Jean-Michel Carré, Chine le nouvel empire. De l'humiliation à la domination (1911 - 2013)
Texte intégral
- 1 Dont les trois parties sont : 1911-1976, La Chine s’éveille, 1977-2001 : La Chine s’affirme, 2002- (...)
1En tant que documentariste, Jean-Michel Carré est surtout connu par ses travaux sur les sociétés occidentales et ses problématiques sociales. Trois grandes thématiques ressortent de sa filmographie antérieure : celle de la place de la sexualité et du genre dans nos sociétés (Galères de femmes en 1993, Les trottoirs de Paris, Les enfants des prostituées, L'enfer d'une mère, Les clients des prostituées en 1994, Les travailleur(s) es du sexe et Drôle de genre en 2010), celle de la hiérarchie sociale (Une question de classes(s) en 1999) et celle du travail (J'ai (très) mal au travail en 2007). Avec sa trilogie, Chine : le Nouvel Empire1, paru en 2013, il s’essaie alors à un nouveau genre documentaire, passant d’une observation microsociale à une observation macrosociale, d’un regard de sociologue à un regard d’historien et quittant des thèmes circonscrits pour une problématique générale sur l’évolution d’un pays et de sa place dans le monde.
2D’un point de vue cinématographique, ce passage n’obère en rien les qualités que l’on trouvait dans les autres documentaires de Jean-Michel Carré. D’une part, le montage est fluide et les transitions sont claires (à l’exception de la troisième partie du documentaire), permettant au spectateur de suivre le fil de la démonstration. D’autre part, les images d’archives employées ont une véritable plus-value, tant par rapport aux propos journalistiques classiques qu’aux images habituellement diffusées sur la Chine. Enfin, les interviews qui égrènent le documentaire sont situées socialement, chaque interlocuteur occupant une position un peu différente dans l’espace social, ce qui permet d’obtenir des propos divers sur la Chine et son évolution en gagnant de la profondeur par la comparaison, et sans risquer la contradiction.
- 2 Comme en attesta la visite de Richard Nixon à Pékin en 1972.
3C’est alors au niveau du contenu que l’on doit avoir un constat plus nuancé sur cette trilogie. Trois problématiques et une contrainte méthodologique sont énoncées au début du documentaire mais elles ne sont pas toutes remplies au cours des trois heures de film. La principale d’entre elles, tant par la place qui lui est consacrée que par son enjeu, est de comprendre « comment la Chine a-t-elle réalisé une ascension unique et si rapide dans l’histoire ». Les deux premières parties du documentaire consacrées à la période 1911-2001 permettent de pleinement répondre à cette problématique. On y perçoit bien un mouvement en cinq temps racontant de manière concise l’histoire de cette ascension. Premièrement, le décrochage de la Chine par rapport à la Révolution industrielle européenne et les guerres de l’Opium auraient constitué un « traumatisme » moral pour la population chinoise qui y a perdu une place symbolique de première nation dans le monde. Ceci explique dans un deuxième temps la recherche et la progressive constitution d’un Etat chinois et d’une nation chinoise soudée par un pouvoir central de plus en plus fort, de la République de Chine de Sun Yat-sen (1911) à la République Populaire de Chine de Mao (1949). Les positions géostratégiques de la Chine sous Mao (comme le positionnement en faveur des pays du Tiers-Monde à la Conférence de Bandung, le développement de la bombe atomique ou les alliances et ruptures avec les Etats-Unis et l’URSS) lui ont ensuite permis de retrouver une place prépondérante dans la politique internationale2. Quatrièmement, l’ouverture à l’économie de marché (« Faites la production, pas la révolution », prônait Deng Xiaoping) a permis à la Chine de prendre une place croissante dans l’économie mondiale et dont le symbole fut son inscription à l’OMC en 2001. Enfin, ce développement économique a pris appui sur un dirigisme et un verrouillage politiques forts dont les événements de la place Tian’anmen constituent le symbole. Le libéralisme politique ne s’est pas accompagné d’un libéralisme politique, tant parce que la liberté d’expression reste fortement contrôlée que parce que c’est le Parti unique – et ses nombreux niveaux, sources de corruption – qui contrôle de plus en plus fortement la marche des affaires publiques et privées et l’ouverture commerciale du pays.
- 3 Il ne faut pas oublier que le successeur de Mao fut officiellement Hua Gofeng, progressivement évi (...)
- 4 Comme l’attaque par la Chine du Nord-Vietnam en 1979.
- 5 Des pourparlers entre les Etats-Unis et la Chine ont ainsi eu lieu avant la création de la Républi (...)
4Ce parcours historique comporte également deux autres qualités. D’une part, son découpage est fortement justifié. En effet, il s’agit pour Jean-Michel Carré de comprendre « l’ascension unique et si rapide » de la Chine. En décomposant en trois périodes (1911-1976, 1977-2001, 2002-2013), l’histoire de la Chine, Jean-Michel Carré montre d’abord l’acquisition par la Chine moderne d’une indépendance politique (en mettant ainsi l’accent sur la continuité forte entre la République de Chine et la République populaire de Chine, et la reconstitution d’une stabilité du pouvoir symbolisée par la succession « presque »3 sans heurts de Mao à Deng Xiaoping), puis d’une indépendance économique (dont l’inscription à l’OMC en 2001 constitue le plus éclairant exemple). Arrêter le compteur à 2013 est enfin – en plus du simple réalisme – une manière de souligner le rôle charnière des prochaines années, où arrive à la majorité une nouvelle génération de Chinois nés après les événements de Tian’anmen et donc potentiels porteurs d’une nouvelle poussée démocratique. D’autre part, ce parcours historique est parsemé de détails éclairants sur le développement politique chinois. On y observe par exemple très nettement le mouvement de balancier de la politique extérieure chinoise entre les Etats-Unis et l’URSS (puis la Russie), soit par choix stratégique clair4, soit par hasard de l’histoire5. Le documentaire aborde également la complexe question du Tibet, ancienne province de la Chine impériale, qui était en 1950 – date de « l’invasion » chinoise – une théocratie esclavagiste et qui fut en 1956 un des domaines d’expérimentation de la CIA pour former une armée anticommuniste.
- 6 Ou pour le moins ici de garder au montage (mais nous ne nous connaissons pas les rushes et les con (...)
5Ce sont alors en abordant les deux autres « problématiques » du documentaire que le bât blesse. Jean-Michel Carré s’attaque à deux problèmes : savoir « à quel but la Chine cherche à devenir la première puissance mondiale » (question malgré tout un peu creuse) et découvrir « quelles en sont les conséquences et enjeux ». C’est essentiellement dans la troisième partie du documentaire (2001-2013 : La Chine domine) qu’on peut trouver des éléments de réponse à cette dernière question, mais plus sur le mode du pot-pourri que de l’argumentation claire. Sont ainsi évoqués pêle-mêle le développement militaire récent de la Chine et les enjeux stratégiques de la mer de Chine, le développement d’une classe moyenne et la croissance concomitante des inégalités de richesse intrapays, le rôle du Parti Communiste dans la gestion des tensions sociales (en absorbant une partie croissante des « élites » mais en ayant dans le même temps une posture « impériale » et « fermée » vis-à-vis d’une partie de la population, sauf dans quelques bassins d’expérimentation contre la corruption), la lutte en demi-teinte contre la pollution, la croyance en l’ascension sociale par l’école et l’inégalité des chances scolaires, etc. Tout en restant ponctuellement intéressant, on regrette ici l’absence d’un fil directeur plus net. On peut par ailleurs ajouter à cette critique de fond une critique de méthode. Il était annoncé en début de documentaire que seuls des Chinois, « de toutes classes sociales », seraient interrogés pour construire le propos filmique. Cependant, on constate un biais classique de la production intellectuelle qui est de laisser beaucoup plus « parler »6 des membres des classes supérieures, dotés en capital économique ou en capital culturel, que des membres des classes populaires qui doivent cumuler au maximum (avec un couple d’ouvriers, un chauffeur de taxi, et une famille de paysans) 15 % du temps de parole de l’ensemble du documentaire. Sans compter que ce déséquilibre ne représente pas la réalité sociale de la Chine, composée majoritairement de classes populaires (avec une partie d’entre elles en situation de grande pauvreté).
6Ainsi, le nouveau documentaire de Jean-Michel Carré mérite le regard, essentiellement pour son propos historique et son ambition de raconter efficacement l’histoire moderne d’un des grands pays contemporains. La troisième partie, centrée sur les conséquences et enjeux de l’ascension politique chinoise, demeure la plus faible mais constitue malgré tout un document de plus grande qualité qu’un reportage rapide sur le sujet.
Notes
1 Dont les trois parties sont : 1911-1976, La Chine s’éveille, 1977-2001 : La Chine s’affirme, 2002-2013 : La Chine domine.
2 Comme en attesta la visite de Richard Nixon à Pékin en 1972.
3 Il ne faut pas oublier que le successeur de Mao fut officiellement Hua Gofeng, progressivement évincé du pouvoir, et que la veuve de Mao et sa « Bande des quatre » ont été arrêtés et démis de leurs fonctions par le Parti en 1976, le tout au bénéfice de Deng Xiaoping.
4 Comme l’attaque par la Chine du Nord-Vietnam en 1979.
5 Des pourparlers entre les Etats-Unis et la Chine ont ainsi eu lieu avant la création de la République Populaire de Chine, notamment en la personne de Joseph Stilwell mandaté d’abord par les Etats-Unis pour être chef d’état-major de Tchang Kaï-chek, mais celles-ci n’aboutirent pas en raison d’un anticommunisme viscéral du Président Truman.
6 Ou pour le moins ici de garder au montage (mais nous ne nous connaissons pas les rushes et les conditions de tournage de Jean-Michel Carré sur place).
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Patrick Cotelette, « Jean-Michel Carré, Chine le nouvel empire. De l'humiliation à la domination (1911 - 2013) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 juin 2013, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/11837 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.11837
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