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Christophe Dejours (entretien avec Béatrice Bouniol), La Panne. Repenser le travail et changer la vie

Nadia Veyrié
La panne
Christophe Dejours, La panne. Repenser le travail et changer la vie, Paris, Bayard, 2012, 178 p., ISBN : 978-2-227-48000-1.
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Texte intégral

1Après de nombreux ouvrages fondateurs sur les thématiques du travail, de la souffrance et du corps, Christophe Dejours – psychiatre, psychanalyste, professeur et directeur de l’équipe de recherche « Psychodynamique du travail et de l’action » au Conservatoire national des arts et métiers – peut-il encore surprendre les lecteurs avec un nouvel ouvrage sur le travail ?

2Le fait que La Panne soit, tout d’abord, un entretien avec Béatrice Bouniol, son éditrice, a attiré notre attention. Une certaine confiance doit, en effet, être construite au fil des années pour que cet échange ait lieu, comme en témoigne l’auteur : « Que les éditeurs se soient livrés à ce travail n’est pas banal. Les savoir-faire de l’éditeur sont pour l’auteur une aide substantielle » (p. 5). Quelles sont les qualités de la démarche de Christophe Dejours qui ont éclairé le champ de recherche du travail ? Son flair. Sa connaissance du réel. Sa ténacité à démontrer que la souffrance au travail, y compris le suicide, n’était pas une affaire personnelle mais la construction d’une société libérale.

  • 1  Roland Gori et Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existe (...)

3Pour autant, nous avons le sentiment que la souffrance au travail est partout, banalisée, généralisée et encore plus invisible. Elle pourrait même ressembler à la « santé totalitaire », dénoncée par Roland Gori et Marie-José Del Volgo1, qui s’impose partout, psychologiquement et physiquement, dans notre quotidien. Peut-être même en est-elle une forme. Aujourd’hui, dans certains milieux professionnels, la souffrance au travail ne se prononce toujours pas, remettant ainsi en question la confiance, voire l’intégrité, des salariés. L’absence de dimension collective dans ce monde du travail est également prégnante. Dans cette perspective, le titre La Panne implique-t-il qu’il y aurait une réparation possible ? Le sous-titre Repenser le travail et changer la vie semble présager qu’une manifestation de la vie, une construction de la pensée et un changement du monde du travail seraient envisageables. Nous admirons ce titre qui révèle un profond respect pour le travail comme moyen de construction de la personne. Mais, est-ce une utopie ?

  • 2  L’emprise du virtuel dans la vie intime – amour, corps, sexualité, dépendances – et dans l’éducati (...)
  • 3  Jean-Claude Maleval, « L’évaluation pernicieuse », in Alain Abelhauser, Roland Gori et Marie-Jean (...)
  • 4  Harmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, (...)

4Christophe Dejours s’attache à rappeler que le travail produit une souffrance et que nous ne sommes pas des spectateurs mais des acteurs de ce système, ce qui est plus troublant. De même, toute personne peut être concernée par cette souffrance, par exemple, le syndicaliste ou la personne repérée comme la plus « solide ». En fait, « ce n’est pas le harcèlement au travail qui est nouveau mais le fait de devoir l’affronter seul » (p. 22). S’ajoute alors à cette silencieuse réalité, le fait que l’homme par la technique informatique soit évalué. Mieux encore il s’auto-évalue en permanence2. L’auteur dénonce le règne du quantitatif qui domine le qualitatif et asphyxie le quotidien professionnel. Car, c’est la prise en considération de ce travail qualitatif qui permettrait aux salariés d’être reconnus ! Cet argument croise alors L’Appel des appels qui démontre que le culte du chiffre est un « détournement du temps »3. L’analyse de Dejours pourrait aussi s’articuler à celle d’Harmut Rosa sur l’accélération constante dans la modernité tardive qui conduit à l’aliénation sociale4. Comment tenir dans ce système ? L’auteur donne une réponse sans détours. Ne pas penser le travail. Ne pas penser son travail. « Endormir la pensée et l’affectivité face à des situations de plus en plus intenables » (p. 29) ! Ce sont alors des formes d’acrasie qui s’installent.

5En fonction de ce constat, Dejours argumente qu’un espace public doit être créé afin d’interroger le travail. L’absence de solidarité dans les organisations, les formes d’impuissance syndicale, la communication d’entreprise ravageuse et l’absence d’intellectuels notoires pour dénoncer les inanités du monde du travail (p. 37) conduisent à prendre appui auprès des avocats et des magistrats. L’absence de positionnement des intellectuels face au travail n’est d’ailleurs pas un hasard. Le travail fait crainte. De plus, certains « intellectuels » ne confondent-ils pas le positionnement avec le paraître ? Concernant l’engagement, Christophe Dejours précise qu’il ne se présente pas comme un militant mais comme un chercheur.

6Peu à peu, nous comprenons son parcours et la construction d’une pensée. Tout au long de ses explications, il évoque une démarche compréhensive, dès mai 1968, où les contradictions entre le mouvement engagé par les salariés, les étudiants et celui de la culture syndicale le heurtent. Dès lors, Dejours est clairvoyant sur les blocages syndicaux comme il perçoit qu’un militantisme respectable s’est ouvert à une pensée du travail depuis la dénonciation de la souffrance au travail. Puis, il évoque la souffrance des immigrés, des salariés du nucléaire et des corps meurtris, déformés, soumis au risque permanent. Comme nous l’évoquions précédemment, ce respect pour le travail comme moyen d’émancipation est assez remarquable. Toutefois, le chômage – qui ne permet pas, ou plus, d’accéder à ce travail émancipateur – est pratiquement absent de cet ouvrage.

  • 5  Michel Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 14.
  • 6  Cf. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000 et Auto-donation. E (...)

7Différentes théories, notamment celles issues de la Théorie critique, sont partagées, débattues, voire prolongées, par l’auteur : Hannah Arendt et la banalité du mal, Jürgen Habermas et l’agir communicationnel, Axel Honneth et la reconnaissance. Mais nous souhaitions témoigner d’une autre pensée qui fait sens dans le cheminement de Christophe Dejours : celle de Michel Henry sur la manifestation de la vie et le corps. Dans La Barbarie, Michel Henry démontre que « toute culture est une culture de la vie, au double sens où la vie constitue à la fois le sujet de cette culture et son objet. C’est une action que la vie exerce sur elle-même et par laquelle elle se transforme elle-même en tant qu’elle est elle-même ce qui transforme et ce qui est transformé »5. La vie est alors un savoir originel – à ne pas confondre avec un savoir scientifique – où le sensible est fondamental. Or, la barbarie propre au monde contemporain, qui se définit par une volonté de détruire et d’exclure le sensible, fait également abstraction de la vie et, donc, de ce savoir. Quant au corps, il n’est pas uniquement matériel, inerte, considéré comme tout objet qui se situe dans le monde. Le corps est subjectif, nous l’éprouvons ; il est habité par une chair vivante6.

8Christophe Dejours montre que la phénoménologie du corps éclaire le travail. Car, le travail ne se trouve pas en dehors ou à côté de la civilisation, il la constitue. L’écoute et la prise en considération du vécu sont fondamentales. Elles permettent aux personnes de travailler réellement en commun et, ainsi, de pouvoir s’émanciper. Michel Henry souligne que le travail – réduit à la technique et à la machine – évince toute subjectivité. Mais Dejours ne peut pas reléguer le travail à un objet mort et aliéné : « Ma dette vis-à-vis de la philosophie de la vie de Michel Henry me conduit à introduire la coopération comme le chaînon intermédiaire entre le travail individuel et subjectif d’un côté, la culture et la civilisation de l’autre » (p. 129). C’est alors la « coopération » que l’auteur choisit comme orientation de sa pensée et mise en pratique professionnelle.

9Cette coopération n’est pas décrétée. Elle se fonde sur la confiance entre les travailleurs – élément fondamental s’il est associé avec la reconnaissance – et la visibilité qu’ils opéreront. En ce qui concerne sa mise en œuvre, Béatrice Bouniol se demande si le processus de la coopération peut pallier l’urgence de la souffrance au travail (p. 141). En fait, la coopération ambitionne une reconnaissance nécessaire de l’organisation du travail, une transmission intergénérationnelle, une conversion des cadres à ce système de pensée et une mise en œuvre même dans le travail. Par exemple, l’auteur évoque des journées de football et de rugby préconisées par des consultants commandités par le Groupe Renault. Ces pseudo-solutions se trouvent hors du travail et ne sont pas donc constitutives de la coopération. De plus, l’humain dans la compétition n’en est pas vraiment un.

  • 7  Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Paris, Payot, 1975.

10Pour conclure, la compréhension progressive d’un parcours et d’une pensée transdisciplinaire constitue l’originalité de cet ouvrage. Force est de constater que l’écueil du narcissisme a soigneusement été évité par l’auteur et son éditrice. En effet, ce sont la prise de conscience de la réalité pour tous et la possibilité de penser le travail qui sont ici engagées. Ceci en créant des lieux psychiques et des espaces où les travailleurs libèrent une parole sur l’expérience, la reconnaissance souhaitée, la manifestation du corps subjectif, la transmission d’un savoir professionnel et le savoir originel de la vie. À partir de cette pensée, c’est peut-être également une éducation de la société mortifère7 que propose Christophe Dejours pour que les vivants ne soient plus médusés par la panne.

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Notes

1  Roland Gori et Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Flammarion, 2009.

2  L’emprise du virtuel dans la vie intime – amour, corps, sexualité, dépendances – et dans l’éducation participe de la même logique. Cf. « De virtuel en virtuel. Éducation, amour, corps » (sous la coordination de Nadia Veyrié), Le Sociographe, n° 43, Nîmes, Champ social, septembre 2013.

3  Jean-Claude Maleval, « L’évaluation pernicieuse », in Alain Abelhauser, Roland Gori et Marie-Jean Sauret (sous la direction de), La Folie Évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris, Mille et une nuits, 2011.

4  Harmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012.

5  Michel Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 14.

6  Cf. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000 et Auto-donation. Entretiens et conférences, Paris, Beauchesne, 2004.

7  Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Paris, Payot, 1975.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nadia Veyrié, « Christophe Dejours (entretien avec Béatrice Bouniol), La Panne. Repenser le travail et changer la vie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 avril 2013, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/11204 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.11204

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Rédacteur

Nadia Veyrié

Docteur en sociologie de l’Université de Montpellier III, chargée d’enseignement aux Universités de Montpellier I et de Caen, membre du Centre d’étude et de recherche sur les risques et les vulnérabilités (CERReV)

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