Vincent Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère
Texte intégral
- 1 Grignon, Claude et Passeron, Jean-Claude (1989), Le savant et le populaire. Misérabilisme et populi (...)
1Les « nouvelles politiques publiques » seraient caractérisées par une plus grande personnalisation des procédures. Dans La vie au guichet, publié pour la première fois en 1999, Vincent Dubois étudie l'inculcation des catégories d'Etat au niveau des guichets d'une administration. L'auteur a d'abord mené une enquête par observation directe portant sur les interactions de face à face au guichet de deux caisses d'allocations familiales, et l'a complétée par des entretiens avec des agents d'accueil de ces agences. Il se propose ainsi d'étudier l'accueil de l'administration, d'analyser l'institution par le biais de l'analyse des rôles. Il se centre sur les « petits bureaucrates » que sont les guichetiers, étudie leur fonction (l'articulation entre identité et différents rôles sociaux), la régulation des tensions et les usages de l'institution (et donc aussi ses transformations). Pour cela, il mobilise les apports de la sociologie des institutions et de la sociologie de la domination. Il propose d'étudier les rapports de domination qui existent au guichet, ainsi que les formes de résistance à cette domination (dans la lignée du travail de Grignon et Passeron1 ) et la diversité des pratiques. L'ouvrage est organisé en trois parties. La première est consacrée à l'étude des conditions sociales de la relation administrative. La deuxième porte plus spécifiquement sur les guichetiers. Dans la troisième, l'auteur analyse les modes de gestion de l'ordre institutionnel.
2Comment un problème qui se donne comme personnel est-il traduit en termes administratifs ? Quelles sont les normes intériorisées par les individus ? Pour comprendre cela, Vincent Dubois étudie le public des CAF et montre qu'il existe des rapports différenciés à l'institution. Cependant, du fait d'un ensemble de transformations socio-économiques et des évolutions des prestations, les populations les plus démunies sont surreprésentées à l'accueil. Contrairement aux groupes sociaux les plus élevés pour qui la relation de guichet est surtout instrumentale, ces « habitués » ont besoin de l'institution et de la rencontre avec le guichetier. Il s'intéresse ensuite aux conditions de la rencontre. En raison de la gestion de l'espace, « l'individu libre » de la salle d'attente devient un « allocataire docile » quand il passe au guichet. La relation a un caractère inégalitaire, puisque sont imposés une temporalité propre à l'institution, ainsi qu'une gestion des relations sur un registre technique. Les allocataires sont conduits à s'en remettre à l'institution : ils sont financièrement dépendants de la CAF et dépendent aussi du guichetier pour le traitement de leur dossier.
3Ces échanges administratifs ont donc un caractère normatif. L'identification bureaucratique des individus est le produit d'un rapport de domination, l'institution impose aux individus une lecture de leur existence sociale. En échange, leur bonne volonté administrative (et donc sociale) procure des bénéfices matériels et symboliques.
4Pourtant, les agents d'accueil ne sont pas uniquement l'incarnation de l'institution, ils sont aussi des individus concrets. C'est à ce double jeu qu'est consacrée la deuxième partie. Dans l'organisation de la CAF, l'agent d'accueil est relativement isolé, sont rôle n'est pas clairement défini et il ne reçoit pas de formation spécifique. En ce qui concerne les trajectoires des guichetiers, si la plupart des employés des caisses sont en ascension sociale, l'accès à ce poste résulte la plupart du temps d'un choix négatif (pour échapper au travail de bureau). Les guichetiers sont conduits à développer des compétences spécifiques, notamment un « instinct » (ou coup d'œil sociologique spontané) qui guide l'ajustement de leur conduite par rapport aux caractéristiques des visiteurs. La confrontation directe à la misère conduit à une redéfinition de leur rôle dans un sens plus social. Ils doivent s'adapter à la clientèle et gérer les écarts sociaux, ce qui conduit à des tensions entre détachement et engagement individuel. Choisir de personnaliser les relations confère une dimension humaine à la relation administrative mais renforce également la position des guichetiers. Les guichetiers doivent cependant maitriser cet engament en marquant les limites du rôle. L'auteur observe ainsi comment les guichetiers jouent des conditions concrètes de l'accueil et des caractéristiques techniques de leur travail pour maitriser et gérer la séparation entre le privé et le professionnel.
5On voit donc que le fonctionnement de l'institution laisse une certaine marge de manœuvre. Les failles du système apparaissent au cours des interactions avec les allocataires. Les dysfonctionnements techniques (notamment informatiques) ne posent pas de grandes difficultés, et sont en général des atouts de distanciation pour le guichetier. Par contre, la révélation de traitements injustes met en évidence les limites de la cohérence du système. Leur dénonciation dépend des ressources que l'allocataire peut mobiliser pour attirer l'attention sur le problème. Des arbitrages sont donc opérés par les allocataires et pas seulement par les guichetiers. L'intériorisation de l'ordre institutionnel par les allocataires n'est jamais totale. Leur docilité peu être tactique, ils mobilisent des ressources spécifiques pour introduire du jeu dans les rapports de domination. Par ailleurs, certaines pratiques des visiteurs perturbent le fonctionnement normal de l'accueil (par exemple, quand ils sont à l'origine de la personnalisation des relations ou des comportements violents), ce qui conduit à une remise en cause de l'ordre institutionnel. Pourtant, malgré ces dysfonctionnement, les guichets des CAF constituent un espace de socialisation et de sociabilité pour des catégories dominées.
- 2 Préface de la 3ème édition, originellement publié dans la Revue Française de science politique, 199 (...)
6En somme, comme le l'a souligné Jacques Lagroye, par le biais d'une enquête de terrain locale et détaillée, Vincent Dubois traite dans cet ouvrage de l'Etat, c'est à dire « des structures de la domination, de la docilité des dominés, et des usages des services publics comme ultimes recours des pauvres, membres de fractions précarisées et démunies de l'espace social »2 .
Notes
1 Grignon, Claude et Passeron, Jean-Claude (1989), Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Gallimard/Seuil, Paris.
2 Préface de la 3ème édition, originellement publié dans la Revue Française de science politique, 1999, vol.49, numéro 6, p.856-857.
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Référence électronique
Marianne Woollven, « Vincent Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 août 2010, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/1112 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.1112
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