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Marie-Monique Robin, Les moissons du futur

Odile Hanquez Passavant

Texte intégral

  • 1 Disponible en ligne :
  • 2 Pour mémoire : les prix alimentaires mondiaux avaient alors connu, pendant plusieurs mois consécuti (...)

1Le 8 mars 2011, Olivier de Schutter, Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, présente devant le Conseil des droits de l'homme de l'ONU son rapport « Agroécologie et droit à l'alimentation »1. Revenant sur la crise alimentaire mondiale de 2007-20082, il l’analyse comme une crise des méthodes de production et affirme l’urgence à « changer de paradigme », en dirigeant les politiques de soutien agricole vers l’agroécologie. L’agro-industrie n’est pas seulement incapable de nourrir la planète, dit-il : elle menace la possibilité même de le faire.

  • 3 Sur le plateau de l’émission télévisée Mots croisés (France 2), le 21 février 2011.

2Deux semaines auparavant, Bruno Le Maire, alors ministre de l’agriculture, avait publiquement3 soutenu le contraire, mettant l’accent sur le nécessaire recours aux pesticides - sous-entendu : pour atteindre des rendements suffisants et des prix de vente acceptables.

3Sachant que, sur les six milliards d’êtres humains qui peuplent la planète, près d’un milliard souffre chroniquement de la faim, et que, d’ici 2050, nous serons probablement neuf milliards, c’est l’avenir de l’humanité qui est ici engagé, nous dit Marie-Monique Robin. Alors : qui a tort, qui a raison ? Quelle agriculture sera demain en mesure d’assurer la sécurité alimentaire mondiale ?

4C’est la force du film de Marie-Monique Robin que de s’en tenir strictement à cette question, que durant 90 minutes elle va s’employer à documenter, de façon aussi méthodique et rigoureuse que passionnante. À travers l’exemple récurrent de la culture du maïs, cette question initiale lui fournit tout d’abord une ligne claire qui permet au spectateur de ne jamais décrocher tout au long d’une enquête particulièrement riche en informations et où les problématiques, mêlant agriculture et économie, sont parfois complexes. Surtout, elle nous place d’emblée au cœur du débat agro-industrie versus agro-écologie. Si les effets néfastes de l’agriculture industrielle sur l’environnement, la gestion durable des ressources et la santé de tous sont maintenant largement documentés - quand bien même ils sont minimisés ou niés par ses tenants -, c’est bien l’évaluation des capacités réelles de l’une et de l’autre en termes de sécurité alimentaire qui constitue le point de bascule. Dans un cas, il faudra bien s’accommoder de ces méfaits comme d’un mal nécessaire, qu’on s’efforcera éventuellement de réduire. Dans l’autre, on saura qu’il est possible d’en finir avec ce modèle.

5Cette quête de vérité prend la forme d’un tour du monde : de l’Amérique du Nord au Japon, en passant par l’Allemagne, le Kenya, le Malawi et le Sénégal, nous visitons des fermes où sont pratiquées des modes de culture relevant de l’agroécologie. Des entretiens avec des scientifiques - agronomes, économistes, écologistes,… - viennent compléter les explications des paysans et nous éclairent sur ses traits caractéristiques, comparés à ceux de l’agro-industrie.

6Au Mexique, deux paysans nous font découvrir la milpa, une polyculture très ancienne qui associe trois plantes : maïs, haricots et courges. Tandis que ces dernières préservent l’humidité du sol et inhibent la croissance des mauvaises herbes, le premier sert de tuteur au second, qui fertilise le sol au bénéfice de tous : les légumineuses, ou fabacées, l’enrichissent en azote. Au Malawi, la culture du maïs associée à celle du gliricidia, un arbre légumineux, fournit un autre exemple du compagnonnage végétal. Ce procédé, qui consiste à cultiver ensemble des plantes qui se rendent des services mutuels, est classique dans l’agroécologie. Il peut aussi viser des effets de répulsion, ou d’attraction et d’intoxication sur des parasites. Au Kenya, la technique du push-pull - littéralement : repousser-attirer - est un trésor d’ingéniosité : le desmonium, une herbacée, débarrasse le maïs d’un de ses parasites, l’herbe des sorcières, tandis qu’il en repousse un autre, la pyrale. Laquelle est attirée vers un champ voisin planté d’herbe à éléphants : le petit lépidoptère en raffole, mais sa toxicité est fatale à ses larves. L’herbe à éléphant nourrira ensuite vaches et chèvres, qui fourniront du fumier.

  • 4 Ce terme désigne la période qui s’étend entre le moment où la récolte précédente a été entièrement (...)

7Avant même la fin de ce tour du monde, le spectateur est fixé sur la question des rendements. Au Kenya, là où le push-pull a été adopté, ils sont multipliés par dix. Au Malawi, par deux à trois. Là où auparavant il fallait faire face à la soudure4, les paysans dégagent un surplus commercialisable. Dans un pays où la prévalence de la sous-alimentation est de 23 %, la différence est conséquente.

  • 5 Deux ouvrages, également passionnants et accessibles au non-sécialiste, font bien le point sur cett (...)

8Pareillement, la productivité de l’agroécologie est globalement similaire à celle de l’agro-industrie - mais devient supérieure en cas de conditions défavorables (notamment la sécheresse). Focalisée sur les processus, sa logique de fonctionnement lui fait rechercher systématiquement interactions, synergies et recyclage, tandis qu’elle porte la plus grande attention à la qualité des sols, qui se distinguent par la richesse de leur microbiologie. Le mode cultural assurant leur fertilité, ni engrais ni pesticides ne sont nécessaires. S’ils le sont dans l’agro-industrie, c’est qu’elle produit des sols biologiquement morts5.

9Logiquement, c’est au niveau des coûts de production que l’écart entre les deux agricultures devient exorbitant. Si ceux de l’industrielle sont incomparablement plus élevés, deux éléments les rendent pratiquement impossibles à évaluer : les subventions à la production, et les « externalités », ou encore « coûts liés », à savoir l’ensemble des coûts environnementaux (contamination aérienne et aquatique, mais aussi mort de petits animaux et insectes bénéfiques, dont les abeilles) et sanitaires liés à l’utilisation massive des pesticides. En 1992, une étude de David Pimentel, entomologiste à l’université de Cornell (États-Unis) les évaluait à 10 milliards de dollars par an, pour la seule facture américaine.

10En 2008, une étude menée par l’économiste Catherine Ganzleben et publiée par le Parlement européen confirmait cet ordre de grandeur : au niveau européen, le retrait des pesticides cancérigènes permettrait d’économiser 26 milliards d’euros par l’évitement de 26 000 cas de cancer, annuellement. Des coûts « indirects » assumés, de quelque façon, par la collectivité.

  • 6 Accords de Libre-Échange Nord-Américain, signés entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. Ils (...)
  • 7 Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement.

11Leur exclusion des calculs fausse mécaniquement, et massivement, les prix de vente. Dès lors, la mise en concurrence des produits issus de ces deux agricultures dans le contexte du libre-échange est fatale aux paysans du sud : même sur le marché local, leurs prix sont bien plus élevés. Au Sénégal, les producteurs d’oignons n’ont survécu, puis prospéré, que grâce à des mesures protectionnistes prises en 2006 par leur gouvernement. Au Mexique, on mesure, avec vingt ans de recul, les ravages de l’ALÉNA6, « laboratoire de la mondialisation en agriculture » : les paysans ruinés ont abandonné la terre, la génération suivante n’a pas envisagé d’entrer dans la carrière. Ils ont émigré, qui à Mexico, qui aux États-Unis, où ils fournissent une main-d’œuvre bon marché et grossissent la masse des urbains pauvres. Le libre-échange en agriculture ? « Une farce », résume Ulrich Hoffmann, de la CNUCED7.

12Olivier de Schutter a beau user du langage diplomatique que lui impose sa fonction, en parlant des « pics de prix imposés par les multinationales dominant le système de distribution du maïs » durant la crise alimentaire mondiale, il est bien forcé d’évoquer la question de la spéculation : c’est là le jeu du marché, auquel sont organiquement liées les multinationales de l’agriculture, côté production ou côté distribution. Comme elles ont su lier leurs intérêts à ceux des États — sans doute leur plus beau fruit, et le principal obstacle actuel au développement à vaste échelle de l’agroécologie.

13Au terme de l’enquête, le bilan est sans appel : même évaluée sur la base des critères où l’agro-industrie s’affirme supérieure, l’agroécologie est plus efficace et rationnelle. Et démonstration est faite qu’elle est bel et bien en mesure de nourrir la planète, aujourd'hui et demain.

  • 8 Association pour le maintien d’une agriculture paysanne. À propos des tekei, on peut consulter Hiro (...)
  • 9 « Domestications des animaux, traitement des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, 1962, vol.  (...)

14Si elle protège l’environnement et de la biodiversité, c’est qu’elle est tout simplement du côté du vivant. La séquence finale du film, dans une ferme japonaise associant producteurs et consommateurs - c’est le tekei, ancêtre de nos AMAP8 - où on les voit ensemble repiquer du riz dans une atmosphère joyeuse et bienveillante, illustre de la façon la plus éloquente à quel point cela nous concerne tous, par les rapports entre les gens qu’induit un tel rapport au vivant. On pense alors au beau texte de l’anthropologue et botaniste André-Georges Haudricourt, nous enseignant qu’entre traitement des plantes et traitement d’autrui, la relation est de même nature9.

15En ce que ce film nous mène nécessairement à ce constat, c’est sans doute le plus puissant de tous ceux que Marie-Monique Robin a consacré aux conditions de production de notre pain quotidien10. À titre comparatif, il est très intéressant de voir un autre film documentaire également consacré à ce sujet et tout aussi passionnant. Notre pain quotidien (Nikolaus Gerhalter, Autriche, 2005), qui met lui aussi l’accent sur la nécessaire relation entre la façon dont une société traite et considère plantes et animaux, et le genre de lien qui y existe entre les gens. Son traitement formel est cependant radicalement différent, qui l’apparente au cinéma expérimental : aucun commentaire ou interview (et quasi-absence de voix humaines), longs plans séquences, fixes ou panoramiques. L'efficacité de ce film tient précisément à ce que, assumant son parti pris esthétique, il est en même temps extrêmement informatif : en 90 minutes, le spectateur voit se dérouler les processus industriels de fabrication des produits animaux et végétaux qui seront notre nourriture11. D'une toute autre façon, et par l'absurde, une ode à l'agroécologie.

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Notes

1 Disponible en ligne :

http://www.srfood.org/index.php/fr/component/content/article/1174-report-agroecology-and-the-right-to-food

2 Pour mémoire : les prix alimentaires mondiaux avaient alors connu, pendant plusieurs mois consécutifs, une hausse continue qui avait donné lieu à des émeutes de la faim à travers le monde. Voir notamment : http://poldev.revues.org/133

3 Sur le plateau de l’émission télévisée Mots croisés (France 2), le 21 février 2011.

4 Ce terme désigne la période qui s’étend entre le moment où la récolte précédente a été entièrement consommée et celui où la récolte à venir pourra commencer à l’être. Elle peut durer plusieurs mois, et constitue dans l’agriculture de subsistance un problème récurrent.

5 Deux ouvrages, également passionnants et accessibles au non-sécialiste, font bien le point sur cette question : Bourguignon Claude, Le Sol, la terre et les champs, Paris, Éditions Sang de la terre, 2002, et Morel François, Le Vin au naturel, Paris, Éditions Sang de la terre et Les Éditions du vin/ Le Rouge et le Blanc, 2008. Ce dernier évoque notamment les difficultés rencontrées par les vignerons lors de leur conversion à la viticulture biologique ou biodynamique, et l’impact de la culture industrielle sur la qualité des produits : en viticulture, elle produit un raisin dont le jus est impossible à vinifier sans adjonctions de produits extérieurs (levures exogènes chimiques, soufre,…).

6 Accords de Libre-Échange Nord-Américain, signés entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. Ils sont entrés en vigueur le 1er janvier 1994. Un des arguments de ses promoteurs était, rappelons-le, d’assurer les conditions d’une concurrence équitable à l’intérieur de la zone, par la suppression des barrières douanières.

7 Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement.

8 Association pour le maintien d’une agriculture paysanne. À propos des tekei, on peut consulter Hiroko Amemiya, Du Teikei aux AMAP. Le renouveau de la vente directe de produits fermiers locaux, PU Rennes, coll. « Economie et société », 2011, 350 p., http://lectures.revues.org/5251

9 « Domestications des animaux, traitement des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, 1962, vol. 2, n° 1, pp. 40-50. Disponible en ligne sur Persée : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1962_num_2_1_366448

Agronome et botaniste de formation, ce savant, également ethnologue et linguiste, a produit une œuvre caractérisée notamment par son intérêt pour la technique et par le fait qu’il ne sépare pas sciences humaines et sciences naturelles. Outre de nombreux articles disponibles sur Persée, ceux qu’intéresse son œuvre érudite et subtile peuvent également se reporter à l’ouvrage dirigé par Jean-François Bert et Noël Barbe, Penser le concret. André Leroi-Gourhan, André-Georges Haudricourt, Charles Parain, Paris, Créaphis, coll. « Silex », 2011, http://lectures.revues.org/7504. La revue de philosophie et de sciences humaines Le Portique lui a consacré en 2011 un riche numéro : http://leportique.revues.org/index2525.html.

10 En particulier : Notre poison quotien, Paris, Ina et Arte France, 2011, accompagné d’un ouvrage éponyme recensé ici : http://lectures.revues.org/5588 ; Le Monde selon Monsanto, Arte France, 2008 ; Les Pirates du vivant, Paris, Idéal Audience, 2006, et Argentine, le soja de la faim, Galaxie Presse, 2005. Tous ont donné lieu à l’édition conjointe d’un livre. Pour plus de détails, voir le site de Marie-Monique Robin, http://www.mariemoniquerobin.com.

11 Pour une présentation du film et des extraits : http://www.geyrhalterfilm.com/en/our_daily_bread, https://www.youtube.com/watch?v=5wVXZKLlKQs (trailer), ou encore http://cinemadocumentaire.wordpress.com/2011/02/10/notre-pain-quotidien-nikolaus-geyrhalter/.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Odile Hanquez Passavant, « Marie-Monique Robin, Les moissons du futur », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 avril 2013, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/11249 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.11249

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Rédacteur

Odile Hanquez Passavant

Doctorante en anthropologie (sous la direction de Pierre-Philippe Rey), Université Paris 8 – Vincennes à Saint-Denis, École Doctorale Sciences sociales

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