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AccueilLireLes comptes rendus2013Pascale Molinier, Le travail du care

Pascale Molinier, Le travail du care

Thomas Le Guennic
Le travail du care
Pascale Molinier, Le travail du care, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2013, 222 p., ISBN : 978-2-84303-240-0.
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Texte intégral

  • 1 Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris, Flammarion, [1982] 2008.
  • 2 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, [1992] 2009.
  • 3 En 2010, Martine Aubry, alors première secrétaire du PS, s’était déclarée favorable à une politique (...)

1Apparue aux États-Unis au début des années 1980 sous la plume de la psychologue Carol Gilligan1, puis amendée par la philosophe Joan Tronto durant les années 19902, la notion de care, c’est-à-dire de « souci des autres », couvre tout à la fois les champs de la psychologie, de la philosophie morale, de la sociologie, a trait aux théories féministes et désigne, plus récemment, des projets partisans de réforme politique3. Dans cet ouvrage, Pascale Molinier entend dépasser l’effet de mode qui a touché récemment cet objet de recherche et (dé)montrer la fécondité du care au travers de ses portées heuristiques dans le domaine des sciences sociales, et de ses vertus « émancipatoires » dans le domaine politique.

2L’auteure ancre son propos dans la réalité du travail, domaine dont elle est spécialiste et qu’elle étudie au travers de la psychodynamique du travail. Elle croise ce cadre théorique avec ceux des études sur le care, de la sociologie du travail et de la théorie féministe. Pascale Molinier pose une double problématique : étudier le travail à partir de la théorie du care et étudier le care comme une pratique, comme un travail. En ressort un propos mariant souci de l’empirie et exigence théorique, porté par la volonté de rendre visible le travail occulté des subalternes, ceux qui font le care : des travailleuses combinant le plus souvent toutes les formes de domination et de marginalisation : femmes, pauvres et non-blanches. De la sorte, Le travail du care s’inscrit pleinement dans une veine critique.

3Pour cet ouvrage, Pascale Molinier a étudié travail et travailleuses du care d’une maison de retraite de région parisienne : la « Villa Plénitude ». À partir de la description du travail quotidien de care réalisé dans cet établissement et des relations qu’il conduit à nouer entre patients, travailleuses et direction, Pascale Molinier élabore une réflexion générale sur le care en développant trois thèmes qui structurent l’ouvrage en chapitres : le travail, l’éthique et la politique.

  • 4 Joan Tronto, op. cit.

4Dans le premier chapitre consacré au travail, Pascale Molinier montre quelles sont les conséquences théoriques et politiques de l’analyse du travail de care qu’elle définit à partir de la proposition paradigmatique de Joan Tronto : « au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré́ comme une activité́ générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie »4. Le travail du care englobe des pratiques matérielles (passer le balai, laver les chaussettes) et d’autres plus « émotionnelles » (entrer en empathie afin d’adopter le comportement adéquat et adapté au sujet concerné). Sur le plan de la théorie du travail, étudier le care revient à s’intéresser aux pratiques marginalisées, considérées comme ingrates (le « sale boulot ») ou insignifiantes ; il s’agit du travail gériatrique, domestique ou de la garde d’enfants par exemple. Selon Pascale Molinier, le tour de force de la théorie du care consiste à montrer en quoi ces pratiques reléguées à l’arrière-plan, placées en bas de l’échelle des valeurs, sont indispensables aux tâches et travaux jugés légitimes. Par exemple, c’est parce que certaines personnes s’acquittent des tâches domestiques que d’autres peuvent s’adonner à des professions prométhéennes et exercer des responsabilités socialement valorisées. Le travail de care répond à un besoin essentiel des êtres humains (prendre soin, nettoyer, créer les conditions favorables à l’émergence de tâches créatives) auquel pourvoient les catégories dominées. Pour Pascale Molinier, étudier le care conduit à revoir la conception habituelle de la « civilisation du travail » : ce qui est considéré comme périphérique devient central et, à ce titre, les subalternes qui l’accomplissent deviennent des personnes « importantes » et développant un véritable savoir-faire. La discussion politique du travail de care permet à l’auteure d’élaborer une réflexion intéressante sur le développement actuel du secteur des services. Considéré comme un gisement inespéré d’emploi à même de relancer la croissance économique, il fait l’objet d’une professionnalisation active. Pascale Molinier dénonce cette tentative de professionnalisation du care. Selon elle, il ne peut être spécialisé, divisé et enseigné comme un geste mécanique aux conséquences prévisibles. Il est un savoir pratique qui se dérobe à l’évaluation et dont la valeur consiste justement en ce qu’elle n’en a pas : « Ça vaut combien un sourire ? » (p. 31).

5Le chapitre consacré au travail porte sur l’analyse de la façon dont les soignantes de la Villa Plénitude élaborent et mobilisent une éthique du care dans le cadre de leur travail. La difficulté de celui-ci consiste à considérer les personnes âgées comme des personnes à part entière malgré leur dépérissement physique et mental. Pour y parvenir, l’auteure constate que les soignantes ont recours à trois modalités non exclusives. D’abord, installer la relation avec le patient dans le registre de la familiarité : le considérer comme un parent. Ensuite, naturaliser l’éthique dont elles font preuve, en la justifiant au moyen d’arguments d’évidence. Enfin, s’identifier aux patients, afin de mieux les comprendre et pouvoir entrer en empathie. L’éthique mobilisée par les soignantes s’exprime sous la forme d’affirmations faisant appel au registre de l’amour, de l’affection : « aimer les personnes âgées », « travailler avec son cœur » (p. 143). Ce registre éthique est vivement décrié par la direction qui y voit un manque de professionnalisme, alors même qu’il est le préalable au travail des soignantes et qu’il constitue le sens de leur métier, au travers duquel elles en surmontent « les aspects dégradants et humiliants ; qu’il s’agisse de sale boulot ou de la servitude » (p. 151).

6Dans le dernier chapitre, Pascale Molinier analyse les différentes dimensions politiques du care. Ce qui est l’occasion pour elle de discuter les théories de la reconnaissance et les théories féministes. Nous reviendrons ici sur ce que l’auteure nomme une « société du care », c’est-à-dire le projet politique de transformation sociale sur lequel débouche une analyse de la société sous l’angle du care. Il y est d’abord question d’une critique de la spécialisation du travail déjà évoquée précédemment. Ensuite, il s’agit de critiquer le « consensus éthique », c’est-à-dire l’hégémonie d’une forme de morale utilitariste reléguant les « voix différentes », celles des travailleuses du care qui, du fait de leur activité, sont portées à définir la valeur des objets, des relations et des humains de façon différente. Enfin, il est question de politiques d’élargissement de la confiance plutôt que de la reconnaissance des liens de solidarité : « dans une perspective confiante, le travail n’est pas pensé comme moyen pour une accumulation de profits, ni comme une source de fierté personnelle, mais comme un creuset culturel […] On ne peut pas créer de la culture sans un « désir de communauté », lequel est impensable sans un pari de confiance » (p. 159). Ce projet de « société du care » porte une anthropologie du care qui sape la définition traditionnelle du sujet (indépendant, radicalement autonome, infaillible et puissant) ; et y substitue la figure d’un être humain vulnérable, perfectible et interdépendant des autres. Ce faisant, Pascale Molinier revendique une critique des fondements anthropologiques du néolibéralisme.

7Le travail du care constitue une réflexion bouillonnante sur le care et ses implications politiques. Selon nous, c’est à ce titre qu’il revêt le plus d’intérêt. En effet, il ne faut y chercher une étude de terrain ethnographique abreuvent le lecture de détails et paroles d’acteurs. En peu de pages, l’auteure développe de nombreuses réflexions théoriques et discussions des enjeux du care, réduisant conséquemment les références à son terrain. Il ne faut pas non plus s’attendre à une introduction ou un état des lieux sur les théories du care. D’ailleurs, mieux vaut disposer de quelques connaissances sur le sujet avant d’entamer la lecture de l’ouvrage, afin d’en d’apprécier toute la portée.

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Notes

1 Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris, Flammarion, [1982] 2008.

2 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, [1992] 2009.

3 En 2010, Martine Aubry, alors première secrétaire du PS, s’était déclarée favorable à une politique du care. En ont découlé de nombreux débats.

4 Joan Tronto, op. cit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thomas Le Guennic, « Pascale Molinier, Le travail du care », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 mars 2012, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/11078 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.11078

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