Didier Fassin, Samuel Lézé, La question morale. Une anthologie critique
Texte intégral
1Cette anthologie critique de la « question morale » est le résultat d’un programme scientifique du conseil européen dirigé par D. Fassin entre 2009 et 2013. Ce projet intitulé : Towards a critical moral anthropology fut réalisé par une équipe pluridisciplinaire qui ont entre autres selon D. Fassin : « […] Tenté de reconstituer les principaux lignages théoriques dans l’approche de la question morale, au sein de l’anthropologie bien sûr, mais également dans les disciplines connexes […] ».
2L’ouvrage est découpé en six parties distinctes intitulées : « Fondations » ; « Positions » ; « Descriptions » ; « Confrontations » ; « Prescriptions ». Dans chaque partie les auteurs ont ainsi sélectionné de multiples textes qui favorisent un « détour anthropologique » selon l’expression de G. Balandier reprises par D. Fassin. L’objectif est que toute personne s’intéressant au problème d’éthique et de morale puisse mener un travail d’autoréflexion, de décentrement face à ses propres représentations : « […] Au-delà des réactions émotionnelles et des jugements catégoriques qu’ils suscitent souvent ».
3Dans la première partie intitulée : « Fondations » les auteurs présentent plusieurs textes historiques, fondateurs en ce qui concerne la question du traitement de la morale. Ici sont convoqués autant des écrivains que des philosophes tels que M. De Montaigne ; E. Kant ; F. Nietzsche ; M. Foucault. Selon D. Fassin, durant longtemps la morale fut l’apanage de la religion, mais également de quelques philosophes. Ces derniers s’intéressaient aux règles de bonnes conduites morales à adopter en société. Leurs raisonnements s’étayaient en termes de définition du bien, des conduites normatives à adopter en société. Par la suite les premiers sociologues, anthropologues se sont attachés à dessiner les « prémices d’une science de la morale » (cf. Textes d’E. B. Tylor ; E. Durkheim, M. Weber, B. Malinowski […]). Le développement des sciences sociales de la morale fut notamment inspiré des sciences de la nature. Contre la perspective prescriptive, ces auteurs souhaitèrent décrire les régularités sociales, les principes moraux faisant agir les hommes et les femmes dans une société déterminée.
4Les anthropologues qui se saisissent de la question morale comme objet de recherche oscillent entre deux types de questionnements (seconde partie : « Positions »). La première interrogation est relative à la « nature de la morale ». De manière générale il est possible de distinguer selon D. Fassin trois approches généralistes concernant la morale. La première est relative à l’étude des contraintes morales notamment des sanctions, et obligations. Ce courant notamment héritier des travaux de E. Kant et E. Durkheim vise à étudier les normes et les valeurs qui régissent les actes considérés comme bien ou mal, juste où injuste dans une société, à une époque donnée. L’éthique descriptive par exemple développée par J. Ladd visait à définir de manière dense le code moral des Indiens Navajos. Ces analyses descriptives, particularistes omettaient la capacité des acteurs à interpréter, à adopter des stratégies éthiques de contournements face aux normes et aux valeurs morales. La seconde approche relative à une anthropologie de l’éthique notamment inspirée de M. Foucault s’intéresse à la capacité des acteurs à se construire des jugements éthiques, à développer des « techniques de soi » dans l’objectif de se distancier des contraintes morales de la société. La troisième approche souvent délaissée est l’éthique conséquentialiste. Ces auteurs focalisent leurs recherches sur les conséquences, les effets produits des actes où des paroles en les resituant a contrario des deux autres approches dans un contexte historique et politique. La seconde interrogation développée de manière courante par les anthropologues selon les auteurs est : « Que faire de la diversité des morales ? » Celle-ci amène les auteurs à évoquer l’héritage culturaliste. Cependant, il faut resituer la question du développement des théories relativistes dans une dimension historique. À l’époque, ce courant répondait aux modèles évolutionnistes qui établissaient une hiérarchisation des cultures sous couvert d’un universalisme douteux. Les débats houleux entre relativistes et anti relativistes conduisent les auteurs à souligner deux réponses possibles à ces débats en proposant un texte de B. Shore sur la notion du « relativisme différencié », puis un second de S. Lukes autour d’un universalisme bien tempéré.
5Dans la troisième partie de l’ouvrage intitulé : « Descriptions », D. Fassin stipule que bon nombre d’anthropologues à la manière de Monsieur Jourdain ont écrit sur la morale sans aborder la question de manière directe. Même si depuis un peu plus d’une décennie, de nombreux travaux autour des « morales locales » se sont développés. D. Fassin et S. Lézé proposent dans cette partie huit textes moins récents où les auteurs traitent de la morale et/ou de l’éthique à partir d’enquêtes de terrain localisées sans pour autant citer ces notions de manière directe.
6Dans la quatrième partie qui a pour titre « Confrontations », les auteurs s’attachent à décrire l’expérience des « rencontres » qui s’instaurent notamment dans la situation d’enquête de terrain en anthropologie : « Il y a par conséquent dans la relation à l’autre qui s’institue sur leur terrain quelque chose de structurellement, mais aussi d’historiquement déterminé. C’est cette double rencontre, et les confrontations morales qui en résultent, qu’il faut appréhender. » (p. 361). Le premier type de rencontres selon D. Fassin est lié à l’interaction entre l’anthropologue et les sujets- autres auprès desquels il mène son enquête. Cette rencontre fut initialement pensée en rapport à un « grand partage » entre-le « nous » et le « eux ». Cette confrontation peut également être d’ordre collectif, relevant de la rencontre entre le monde occidental avec les autres. Ce deuxième type de rencontre à entre autres pour cadre : les conflits, croisades et autres missions religieuses. Ils laissent la place au déploiement de « projets de civilisation » aux idéaux humanitaire... Comme le souligne N. Sundar des logiques prescriptives se déploient à travers les politiques, dispositifs mis en place par l’ordre moral international. La question morale nécessite également que les chercheurs prennent en compte qu’ils sont eux-mêmes des « sujets moraux » interagissant avec l’objet de la recherche. En effet, « La présence subjective » des chercheurs est bien souvent visible prégnante derrière les écrits analytiques.
7Dans la cinquième partie dénommée : « Prescriptions », les auteurs s’intéressent à : « […] La manière dont l’anthropologie se trouve tour à tour dans la position d’émettre et de recevoir des prescriptions morales ». La subjectivité du chercheur ainsi que la tension entre son engagement et la distanciation qu’il met en place face à son objet de recherche sont donc des données d’enquête à prendre en compte. De manière parallèle l’« inscription des sentiments moraux dans le gouvernement du monde », mais également « l’invocation de principes universels s’imposant à tous, en matière de droits des femmes aussi bien que de justice transitionnelle » nécessite que le chercheur prenne également en considération : « […] à la fois la réflexivité des agents sur leurs pratiques et les points aveugles qui échappent à leur lucidité. » (p. 470). Dans l’histoire de la discipline, les relations de certains anthropologues sur le terrain avec les pouvoirs politiques, militaires ont notamment créé des tensions dans la discipline. Des réflexions éthiques furent alors menées, des principes méthodologiques rédigés. Cependant, certains de ces travaux, sous couvert de : « responsabilités du chercheur envers les populations étudiées » ont conduit à la création de protocoles éthiques rigide dont les exigences dénoncées par nombre de chercheurs s’avèrent inadaptées voire absurde.
8La question de la morale se pose à chaque anthropologue, ceci quel que soit son objet de recherche sur le terrain. À l’instar de D. Fassin il nous semble que : « […] C’est au plus près des actions que cette vérité affleure. » L’anthropologie situationnelle permet selon nous de requestionner le lien existant entre les individus et la société, de s’attacher à étudier les déploiements de normes, valeurs, affects en lien avec des événements singuliers. Ce travail permet également au chercheur d’observer la tension entre les processus d’assignation identitaire et les stratégies de subjectivation mis en place par les acteurs au sein de situations singulières.
9Au final, cet ouvrage foisonnant constitue une cartographie essentielle pour toutes personnes qui s’intéressent à la question morale. La multiplicité des textes, références, fais que l’on ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage. La richesse des thèmes abordés amènera de manière réticulaire toutes personnes qui s’intéressent aux questions de l’éthique et de la morale vers d’autres écrits, recherches complémentaires.
10De plus cette « hantologie » selon le néologisme de J. Derrida repris par S. Lézé est la bienvenue dans un contexte social où le thème de la moralité est d’une intense actualité. À ce sujet, en conclusion S. Lézé s’interroge : « En quoi l’éclairage particulier de l’anthropologie de la morale peut-il contribuer ou non à comprendre les multiples enjeux moraux qui se manifestent aujourd’hui dans les sociétés contemporaines ? » (p. 594). En effet comment aujourd’hui ne pas s’inquiéter comme le souligne D. Fassin de la résurgence d’un universalisme composée de l’alliance souvent opposée des thèses naturalistes et rationalistes en matière de morale : « Ces défis, tant politiques que scientifiques, justifient pleinement que le citoyen comme le chercheur s’arment des outils intellectuels pour y faire face ».
Pour citer cet article
Référence électronique
David Puaud, « Didier Fassin, Samuel Lézé, La question morale. Une anthologie critique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 juin 2013, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/11811 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.11811
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page