Sandrine Garcia, À l’école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l’échec scolaire ?

Texte intégral
1Les débats sur l’apprentissage de la lecture sont souvent vifs et passionnés. Ils renvoient en effet à la question de l’illettrisme et de l’échec scolaire, aux querelles, souvent politisées, sur les méthodes d’apprentissage entre « anciens » et « modernes », mais aussi à la souffrance d’enfants dyslexiques et de familles désemparées. Force est de constater que ces débats sont souvent marqués par des clichés ou des pré-constructions, parfois savantes, et surtout peu étayés par des données empiriques. Le travail dense et documenté de Sandrine Garcia permet sans aucun doute de les éclairer et disons-le de les dépasser en les dépassionnant.
- 1 Voir par exemple Choukri Ben Ayed (dir.), L’école démocratique. Vers un renoncement politique ? Pa (...)
2L’auteur, maître de conférences en sociologie à Paris-Dauphine, se propose dans cette étude ambitieuse, qui semble visiblement se prolonger dans de prochaines recherches évoquées en fin d’ouvrage, d’une part de retracer la genèse des normes pédagogiques contemporaines et d’autre part d’en mesurer les effets sur les pratiques d’apprentissage de la lecture, les discours et les représentations des enseignants et des parents et in fine sur les élèves. Le projet est de contribuer, par l’objectivation sociologique, à faire émerger une pédagogie rationnelle qui permette de lutter avec une efficacité mesurable contre les inégalités sociales, dans un contexte scolaire parfois marqué par un recul de l’ambition démocratique1.
3La première partie intitulée la « construction d’une gauche pédagogique » revient de façon très fouillée sur les débats pédagogiques autour de la question de la rénovation de la lecture et la dyslexie qui émerge comme un « problème » dans les années 1960 avec les travaux de Debray-Ritzen. Les conceptions de Freinet, Foucambert, Romian et de bien d’autres spécialistes sont présentées de façon serrée et nuancée. C’est un champ qui s’esquisse devant nous, dans lequel Sandrine Garcia repère trois pôles : militant, académique et institutionnel, mais aussi des paradigmes comme le structuralisme ou le marxisme, et enfin le recours à l’expertise de disciplines comme la psychologie (clinique ou cognitive). Dans le second chapitre, intitulé l’invention du « petit lecteur génial », on voit se cristalliser des positions à l’issue de luttes, parfois indécises, qui ont tout de la croisade morale. La figure littéraire et scolastique du « lecteur chercheur » silencieux, opposée au « simple » lecteur déchiffreur à voix haute, stigmatisé par la métaphore du nageur sur tabouret, s’impose progressivement dans les années 1970 comme une doxa moderniste et progressiste puisqu’elle prône, à travers les méthodes idéovisuelles, un « élitisme pour tous ». Cette position fortement influencée par le socioconstructivisme n’est pourtant pas sans poser des problèmes. Elle repose en effet sur une dénégation des effets sociaux du système scolaire, considéré comme neutre, et souvent sur une vision ethnocentrique des inégalités en terme de « handicaps » et de « manque ».
4S’appuyant sur une enquête menée entre autre auprès de familles membres d’une association de parents d’enfants dyslexiques (APEDYS), la seconde partie (« la dyslexie : une maladie de classe moyenne ») cherche à situer socialement cette pathologie qui émerge progressivement comme un problème social à travers des portraits subtilement analysés. Tout comme le montre Wilfried Lignier à propos des enfants surdoués, dont les dyslexiques sont un peu le pendant négatif, une expertise externe à l’école contribue à construire un « trouble dans la normalité » et à médicaliser la déviance scolaire. Massivement issus du pôle privé des classes moyennes, les enfants dyslexiques de l’échantillon voient leur statut négocié avec l’institution scolaire. Cette médicalisation touche majoritairement des garçons et peut conduire vers des voies spécialisées et la reconnaissance officielle d’un handicap. Elle permet souvent de dédouaner l’école et les processus d’apprentissage en renvoyant le problème vers l’enfant pris en charge par des intervenants extérieurs, comme les orthophonistes.
- 2 Voir par exemple sur ce thème de la transmission des savoirs et des inégalités Jérôme Deauvieau, J (...)
5Le chapitre intitulé « la construction sociale du diagnostic » montre ainsi par quel processus cette externalisation médicale se met en œuvre et quel terrain familial et scolaire facilite la pose du diagnostic. La norme du « plaisir » transforme la lenteur et la difficulté en déviance pathologique2 et en fait une « propriété intrinsèque à l’enfant, plutôt que […] le résultat d’un manque d’aisance ou d’application qui peuvent s’acquérir » (p. 164). La recherche d’antécédents familiaux, de retards dans le développement de l’enfant (comme un retard d’entrée dans le langage considéré comme prédictif) renforcent cette surdétermination qui empêche d’identifier la constitution scolaire de la difficulté. Les cas présentés sont éloquents et les analyses de Sandrine Garcia se révèlent subtiles tout en étant respectueuses de familles qui vivent cet étiquetage médical entre douleur et soulagement, le handicap permettant d’expliquer des troubles du comportement et de les négocier avec l’institution scolaire.
- 3 Sandrine Garcia revient sur un thème qu’elle a déjà abordé dans un précédent ouvrage Sandrine Garc (...)
6Le chapitre 5, « des pratiques éducatives socialement situées », se penche sur la transmission familiale des compétences de lecture et sur les effets de cette psychologisation sur l’attitude et la souffrance des mères qui peuvent être amenées à culpabiliser3. Ce chapitre revient sur la question du genre et sur les apprentissages de la lecture, pratique plus située dans le pôle féminin. Les pratiques pédagogiques qui encouragent l’expressivité et la spontanéité, qui « respectent » le « rythme des enfants », qui individualisent en psychologisant les apprentissages se révèlent paradoxalement peu à même de contrer des stéréotypes déjà fortement intériorisés par les enfants et leurs parents.
7C’est à un décryptage de la doxa pédagogique contemporaine (« une pensée d’institution ») que se livre Sandrine Garcia dans la dernière partie de l’ouvrage, revenant sur les débats récents sur les méthodes de lecture (chapitre 6 : « les lendemains d’une utopie »). Ce débat est présenté comme faussé par des effets de champs (déjà analysés dans la première partie), par le recours à une autorité « militante » pour disqualifier les partisans d’une « tradition syllabique » largement inventée (et également stigmatisée car réservée de façon funeste aux « dyslexiques »). Les défenseurs de la norme moderniste mobilisent volontiers des références progressistes à la lutte contre les inégalités voire à la sociologie de l’éducation mais l’auteur pointe qu’ils font peu appel à l’objectivation voire qu’ils prennent des libertés avec les chiffres. Cette objectivation nécessaire est d’ailleurs rendue difficile par les méthodes de lecture elles-mêmes, dont Sandrine Garcia note souvent qu’elles empêchent un travail précis de repérage des blocages et des difficultés, voire qu’elles favorisent un certain attentisme des enseignants. La « force de la croyance » produit également des effets sur les manuels de lecture, dont un certain nombre est analysé, et peut même interdire de penser qu’il puisse exister des méthodes alternatives modernes et « intellectuelles » s’appuyant plus sur le déchiffrement progressif et explicite.
- 4 Avec notamment la montée de ce que Jean-Pierre Terrail appelle « le puérocentrisme ». Jean-Pierre (...)
- 5 Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté.
8 Le dernier chapitre, reposant sur des entretiens et des questionnaires, mesure les effets de cette imposition institutionnelle sur les enseignants. Ceux-ci se trouvent souvent « désarmés » et condamnés à un pragmatisme parfois culpabilisant quand il s’agit de braver des interdits pédagogiques. Les effectifs des classes, la lourdeur des programmes, la routinisation des programmes pèsent sur leurs pratiques. Les conceptions psychologisantes, renforcées par l’évolution du recrutement social des enseignants4, contribuent en outre à imputer les difficultés exclusivement aux familles ou aux élèves. L’action des RASED5 est ainsi souvent un travail psychologique sur l’estime de soi des élèves, jugée clef des apprentissages.
9Plus qu’à une spéculation vaine sur ce qui relèverait de la « vraie » ou de la « fausse » dyslexie, c’est à une réflexion sur une « reproduction alternative » des inégalités que nous invite à réfléchir cette étude stimulante, richement documentée et difficile à résumer exhaustivement. Le recours à la pathologie peut en effet être lu comme une forme dérivée et « moderne » de « l’idéologie du don » et de la dénégation fataliste des effets propres aux apprentissages. Gageons que cette réflexion majeure sur ce que l’on pourrait appeler « l’effet pédagogique » saura intéresser des enseignants ou futurs enseignants (et pas seulement d’école élémentaire), des parents d’élèves et tous ceux qui veulent se pencher sérieusement sur la (re)production des inégalités sociales avec l’ambition de véritablement les combattre, y compris dans des lieux aussi « légitimes » que l’école.
Notes
1 Voir par exemple Choukri Ben Ayed (dir.), L’école démocratique. Vers un renoncement politique ? Paris, Armand Colin, 2010. Compte-rendu à paraître : http://lectures.revues.org/4844
2 Voir par exemple sur ce thème de la transmission des savoirs et des inégalités Jérôme Deauvieau, Jean-Pierre Terrail (dir.), Les sociologues, l'école et la transmission des savoirs, La Dispute, coll. « L'enjeu scolaire », 2007 (http://lectures.revues.org/428) ou encore Stéphane Bonnéry, Comprendre l'échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, La Dispute, coll. « L'enjeu scolaire », 2007. http://lectures.revues.org/523 et plus récemment Jean-Yves Rochex, Jacques Crinon (dir.), La construction des inégalités scolaires. Au coeur des pratiques et des dispositifs d'enseignement, PU Rennes, coll. « Paideia », 2011. http://lectures.revues.org/9996.
3 Sandrine Garcia revient sur un thème qu’elle a déjà abordé dans un précédent ouvrage Sandrine Garcia, Mères sous influence. De la cause des femmes à la cause des enfants, La Découverte, coll. « textes à l'appui », 2011. http://lectures.revues.org/1301.
4 Avec notamment la montée de ce que Jean-Pierre Terrail appelle « le puérocentrisme ». Jean-Pierre Terrail, De l’inégalité scolaire, Paris, La Dispute, 2002.
5 Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Frédéric Roux, « Sandrine Garcia, À l’école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l’échec scolaire ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 juin 2013, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/11716 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.11716
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