Didier Eribon, La société comme verdict
Texte intégral
1Avec La société comme verdict, Didier Eribon poursuit son travail d’auto-analyse, entamé dans Retour à Reims en 2009. Entreprendre une telle tâche nécessite de se déprendre des dogmes de la psychanalyse pour s’appréhender soi-même dans son être-au-monde social, façonné par la société qui assigne aux individus — selon plusieurs variables — des places prédéterminées au sein de l’espace social. Ce qui implique et permet en retour un travail analytique et critique de la société. En outre, l’objectif de Didier Eribon ne saurait être en aucun cas d’écrire son autobiographie mais bien au contraire de partir de sa propre expérience du monde social pour éclairer et critiquer certains de ses aspects, et donc dans une certaine mesure universaliser et exemplariser son propre parcours. En somme, nous retrouvons là un thème tout hugolien : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous » (« Soleils couchants », Poème IV, Les Feuilles d’automne).
2Didier Eribon, à travers sa propre expérience, analyse tout d’abord son parcours de transfuge de classe. Entrer en contact, nourrir un certain rapport de familiarité — par le biais de l’étude et de la lecture — avec les grandes oeuvres de la culture légitime conduit de manière presque inéluctable à une désidentification d’avec son milieu populaire d’origine. C’est une véritable transformation de soi-même, car, par ce moyen, il est dès lors possible d’échapper au déterminisme social qui perpétue inlassablement l’organisation statique et hiérarchique de la société. On contracte alors de nouveaux schèmes de pensées et de perception. Toutefois, le malaise peut survenir sous la forme de l’affect de la honte, puisque l’on peut ressentir son être-au-monde comme clivé entre un espace social que l’on a quitté et un autre dans lequel on ne se sent pas partie intégrante, dont on ne maîtrise pas tous les codes. La fêlure peut devenir inévitable mais néanmoins motrice. À partir de l’affect de la honte sociale, un travail critique, parfois long et douloureux, de réappropriation de son propre passé peut être entrepris, une véritable ascèse, en se servant des armes de la culture dominante à laquelle on appartient désormais telles la littérature ou la sociologie. En convoquant les figures centrales de transfuges de classe comme Annie Ernaux ou Pierre Bourdieu, Didier Eribon insiste sur un point essentiel. En effet, il ne s’agit pas d’adopter un point de vue populiste. Il faut pouvoir entamer un « retour » vers son milieu d’origine, en le respectant certes, mais tout en menant un travail critique qui puisse mettre en lumière la domination symbolique qui s’exerce contre lui mais également en son sein. L’ « Odyssée de la réappropriation » ne saurait être unidimensionnelle, comme l’écrit Annie Ernaux dans La Place que cite l’auteur : « Voie étroite en écrivant entre la réhabilitation d’un mode de vie considéré comme inférieur et la dénonciation de l’aliénation qui l’accompagne ».
3Néanmoins, le cas du transfuge de classe est et demeure une exception rare échappant au déterminisme de classe qui n’en continue pas moins de fonctionner de manière implacable. La société comme verdict puisqu’elle assigne toujours-déjà des places aux individus en déterminant leurs trajectoires respectives. Cette continuité ne saurait venir de nulle part, et Didier Eribon y voit « le résultat d’une mobilisation active et consciente d’elle-même des classes dominantes, et cette mobilisation s’opère aux détriment des autres classes ». Aussi, l’institution scolaire apparaît-elle comme une institution foncièrement discriminante. De plus, cette perpétuation d’un ordre social statique est d’autant plus forte qu’elle peut s’appuyer sur la complicité des dominés qui intériorisent ces verdicts. Les dominés considèrent souvent et trop souvent leur absence au sein de l’enseignement supérieur et même général comme le résultat d’un choix conscient et réfléchi. En réalité, il s’agit bien d’un habitus d’autoélémination fortement ancré en eux. Par ailleurs, si les enfants issus des milieux populaires ont de plus en plus la possibilité d’accéder à l’enseignement supérieur, il ne faut pas se réjouir trop vite. Comme le rappelle Didier Eribon, une rupture sociologique ne tarde pas à s’instaurer entre l’université d’une part, les classes préparatoires et les grandes écoles d’autres part, véritables refuges pour les enfants des élites sociales et culturelles face à la massification de l’enseignement supérieur, et dont l’entrée est plus que difficile, sinon impossible, pour les enfants des classes dominées. En nous livrant l’exemple de sa grand-mère maternelle, entièrement dévouée aux tâches domestiques du foyer familial, l’auteur peut élargir ce constat critique à la domination masculine ressentie par les femmes des milieux populaires non pas comme une réelle domination, mais plutôt comme un mode de vie allant de soi. La domination symbolique interne, celle qui s’exerce au sein même des classes populaires, est d’autant plus violente que les dominés ne peuvent avoir accès aux outils théoriques qui leur permettraient de s’en affranchir. Pis encore, l’idée d’une quelconque révolte, d’une quelconque transformation se trouve complètement absente puisque la domination n’est jamais ressentie comme telle.
4L’ouvrage de Didier Eribon poursuit également un objectif politique. L’auteur s’oppose ici nettement aux discours proliférant depuis les années 1980 qui ne cessent d’affirmer la disparition des classes sociales. Il faut donc se déprendre de l’image des Trente Glorieuses comme une période « où n’auraient existé ni la peur du lendemain ni la crainte du chômage ». À l’origine de ces discours, outre un éthos néo-réactionnaire, l’absence des enfants d’ouvrier au sein des équipes de recherches qui pourraient par leur présence apporter leur témoignage. Didier Eribon note cependant l’aspiration de plus en plus fréquente des milieux ouvriers et populaires à l’acquisition des biens matériels, laquelle empêche justement toute idée de révolte contre l’assujettissement dont ils sont les victimes.
5Mais la force de Didier Eribon tient sans aucun doute au fait qu’il n’ancre jamais ses analyses au sein d’une perspective unidimensionnelle et binaire. Fidèle en cela à l’enseignement de Michel Foucault, il nous rappelle à la fin de l’ouvrage que l’analyse de la domination ne saurait se réduire à « une seule domination, celle des classes sociales » que privilégie l’analyse marxiste de la société. Au sein de l’espace social se trouvent de multiples foyers d’assujettissement. Un individu peut être donc assujetti par de multiples normes en raison de son être social, sexué ou sexuel, etc. Aussi, Didier Eribon rappelle-t-il ici le fonctionnement d’une théorie critique qui, pour être valide, doit absolument prendre en compte différentes temporalités, différents découpages au sein de l’espace social.
6« Et rien ne me rendrait plus heureux que d’avoir réussi à faire que certains de mes lecteurs ou lectrices reconnaissent leurs expériences, leur difficultés, leurs interrogations, leurs souffrances, etc., dans les miennes et qu’ils tirent de cette identification réaliste, qui est tout à fait à l’opposé d’une projection exaltée, des moyens de faire et de vivre un tout petit peu mieux ce qu’ils vivent et ce qu’ils font ». Cette citation de Pierre Bourdieu, auquel Didier Eribon se réfère très souvent tout au long de l’ouvrage, dans Esquisse pour une auto-analyse pourra donc très bien convenir à La société comme verdict puisque l’auteur n’hésite pas à écrire : « J’étais devenu à mon tour un auteur généreux, et dont la générosité avait exercé ses effets. Il m’est arrivé de définir ma démarche comme une éthique et une politique de la générosité. Je tiens beaucoup à cette définition ».
Pour citer cet article
Référence électronique
Alexis Pierçon-Gnezda, « Didier Eribon, La société comme verdict », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 juillet 2013, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/11916 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.11916
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