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Jean-Pierre Garnier, Maria Castillo Romon (dir.), « Aléas de la patrimonialisation urbaine », Espaces et sociétés, n° 152-153, 2013

Lilian Mathieu
Aléas de la patrimonialisation urbaine
Jean-Pierre Garnier, Maria Castrillo Romón (dir.), « Aléas de la patrimonialisation urbaine », Espaces et sociétés, n° 152-153, 2013, 288 p., Erès, ISBN : 9782749237275.
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Texte intégral

1Le titre de cette nouvelle livraison d’Espaces et sociétés peut susciter la surprise. La conservation du patrimoine urbain ne paraît pas, à première vue, relever de l’aléatoire. Au contraire, c’est avec la force de leur évidence monumentale ou historique que des bâtiments généralement prestigieux ou remarquables font l’objet de procédures de classification et de politiques de préservation ou de mise en valeur. En outre, comme le font remarquer les coordinateurs du dossier, la patrimonialisation est supposée impliquer un rapport pacifié au temps et à l’espace, au point parfois de relever d’une forme de réconciliation autour des vestiges d’un passé de déchirements et de confrontations. Un examen attentif des processus de patrimonialisation impose pourtant de rompre avec cette vision consensuelle, tant ceux-ci apparaissent tramés par les rapports de force et les antagonismes sociaux. Le patrimoine est en effet le produit de luttes de définition autour de ce qui mérite ou non d’être préservé, sous quelle forme, dans quelle ampleur et à quelles fins. Il est également un produit historique, non au sens de monument historique auquel on tend à le réduire, mais davantage au sens où ce qui mérite conservation et valorisation est étroitement dépendant du contexte et des enjeux (spécialement politiques et économiques) du moment.

2Représentation qu’une collectivité (ou plus exactement une fraction dominante en son sein) entend livrer d’elle-même, le patrimoine semble donc l’aboutissement en apparence consensuelle seulement d’un processus en réalité conflictuel qui a vu s’opposer intérêts et enjeux pluriels. S’y affrontent notamment les intérêts d’élites soucieuses de prestige et de rentabilité aux enjeux de résidents des zones et bâtiments concernés, bien souvent « dépossédés de l’usage de leurs lieux sous l’effet de processus de muséification et de mercantilisation culturelle » (Editorial, p. 16). Bien souvent solidaire d’une logique de gentrification (à savoir l’éviction des couches populaires des quartiers anciens par des habitants de statut plus favorable), la patrimonialisation apparaît comme un facteur puissant de ségrégation urbaine.

3Les différentes études rassemblées dans le numéro livrent autant d’illustrations de ces processus. François Duchêne, Julien Langumier et Christelle Morel Journel montrent par exemple comment les résidents des anciennes cités ouvrières des villes industrielles françaises ont été progressivement dépossédés de leur habitat à mesure que celui-ci faisait l’objet d’une revalorisation symbolique. Le délitement du groupe ouvrier (autrefois employé dans une même entreprise à qui la fourniture de logements permettait de « fixer » sa main d’œuvre) s’est accompagné de la mise sur le marché des logements pour faciliter leur appropriation par des couches sociales mieux dotées et produit un effacement de l’identité de classe qui marquait leur usage. Une même ambiguïté traverse la mise en valeur du passé industriel de Saint-Etienne, Nantes et Clermont-Ferrand, abordée par Amélie Nicolas et Thomas Zanetti. Dans ces villes dont le bâti porte la trace d’activités économiques entrées en crise à la fin du XXe siècle, la patrimonialisation a permis de donner une signification nouvelle et consensuelle aux traces du passé en les redéfinissant à l’aune des enjeux du présent. L’investissement de lieux anciens et l’attribution de nouvelles fonctionnalités (comme à Saint-Etienne où l’ancienne Manufacture des armes et cycles héberge désormais la Cité du design) procède ce faisant à une « entreprise de liquidation progressive de la mémoire et de la culture ouvrières qui renvoie à une crise de visibilité (…) dont ce groupe social est l’objet » (p. 185). Processus similaire à Bordeaux, où la réhabilitation de l’architecture locale opère par une esthétisation d’un espace bâti qui en dédaigne la valeur d’usage, celle des anciens habitants de condition plus modeste (ce qui passe notamment par la condamnation des traditionnelles cabanes de fond de cour — les chais — jugées inesthétiques). La patrimonialisation, ici, disent Chantal Callais et Thierry Jeanmonod, aboutit au « pastiche » (p. 153).

4Un même déni des rapports populaires à l’espace bâti se repère dans les cas de la ville béninoise de Porto-Novo (étudié par Monica Coralli et Didier Houénoudé) et du village sicilien de Gibellina Nuova (abordé par Anna Juan Cantavella). La protection et la valorisation du patrimoine historique de la première paraissent ne pas rencontrer l’assentiment de la population qui y réside. Tout d’abord parce que la notion de patrimoine ne fait pas sens pour elle : l’intérêt des Occidentaux pour ce qui est davantage perçu comme des vieilleries suscite l’agacement de Béninois qui, loin de vouer un culte aux ruines, valorisent bien plus les immeubles modernistes. Ensuite parce que résidents savent bien, pour y mener leur existence quotidienne, que ces bâtiments sont synonymes de pauvreté et d’inconfort. Gibellina Nuova présente la configuration inverse d’un ensemble de villages regroupés et reconstruits après leur destruction par un tremblement de terre. Les ambitions du maire (et des architectes qu’il a mobilisés dans l’édification du nouveau village) d’en faire le témoignage de l’architecture et de l’urbanisme italiens modernes se sont heurtées aux usages pratiques que les habitants ont de leur espace de vie. La ville-musée apparaît ainsi en inadéquation complète avec les attentes et besoins de ses habitants, qui ne se reconnaissent pas dans un paysage qui leur paraît étranger alors qu’ils y résident, et qui se sentent exclus d’un espace supposé être le leur. Gibellina Nuova est au fil du temps devenue « une ville-fantôme, avec des maisons déshabitées, des espaces publics déserts, des bâtiments sans usage et des terrains vagues couronnés par des œuvres d’art qui vieillissent rapidement » (p. 116).

5La sélection qu’opère la patrimonialisation dans ce qui mérite d’être préservé ou détruit se montre sous son jour le plus explicitement politique dans les études des murailles de Pampelune (Ion Martinez Lorea) et du palais de République de Berlin (Marie Hoquet). Dans le premier cas, des remparts encore tenus au début du XXe siècle pour des obstacles à l’extension de la cité ont été promus en vitrine touristique dans le même temps qu’ils ont accompagné la gentrification du centre ancien. Posées en symbole de la ville, les fortifications appuient un récit idéalisé et lissé de son histoire, d’où sont gommées toutes les aspérités. De fait, ce ne sont pas tous les événements dont les murailles ont été le site qui sont célébrés : les 298 Républicains qui y furent fusillés pendant la Guerre civile sont largement passés sous silence et les mobilisations qui tentent de réhabiliter leur mémoire se voient reprocher de rouvrir de vieilles blessures. Dans le second cas, c’est l’histoire de la RDA qui est effacée en même temps qu’est détruit le palais de la République pour laisser la place à une reconstitution de l’ancien château du Grand électeur de Prusse. Le patrimoine, de fait, est celui des vainqueurs, et c’est la défaite des dignitaires communistes de l’ancienne Allemagne de l’Est que consacre la démolition du bâtiment qu’ils avaient fait édifier. Ici aussi, la sélection entre ce qui est digne ou indigne d’être conservé se fait au mépris de l’expérience des habitants : le palais de la République était certes le symbole d’un régime autoritaire mais surtout un lieu de loisir et de plaisir pour les Allemands de l’Est. Ceux-ci n’étaient pas dupes de sa vocation idéologique mais ils appréciaient ses services (théâtre, discothèque, restaurants et cafés…) et il reste chez eux l’objet d’une véritable nostalgie.

  • 1  À signaler également l’article, extérieur aux enjeux du dossier, de Jérémy Sinigaglia sur la terri (...)

6La portée de ce numéro (où se signalent également les articles de Veronica Sales Pereira sur les usages de la photo dans le patrimoine industriel brésilien et de Mabel Irma Contin sur les polémiques relatives à la rénovation de stades sportifs)1 dépasse la seule question de la définition du patrimoine urbain. Celle-ci apparaît surtout comme un angle d’approche particulière fructueux pour aborder les rapports de force sociaux et leur expression sur le plan non seulement spatial mais également politique, économique et historique. Cette richesse fait par contraste regretter la tonalité par trop dénonciatrice de l’article introductif d’Alfonso Alvarez Mora. Celui-ci a l’indéniable mérite d’apporter des éléments de portée plus générale sur les modalités et enjeux de la patrimonialisation, mais les termes qu’il privilégie (« ne vise pas tant », « rien de mieux », « alibi », « perversité », « évidemment », etc.) risquent, en suggérant une sorte d’intentionnalité omnisciente, de nuire à la saisie de la complexité des processus en jeu. Si la patrimonialisation met en rapport des groupes aux ressources très inégales, l’étude des logiques de leurs interactions et antagonismes exige plus et mieux que la dénonciation.

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Notes

1  À signaler également l’article, extérieur aux enjeux du dossier, de Jérémy Sinigaglia sur la territorialisation de la lutte des intermittents du spectacle.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lilian Mathieu, « Jean-Pierre Garnier, Maria Castillo Romon (dir.), « Aléas de la patrimonialisation urbaine », Espaces et sociétés, n° 152-153, 2013 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 16 mai 2013, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/11508 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.11508

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