté sur les impératifs de dialogue et de transparence5, permet de comprendre l'adhésion des salariés à un fonctionnement de l'entreprise qui semble, si ce n'est légitime, du moins incontournable. Ainsi, les caissières acceptent avec plus de facilités leurs horaires mouvants qu'un système est mis en place, par internet, pour que chacune puisse « choisir », dans un espace contraint de possibilités, les plages horaires de travail, qui demeurent flexibles. Devenues actrice de leur propre précarité, les employées encaissent mieux leurs conditions de travail. De même, la transparence à laquelle se soumet l'entreprise qui publie, sur son intranet, les possibilités de promotion en interne, dont la rareté permet de justifier l'absence de débouchés ascendants pour les salariés situés aux plus bas niveaux de la hiérarchie, est saluée par les caissières. Enfin, l'entretien individuel annuel apparaît vite comme un instrument, non pas de prise en compte des revendications des salariées et de leurs demandes de promotion, mais de diffusion des nouveaux impératifs de rentabilité, assorti d'une réaffirmation de la position dominée des caissières.
5Le travail des caissières est par ailleurs le fruit d'investissements différant notamment selon les générations : aux caissières les plus âgées, soucieuses d'égalité de traitement, promouvant un travail dit méticuleux et dont la lenteur d'exécution permet de se préserver, s'opposent des caissières d'âge intermédiaire, amères face à leur situation, adeptes d'un traitement au mérite et inégal entre les caissières ; et enfin des caissières-étudiantes, d'autant plus amatrices de ruses et débrouillardises en tout genre destinées à amoindrir la pénibilité de la tâche, que le passage par la caisse est perçu comme un gagne-pain provisoire. Dans un tel contexte, une partie des caissières se livre une concurrence pour l'obtention des maigres faveurs que leur accorde sporadiquement leur encadrement, dont les marges de manœuvre se réduisent, dans un contexte de contrainte budgétaire croissante.
6Ces marges de manœuvres réduites, du côté de l'encadrement des magasins et du siège de l'entreprise, obligent les organisations syndicales à revoir leur jeu. Déjà confrontées à une défiance des caissières, tendant à soupçonner leurs représentants de vouloir les manipuler, les organisations syndicales peinent à obtenir satisfaction dans leurs négociations avec la direction. Alors que « désengagement patronal et radicalisation syndicale » (p. 269) s'alimentent l'un l'autre, le syndicat majoritaire FO est mis en concurrence avec d'autres organisations syndicales, ce qui l'affaiblit davantage. Mécontents de ne pas obtenir de satisfaction à leurs revendications face à une dégradation des conditions de travail, les syndiqués de la base tendent à s’autonomiser, mettant le syndicat encore plus en porte-à-faux avec la direction de l'entreprise. Au final, la direction de FO utilise, auprès de ses syndiqués, la même rhétorique fataliste permettant de justifier la radicalité atrophiée de ses revendications.
7L'ouvrage de Marlène Benquet fourmille de références sociologiques très riches, le propos est largement convaincant. La méthodologie déployée est solide ; certaines interrogations persistent néanmoins. Alors que de longs extraits d'entretien parsèment l'ouvrage, on se demande tout d’abord si l'auteure a enregistré ses interlocuteurs à leur insu, ou si elle a reconstitué les propos. On peut également reprocher à l'auteure de prêter aux acteurs des intentions qui peinent à convaincre, car elles ne sont pas étayées ni ne semblent pas avoir été explicitement exprimées. Lorsque l'on lit que la « fragmentation de l'information ne vise pas à se prémunir d'un éventuel espionnage venu de l'extérieur, mais bien davantage à limiter le champ de vision des salariés » (p. 123), ou bien que l'investissement au travail des caissières « est obtenu par un patient maillage qui, comme une toile d'araignée immobilise une mouche, ne laisse pas aux caissières d'autre choix que le travail » (p 209), la surinterprétation rejoint une forme de conspirationnisme, qui prête des intentions à un pouvoir qui n'est, du reste, pas nommé.
8Concernant le style de l'ouvrage, ce dernier est globalement très agréable à lire, à quelques nuances près. La sociologue s'est livrée à un exercice de vulgarisation de sa thèse de doctorat, et ce faisant, semble avoir hésité entre un propos sociologique et un style relevant du journalisme d'investigation, dans lequel elle semble inégalement à l'aise et qui ne lui réussit guère. Ainsi, quand Marlène Benquet oppose les « prestigieuses grandes écoles parisiennes » aux « petites écoles de commerce de province » (p. 107), on se demande aux yeux de qui les secondes écoles sont « petites ». De même, lorsque l'auteure décrit des « montres sobres d'homme pressé » (p. 256) au poignet des syndicalistes rencontrés, on en reste interdit. La subjectivité de l'auteure est encore trahie, lorsque sont décrites des tenues « élégantes », un « maquillage sans excès » (p. 60), « l'efficacité et l'énergie des femmes modernes au travail » (p. 60) ; autant de jugements de valeur dont on aurait largement pu se dispenser. Quand est dressé un parallèle entre « les femmes les plus aguichantes » et « les hommes les plus à la mode » (p 60), le livre semble résolument quitter le rayon sociologie pour s'envoler ailleurs. Ces épisodes navrants, dont nous n'avons pas fait une énumération exhaustive, contrastent avec la grande qualité du reste de l'ouvrage.
- 6 P. 117, Eve Chiapello , LucBoltanski, Le Nouvel esprit du capitalisme, 1999.
9Ces quelques limites n'entament en rien l'intérêt représenté par un ouvrage à la lecture vivifiante et intellectuellement stimulante. La recherche de Marlène Benquet illustre bien comment se perpétue, au sein d'une entreprise, à tous les niveaux, au siège, au sein des organisations syndicales et parmi les caissières, l'idée d'une fatalité économique, d'une causalité dissociée de la responsabilité, d'une « action sans sujet »6, face auxquels les individus sont condamnés à l'impuissance. L'ouvrage est également très complémentaire d'analyses centrées sur les dispositifs et outils de management, structurés et disciplinants, permettant la diffusion de nouvelles normes de travail à même de répondre aux impératifs nouveaux d'entreprises financiarisées.
Notes
1 Marlène Benquet, Les damnées de la caisse. Enquête sur une grève dans un hypermarché, Paris, Editiions du Croquant, 2011, 238 p.
2 P. 41, Eve Chiapello, Luc Boltanski, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999, cité par Marlène Benquet p. 12.
3 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, 1993, 360 p.
4 Eve Chiapello, Luc Boltanski, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
5 Jean Gadrey, « Nouvel esprit du capitalisme et idéologie néo-libérale », Sociologie du travail, 43, 2001, cité dans Benquet Marlène, « Le nouvel esprit du capitalisme aux prises avec les nouvelles radicalités professionnelles », Actuel Marx, 2010/1 (n° 47), 228 pages.
6 P. 117, Eve Chiapello , LucBoltanski, Le Nouvel esprit du capitalisme, 1999.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Laure Célérier, « Marlène Benquet, Encaisser ! Enquête en immersion dans la grande distribution », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 16 juillet 2013, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/11945 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.11945
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page