Cristián Jimenéz, Bonsái
Texte intégral
- 1 Gilles Deleuze, Pierre-André Boutang, Claire Parnet, Abécédaire de Gilles Deleuze, Paris, Éditions (...)
- 2 Alejandro Zambra, Bonsái, Paris, Rivages, (2006), 2011.
- 3 Voir « Le Santiago d’Alejandro Zambra » assorti d’une présentation de l’auteur. http://www.lemonde (...)
1Au chapitre « C comme Culture » de son Abécédaire1, Gilles Deleuze observe l’impossibilité de faire de la littérature à partir de « sa petite affaire personnelle ». C’est peut-être le dilemme que connait Julio, personnage du second film du Chilien Cristián Jimenéz, Bonsái2, adapté du premier roman de son compatriote Alejandro Zambra3. Julio vit au Chili, veut être écrivain, mais le seul matériau dont il dispose pour son premier roman lui vient de l’expérience d’un amour tendre et passionné avec Emilia, étudiante en littérature comme lui, rêveuse et fantasque. Amour que, dans un audacieux montage érotico-littéraire (les livres sont jetés au pied du lit quand les amoureux se retrouvent), l’on découvre scandé par les lectures de Flaubert, Proust, Pérec, ou encore de Carver.
2Après les dialogues virtuoses de Woody Allen, Jimenéz réinvente ainsi le name dropping cinématographique. Huit ans plus tard, Julio veut, comme Proust, ériger son moi en expérience esthétique capable de bouleverser l’art littéraire. Si une œuvre a besoin de sincérité et d’authenticité pour voir le jour, la sienne, il le sent bien, vécue pendant les années naïves et idéalisées de ses études universitaires, a besoin de prendre corps, de gagner en force et en densité pour être élevée à la dignité de roman. Elle a besoin, pour le résumer, d’un travail de lectures, d’échanges de remémoration et d’introspection que Jimenéz tente de nous restituer. Quant au titre, il se veut une métaphore de la création littéraire, de la manière dont, selon Julio, le roman s’empare du réel. L’art du bonsaï consistant à « imiter l’effet de la nature sur l’arbre (miniaturisé) », entendu qu’un roman reproduit également le monde en miniature. De fait, cette tentative aboutit à un film qui pourra paraitre hermétique à plus d’un. Mais la force du film réside dans le choix d’une mise en scène tonique pour restituer le processus intime, lent et silencieux de la création romanesque.
3Par bien des traits, Bonsái peut être pris comme une réflexion humoristique sur les snobismes littéraires, en bref, toutes les postures qu’implique le fait de se dire/vouloir écrivain ou étudiant en littérature. Une des scènes fondamentales du film étant le premier cours de littérature que le professeur ouvre avec la question : « avez-vous lu Proust ? », répondre par l’affirmative étant le signe de reconnaissance distinctif du « vrai étudiant » en littérature. Les amoureux tentent de sacrifier à cet impératif en se promettant de lire les sept volumes de la Recherche. L’exercice cinématographique est donc risqué puisqu’il s’agit de restituer le silence propre à la création littéraire, de montrer comment se crée le « moi » d’un écrivain. Le film atteint ainsi des sommets de lyrisme quand les deux amants se promettent de se lire à voix haute des pages entières de la Recherche ; promesse qu’ils ne parviennent pas à tenir et que Julio tente d’honorer huit ans plus tard, tant par l’écriture de son roman que par la lecture de l’œuvre de Proust.
4Jimenéz déploie une stratégie narrative proustienne qui consiste en un va-et-vient entre les huit années qui séparent l’histoire d’amour avec Emilia et le présent où Julio, devenu correcteur et libraire, tente d’écrire son roman. Il s’agit alors d’interroger les effets de la lecture sur le quotidien, la manière dont la fiction affecte l’existence. On voit ainsi Julio prendre le soin de tacher son manuscrit afin de le marquer du romantisme (signe des interminables nuits de création) qu’il prête à la condition littéraire. Il faut dire que le problème de Julio est qu’il ment en faisant croire que le cahier qu’il promène est celui d’un grand et vénérable écrivain qu’il est supposé corriger. Julio écrit véritablement dans la peau d’un autre, dans la peau de l’écrivain qu’il voudrait être. Les critiques de sa maitresse occasionnelle à laquelle il confie parfois la lecture du manuscrit, sont ainsi plus faciles à recevoir. On se retrouve ainsi suspendus à plusieurs questions ; Julio écrira-t-il son roman ? Sera-t-il démasqué ? Et surtout, quelle fin a connu son histoire avec Emilia ? Car, toute l’existence du personnage finit par se trouver entièrement liée à la lecture des textes, à cette complicité unique que crée la fréquentation d’auteurs.
5Le découpage narratif devient vite mécanique et répétitif ; il ne parvient donc pas toujours à restituer le caractère créatif et mouvant de la mémoire. On découvre cependant un cinéaste de l’intime, ainsi qu’un sens des paysages urbains : Santiago filmé par Jimenéz donne à voir, à travers ses réunions estudiantines et les pérégrinations d’un aspirant romancier, le génie collectif d’une Amérique Latine en train de se réinventer après des années de dictature et en dépit des cures d’austérité économique.
Notes
1 Gilles Deleuze, Pierre-André Boutang, Claire Parnet, Abécédaire de Gilles Deleuze, Paris, Éditions Montparnasse, 3 DVD, 453 minutes, (1988), 2001.
2 Alejandro Zambra, Bonsái, Paris, Rivages, (2006), 2011.
3 Voir « Le Santiago d’Alejandro Zambra » assorti d’une présentation de l’auteur. http://www.lemonde.fr/style/portfolio/2012/10/26/le-santiago-d-alejandro-zambra_1781122_1575563.html
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Référence électronique
Eddy Banaré, « Cristián Jimenéz, Bonsái », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 janvier 2013, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/10446 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.10446
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