Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2013Anne Steiner, Le goût de l'émeute...

Anne Steiner, Le goût de l'émeute. Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la « Belle Époque »

Pascal Décarpes
Le goût de l'émeute
Anne Steiner, Le goût de l'émeute. Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la "Belle Époque", Montreuil, L'Échappée, coll. « Dans le feu de l'action », 2012, 256 p., ISBN : 9782915830392.
Haut de page

Texte intégral

1« Les bourgeois ont eu peur ! Les bourgeois ont senti passer sur eux le vent de l´émeute […] » : c´est par cette citation de Libertad issue du journal anarchie de 1906 que l´auteure entame sa chronique des manifestations violentes qui se sont déroulées dans Paris et ses alentours de 1908 à 1910. Au-delà des revendications socio-économiques de l´époque, sous la houlette d´un syndicalisme révolutionnaire prôné par la Confédération Générale du Travail (CGT), c´est avant tout les morts de militants et d´ouvriers sous les coups de l´Etat répressif qui animent ces manifestants bientôt appelés par les institutions officielles « émeutiers » afin de mieux les discriminer.

  • 1  Page 9 ; citation de Léon de Seilhac (1912), Les grèves du Chambon, Librairie Rousseau, Paris.

2Dès 1906 et la revendication par la CGT de la revendication de la journée de travail de huit heures, tant les travailleurs (200 000 grévistes) que les forces de l´ordre (45 000 policiers) se mobilisent pour les manifestations du 1er mai à Paris (et ailleurs) qui doivent acter cette demande qualifiée par certains « d´attente millénariste »1. L´année 1906 vit aussi la demande d´application de la loi du 13 juillet qui instaurait l´obligation d´une journée de repos hebdomadaire, et c´est dans ce contexte de bouleversement que la radicalisation des fronts s´opère, avec un triplement des syndiqués CGT entre 1906 et 1912.

3C´est structuré en cinq chapitres qu´est envisagé le questionnement portant notamment sur la question de violence légale et/ou légitime, touchant là un trait commun à tout mouvement politique radical ainsi que le présentait le numéro 81/82 de Cultures & Conflits de 20112. Cette crise ouvrière est d´autant plus frappante qu´elle intervient dans une période politique où les socialistes sont au gouvernement, ce qui interroge davantage encore sur les ressorts politiques et idéologiques d´une telle mobilisation, notamment la similarité trente ans plus tard avec les grandes grèves du Front populaire sous la gouvernance de Léon Blum en mai-juin 1936.

4Car la violence est bien présente lors de ces manifestations, durant lesquelles « les pierres et les brownings affrontent alors les sabres et les fusils jusqu´à l´inévitable victoire des forces de l´ordre » (p. 20). Et si ces mouvements sont faiblement organisés et sans leader distinct, il n´en demeure pas moins qu´ils font preuve de cohérence et d´engagement à travers les drapeaux, bannières, autres emblèmes et chants de toute sorte, surtout l´Internationale et la Carmagnole.

  • 3  « L´affaire de Draveil », Histoire et philosophies sociales, pp. 275-280.

5Dans le premier chapitre (pp. 23-56), consacré au « sang des terrassiers » de Draveil-Vigneux et relatant les événements de l´été 1908, A. Steiner présente de manière détaillée les conditions de travail difficiles auxquelles étaient soumis ceux que l´on retrouvait sur les chantiers des métros, canaux, voies ferrées et autres tunnels dont la France se dotait avidement et qui conduiront à la « page la plus honteuse dans l´histoire de la République contre les classes ouvrières » (p. 26), reprenant ici une citation de Georges Valois paru dans une publication de 1924.3 Partant d´une fusillade à sens unique engagée par les gendarmes faisant deux morts et des dizaines de blessés graves, soulevant l´indignation de Jean Jaurès, enterrements et meetings s´en suivirent avec de nouveau quatre morts et des centaines de blessés du côté des manifestants, sans avoir à déplorer de décès chez les « sabreurs » de la cavalerie. Si le gouvernement de Georges Clémenceau fut mis alors à l´index et considéré comme responsable de cette tragédie, poursuivie de plus devant les tribunaux en inculpant responsables syndicaux et manifestants, ce fut finalement par une loi d´amnistie de février 1909 en faveur des ouvriers que se termina ce premier épisode sanglant.

6Le second chapitre décrit la révolte des boutonniers de 1909 dans le département de l´Oise (pp. 57-84) et reprend les mêmes éléments qui conduisent à l´explosion sociale : « dans les ateliers, les conditions d´hygiène étaient déplorables […] » (p. 59), le patronat s´en moque et les autorités publiques ne tolèrent aucun trouble à la tranquillité productiviste. Déploiement de l´armée, arrestation de syndicalistes, couvre-feu : l´engrenage était mis en branle et se termina dans le désordre, imposant la reprise du travail dans des conditions à peine meilleures tout en jetant le discrédit sur les responsables syndicalistes.

7C´est dans un contexte semblable qu´à Paris, au même moment, il faut « venger Ferrer » (chapitre 3, pp. 85-117). En effet, les ouvriers espagnols revendiquent au même moment une amélioration de leur situation et les manifestations sont violemment réprimées, provoquant « la mort de 75 civils et de trois militaires » (p. 90). En signe de représailles, un militant anarchiste connu au-delà des Pyrénées est arrêté en septembre, condamné à mort par un conseil de guerre un mois plus tard et fusillé dans la foulée. La réaction des camarades parisiens ne se fit pas attendre et le préfet Lépine mit en œuvre la répression habituelle. Pourtant, et l´auteure le note à juste titre, c´est à l´occasion d´une seconde manifestation plus calme que c´est « la première fois qu´en France une organisation politique [en l´occurrence les socialistes] négociait avec les autorités le parcours et l´encadrement d´une manifestation. Désormais, ce ne serait plus le degré de radicalité mais le nombre de participants qui ferait la force des rassemblements de rue » (p.116).

8L´histoire se poursuit en 1910 encore dans la capitale et alimente « la colère du faubourg » (chapitre 4, pp. 119-145), et finalement, l´histoire se répète et le chapitre 5 clôt le récit en tentant de « sauver Liabeuf » (pp. 147-183), qui mourut finalement guillotiné le 2 juillet 1910 – c´est la Première Guerre Mondiale à venir qui allait clore cette période émeutière pour de longues années.

9Malgré un corpus bibliographique peu étoffé, ce qui tient notamment à la courte période étudiée et au champ de la recherche, l´ouvrage d´Anne Steiner est d´une grande richesse tant par sa précision chronologique (notamment en annexe) que par la pertinente mise en valeur de nombreux documents d´archive, que cela soit photos, illustrations ou unes de journaux. De plus, l´écriture et le récit dynamiques proposés par l´auteure permettent au lecteur de s´immerger dans l´ambiance de l´époque, ce qui rend la lecture de ce livre des plus passionnantes.

Haut de page

Notes

1  Page 9 ; citation de Léon de Seilhac (1912), Les grèves du Chambon, Librairie Rousseau, Paris.

2  Compte rendu par M. Benlechhab,http://lectures.revues.org/6877

3  « L´affaire de Draveil », Histoire et philosophies sociales, pp. 275-280.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Pascal Décarpes, « Anne Steiner, Le goût de l'émeute. Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la « Belle Époque » », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 janvier 2013, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/10450 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.10450

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search