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Emmanuel Roux, Machiavel, la vie libre

Éric David
Machiavel, la vie libre
Emmanuel Roux, Machiavel, la vie libre, Paris, Raisons d'agir, coll. « Cours & Travaux », 2013, 265 p., ISBN : 978-2-912107-71-8.
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Texte intégral

  • 1  Ce livre est, semble-t-il, issu d’une thèse de doctorat en philosophie, soutenue en 2000 à l’unive (...)

1Qui n’a pas employé un jour, au détour d’une conversation, le terme « machiavélique » pour désigner une personne, qualifier une situation ou encore pointer un comportement ? En fait, cette interrogation ne surgit ici que pour signaler que le mot, entré dans la langue courante, a été vulgarisé jusqu’à parfois déformer les messages ou le sens réels élaborés par l’auteur florentin Machiavel. En effet, la réalité intellectuelle et historique de ce dernier est bien plus subtile que ne le laisse supposer l’usage commun de l’adjectif. C’est en ce sens que le philosophe Emmanuel Roux a entrepris de reconstituer le cheminement complexe du discours machiavélien au travers d’un ouvrage assurément riche et dense, Machiavel, la vie libre, mais parfois abstrus en raison d’une structure assez décousue. En effet, outre l’allusion prolongée à de nombreux commentateurs, l’opus est entrecoupé de digressions historiques et philosophiques qui n’incitent guère à la fluidité et à la pédagogie1.

2Mais il est vrai, aussi, que l’on parle d’ « énigme Machiavel ». Et si de grandes tendances interprétatives se dégagent du « livre de pensée politique le plus lu et commenté depuis cinq siècles » (Le Prince), les appropriations divergentes foisonnent également. Pour sa part, E. Roux assure que l’unique objet de Machiavel est de « déterminer dans quelles conditions les hommes peuvent instituer une vie libre » : son œuvre tout entière serait consacrée à la construction d’un vivere libero censé libérer les individus de la toute-puissance de la fortuna (c’est-à-dire le destin, le devenir) et de ses effets. Écrits du point de vue du peuple, les concepts mobilisés par Machiavel n’ont donc rien d’abstrait : ils ont un contenu matériel qui est celui de la matière politique et sociale des premières années du XVIe siècle italien. Immergée dans la matérialité historique, la pensée machiavélienne décloisonne de fait les catégories et les formes de discours : destinée à attirer l’attention d’un des Médicis, elle est une « théorie écrite pour une conjoncture particulière », celle de la crise aigüe de Florence au début du XVIe siècle face aux pôles monarchiques européens.

3On connaît la réception du machiavélisme — notion inventée pour critiquer le pouvoir en France au XVIe siècle — et le discrédit durable qui se portera sur le nom de Machiavel. Pourtant, sa théorie, très pragmatique, n’est pas réductible à un manuel pour tyran habile, ni à une doctrine des moyens de conservation de l’État, écrit E. Roux qui revient sur les concepts-clés du florentin : la virtù, la forme, la matière, l’occasion et la fortune. À propos de cette dernière, d’ailleurs, et dans la perspective qui vise à dominer la fortuna, il convient d’abord, avant de se tourner vers l’individu politique (le prince), de comprendre les évènements. Mais face à l’horizon d’indétermination que sont les évènements, le prince se doit, en dehors de la prudence, d’être impétueux : c’est ici le commencement d’une pratique de domination de la fortune, mais aussi de régulation de la crise de la forme civique.

4À ce sujet, un détour par l’histoire de Rome s’impose pour penser des institutions viables et sauver la vie libre de la corruption et de la main mise des étrangers. Le génie de Florence fût de pouvoir compter sur la protection des princes sans jamais passer sous leur coupe : il n’y eut donc jamais de réflexion sur la vie libre ou sur l’échec de l’organisation en matière sociale. Lecteur des auteurs latins (Tite-Live, Polybe), Machiavel loue les vertus du conflit réglé. Certes, un conflit est par lui-même nocif. Mais il n’est pas à blâmer s’il produit de bons effets, ce qui amène Machiavel à préférer l’ordre romain à celui de Venise (pourtant modèle de république libre) car Rome — contrairement à Florence — a su faire de ses conflits une force.

5Écrit en 1513, Le Prince doit être lu comme une théorie de la refondation de la République, laquelle stimulée parune nouvelle forme capable de réaliser un « nouvel ordre » s’incarnera dans un gouvernement royal. C’est à ce titre que la vie libre au sein du royaume de France est évoquée. Décrit comme un royaume bien ordonné réglé par les lois et le tiers juge, la France est l’exemple même du régime qui a su dominer les grands sans dérégler la fonction royale limitée et assurée pour la défense de l’État.

6La fondation d’un État libre, c’est donc l’ambition politique du prince. Mais pour que cette « fondation » prenne corps, deux éléments doivent être réunis : la matière et l’occasion, étant entendu que le recours à la violence sera limité au seul impératif de fondation du pouvoir. Le moment où entre alors en scène le prince et qui s’apparente à un « coup d’État civique », met en lumière les voies et moyens par lesquels les gouvernants extirpent la corruption en faisant intervenir la virtù particulière de l’individu. À ce stade, se pose la question militaire : cette dernière ne peut être assumée que par le prince pour compenser le manque d’anticipation de citoyens dont la résistance collective ne sera obtenue que par l’unité interne. En toute logique, la pratique perverse du mercenariat, signe de faiblesse, sera bannie et la force armée constituée à partir des citoyens eux-mêmes.

7Dans ce cheminement vers la vie libre, on ne saurait oublier un aspect crucial chez Machiavel : son jugement dévastateur à l’encontre de l’Église, et ce malgré une certaine ambivalence à ce sujet puisqu’il considère que le principe nuovo ne doit pas négliger la religion pour l’utiliser à ses fins. Mais estimant que les maux de l’Italie proviennent quasi exclusivement de la politisation de la papauté, il s’agira alors de trouver un individu, une pratique et une forme qui mettent la papauté au service de la vie libre. Et que ce soit par le modèle romain (un principat militaire où la religion règle la matière sociale) ou français (le réglage de la matière sociale est institutionnalisé par un roi indépendant du pape), il sera nécessaire de capter « ce moment éphémère où la fortune donne à la virtù une matière disposée à recevoir les formes multiples de la vie libre » : l’occasion, que le principe nuovo aura précisément en charge de repérer. Libre à lui de choisir les moyens de saisir cette occasion, sa virtù se manifestera dans cet ajustement technique des moyens, notamment à travers l’armée, « vrai fondement de toute entreprise » : la création de la force militaire constitue en effet l’acte par lequel le nouveau prince devient principe nuovo, et c’est à ce moment que la réalité deson destin de fondateur d’État s’éprouve.

8Dès sa circulation vers 1515, une autre histoire du « machiavélisme » débute : celle des malentendus et des récupérations qui ne cesseront d’entacher l’œuvre du florentin. Pour ses ennemis, Machiavel devient un auteur dangereux et inutile alors même que ses solutions sont formulées à l’intérieur du cadre de la « pensée civique » : une pensée conditionnée par le réglage préalable de la matière sociale (traversée par les conflits) et qui porte attention au mode d’existence collective concrète des citoyens.

9Si E. Roux rappelle que l’héritage machiavélien a légué deux questions majeures à la pensée politique moderne (qu’est-ce qui rend légitime l’autorité ? quelle forme d’organisation du pouvoir est la plus favorable à la vie libre ?), l’auteur insiste, en conclusion, sur le fait que le dispositif religieux occupe une place centrale chez Machiavel. En effet, la fondation de la vie libre étant nécessairement liée à la question religieuse, il convient donc de reprendre les choses à la racine du mal (dépolitiser la papauté). Mais il souligne aussi que la pensée de Machiavel est antireligieuse au sens où elle disqualifie radicalement toute visée d’un arrière-monde. Dans ces conditions, il est loisible d’admettre que, malgré ses liens avec des penseurs eux-mêmes parfois délicats à situer (Locke, Spinoza), Machiavel déjoue les catégories et se révèle difficilement assignable. En fait, entièrement consacrée à la construction d’un vivere libero, la leçon de son œuvre pourrait se décliner ainsi : la démocratie est indissolublement liée à la vie libre, et là où il n’y a pas de vie libre (c’est-à-dire de situation résultant d’une conflictualité bien ordonnée), il n’y a pas de démocratie.

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Notes

1  Ce livre est, semble-t-il, issu d’une thèse de doctorat en philosophie, soutenue en 2000 à l’université Paris IV: Théorie et occasion dans l’œuvre de Machiavel. Toutefois, cette information n’est pas confirmée par l’éditeur.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Éric David, « Emmanuel Roux, Machiavel, la vie libre », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 avril 2013, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/11229 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.11229

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Rédacteur

Éric David

Docteur en Sociologie politique (Université Paris Ouest Nanterre), Ministère de l’Education nationale (Paris).

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