Yann Maury, ENTPE & Université de Lyon (dir.), Les coopératives d'habitants. Méthodes, pratiques et formes d'un autre habitat populaire

Texte intégral
- 1 Glass Ruth, London’s Housing Needs, Londres, University College – Center for Urban Studies, 1965 & (...)
1Les médias nous ont depuis longtemps fait connaître l’explosion des favelas latino américains, des slums asiatiques, des bidonvilles africains… qui couvrent les faubourgs des mégapoles du Sud. Du coup, nous ne pouvons ignorer les conséquences dramatiques de ce phénomène qui touche au niveau mondial près d’un habitant sur dix. Simultanément, mais beaucoup plus silencieusement, dans les villes du Nord, un processus de ségrégation sociale se met en marche. Il est identifié au tournant des années soixante par Ruth Glass, sociologue britannique, attentive à la reconstruction des quartiers du centre de Londres1. Elle observe le départ des familles populaires au profit de classes moyennes et supérieures et dénomme ce processus : « gentrification ». Celui-ci a depuis gagné la très grande majorité du cœur des villes et a nourri la division sociale des espaces urbains. Il impose aux citoyens les plus modestes de résider dans des quartiers toujours plus éloignés et souvent sans âme.
2Confrontés à la montée du chômage, nombre de salariés éprouvent des difficultés croissantes à régler les loyers de leurs logements fussent-ils définis comme « sociaux ». Les expulsions marquent dramatiquement le terme de cette précarisation que les centres d’accueil d’urgence ne peuvent endiguer. Parallèlement, les pouvoirs publics constatent une augmentation du nombre de bâtiments inoccupés mais aussi de logements vacants. En France, de nombreuses lois destinées à ouvrir un droit au logement (Quillot, 1982 ; Besson, 1990 ; Boutin, 2007), ont été votées mais celles-ci n’ont globalement pas atteint leurs objectifs. Face à ce constat, des alternatives sont-elles possibles ?
3Yann Maury, Professeur à l’Ecole Nationale des Travaux Publics de l’Etat et à l’Université de Lyon, a réuni un ensemble d’universitaires, d’élus locaux, d’architectes, de membres de coopératives… oeuvrant en Europe et dans les deux Amériques. Ce collectif a étudié des expériences coopératives ayant comme finalité commune d’incarner un droit au logement effectif.
- 2 Olson Mancur, Logique de l’action collective, Paris, PUF, (1965), 1978
4Au terme d’une analyse transversale d’expériences conduites en Italie, Ecosse, Argentine, Pays-Bas, France, USA, Québec, Belgique, Catalogne… il ressort que les coopératives d’habitants regroupent très majoritairement des citoyens ségrégés. Ces collectifs de petite taille sont fondés sur des conventions de justice stables où chacun est identifié comme un semblable. Aux conflits d’intérêt, aux « passagers clandestins » (Olson, 19652) qui clivent les sociétés régies par le seul marché, se substituent des relations de confiance réciproques qui vont permettre la production d’un bien commun.
- 3 Polanyi Karl, La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Gal (...)
5Les analyses des différents contributeurs convergent. Tous font le constat que le logement est devenu un objet de spéculation financière et de rente. Les activités immobilières seraient ainsi désencastrées (Polanyi, 19443). Ce bilan conduit d’ailleurs Jean-Louis Laville qui signe la conclusion de l’ouvrage à considérer que la seule option pour que l’économie retrouve : « sa place de moyen au service de finalités humaines » est une « économie plurielle » (p. 489). Il prône donc : « de nouvelles formes de mixage entre social et économique » (id.). Cependant, l’émergence et la consolidation de cette « économie solidaire » implique que soient résolues deux questions clefs : Comment favoriser des processus de production qui soient participatifs ? Comment articuler ceux-ci avec l’action publique ?
6A partir de l’analyse transversale de près d’une vingtaine de monographies qui constituent le cœur de l’ouvrage, Yann Maury identifie cinq grands principes constitutifs d’un modèle de l’économie coopérative en action.
7En premier lieu, les coopératives d’habitants rassemblent quasi exclusivement des populations urbaines exclues économiquement et socialement mais soutenues par des structures militantes et activistes. Celles-ci refusent compassion et assistanat au profit d’engagements citoyens locaux. Ces derniers vont générer d’authentiques capacités d’auto-organisation qui favoriseront l’exercice d’un pouvoir d’influence en direction des élus.
8Le second principe consiste à s’éloigner résolument de la logique immobilière marchande pour celle du registre du droit au logement. L’immobilier n’est plus une marchandise mais : « un bien économique collectif qui ne participe pas aux effets de spéculation et dont le prix doit être durablement accessible aux ménages et groupes sociaux qui en ont le plus besoin ». Ce principe s’est concrétisé de manière spectaculaire en Italie par le vote par l’assemblée régionale du Latium d’une loi. Celle-ci a légalisée l’occupation par des coopératives d’habitants de bâtiments publics vacants.
- 4 Cérézuelle Daniel, « Crise du savoir habiter, exclusion sociale et accompagnement à l’auto réhabil (...)
9La réunification - même partielle - de la figure de l’habitant et du constructeur incarne le troisième principe. C’est aux yeux de Yann Maury un élément décisif. L’engagement des coopérateurs dans la réalisation de tout ou partie des travaux de réhabilitation débouche non seulement sur la production du futur logement mais aussi sur un travail de reconstruction des individus eux mêmes. « La maison fonctionnant comme une projection du moi, l’aménager ou la bâtir c’est l’occasion de refaire son intérieur au propre et au figuré » (Cérézuelle, 20064)
10Le quatrième principe marque le réencastrement de la sphère immobilière dans la société. Il se concrétise par le développement de liens entre les populations « non banquables » et des établissements financiers ayant souscrit à des principes éthiques ou à des fonds municipaux accordant des prêts hypothécaires.
11Enfin, Yann Maury note que dans tous les cas, les coopératives d’habitants ont vu leurs actions étayées par l’engagement des pouvoirs publics locaux. Il recense ainsi des outils politiques : réunions d’information, vote de délibérations…, des outils financiers : création de sociétés d’économie mixte, de fonds de garantie..., des outils sociaux : désignation d’ONG pour réaliser la formation technique des coopérateurs…, des outils fonciers : mise en place de plans locaux d’affectation des sols, de réserves foncières…
12A une logique asymétrique qui place en situation de faiblesse la personne à la recherche d’un logement face aux opérateurs privés et publics du marché immobilier, les coopératives d’habitants peuvent se prévaloir de créer un acteur collectif.
13Est-ce à dire que ces initiatives sont de nature à renverser les logiques marchandes à l’œuvre dans la « gentrification » et donc de résoudre le « mal vivre » et la pénurie chronique de logements accessibles aux populations modestes ?
14Au-delà de l’évidence sympathie qui traverse les différents chapitres qui présentent avec un double souci narratif et méthodologique des actions conduites par des coopératives d’habitants, Yann Maury dresse lucidement un constat : « Ces mécanos humains de petite taille, mais de haute précision produisent et donnent à voir des pratiques effectives d’entraide commune et de coopération équitable qui, dans une démarche de recyclage urbain, de mobilisation démocratique et de création de richesses partagées replacent des habitants « non banquables » au cœur des dispositifs immobiliers » (p. 56).
15Ces démarches s’avèrent certes quantitativement marginales. Elles présentent cependant un double intérêt. Face à des Etats-providence, minés par la crise financière mondiale, qui n’assurent plus aux plus faibles de leurs citoyens leur droit au logement, les coopératives ouvrent une voie alternative. Qu’il s’agisse d’auto-récupération de bâtiments vacants ou d’auto construction de logements, elles incarnent une citoyenneté revivifiée.
- 5 Grémion Pierre Le pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique françai (...)
- 6 Chevalier Jacques « Centre, périphérie et territoire » in Variations autour de l’idéologie de l’in (...)
- 7 Boltanski Luc, Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999
16Par ailleurs, ces coopératives, oeuvrant aux marges du centre de décision politico-économique, alimentent de fait l’action de celui-ci. Reprenant à son compte les travaux des sociologues et politistes des années 70’ (Grémion, 19765 ; Chevalier 19786), Yann Maury nous invite à analyser en quoi les inventions portées par les coopératives d’habitants dans un désormais classique mouvement de « rejet – intégration » (Boltanski, Chiapello, 19997) transforment l’action publique locale et « L’Esprit du capitalisme ».
Notes
1 Glass Ruth, London’s Housing Needs, Londres, University College – Center for Urban Studies, 1965 & Ruth Glass et John Westergaard « Housing in Camden », Town Planning Review, 40:41 January 1970. pp. 15-40
2 Olson Mancur, Logique de l’action collective, Paris, PUF, (1965), 1978
3 Polanyi Karl, La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, (1944), 1983
4 Cérézuelle Daniel, « Crise du savoir habiter, exclusion sociale et accompagnement à l’auto réhabilitation du logement ». Séminaire Iddri & Chaire du développement durable, Ecole polytechnique-EDF, 2006
5 Grémion Pierre Le pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, Paris, Seuil, 1976
6 Chevalier Jacques « Centre, périphérie et territoire » in Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, Paris, PUF, 1979
7 Boltanski Luc, Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999
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Référence électronique
François Granier, « Yann Maury, ENTPE & Université de Lyon (dir.), Les coopératives d'habitants. Méthodes, pratiques et formes d'un autre habitat populaire », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 janvier 2013, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/10240 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.10240
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