- 1 La notion proche de « l’imaginaire linguistique », développée indépendamment des travaux de Anne-Ma (...)
1L’étude des langues minoritaires dans une optique de leur revitalisation rouvre inévitablement les questions fondamentales de l’étude linguistique : qu’est-ce qu’une langue, quelle est son étendue, quelles sont ses frontières, quelles formes linguistiques concrètes veuton enseigner et transmettre ? Quiconque a été confronté à l’exercice de l’enseignement d’une langue minoritaire ou minorée sait qu’il fait naître immédiatement le besoin d’avoir sous la main de « beaux » textes, des textes « intéressants », des textes variés, d’où on peut puiser des façons de dire et penser un vécu et une réalité. Et cela, au pluriel. Enseigner une langue ne peut se résumer à la présentation de règles grammaticales et de sens possibles des mots : il faut encore montrer comment ces formes sont utilisées par d’autres, parce que la richesse et la pluralité des textes et des points de vue permettent à l’apprenant de mieux saisir ce qui constitue « l’imaginaire linguistique » (Houdebine 1979, 1985, 1995, 1997, 2011) ou « culture linguistique »1 (Schiffman 1996 : 5, 2006) dont l’usage concret de la langue est imprégné.
2Le travail mené par Jon Casenave sur la littérature basque a permis de repousser les frontières de ce qui est considéré comme littérature digne d’être étudiée et d’élargir ainsi les champs des possibles linguistiques pour toutes celles et tous ceux qui en ont besoin à l’heure actuelle pour apprendre et/ou enseigner la langue basque (Casenave 1997, 1998, 1999, 2000, 2002, 2003, 2004, 2008, 2009, 2012, 2018). Sur les pages qui suivent, j’aimerais rendre hommage à ce grand travail accompli en présentant l’étude d’un problème concret de la linguistique judéo-espagnole, qui, à mon sens, souligne l’importance de la connaissance des textes littéraires et des traditions discursives, qui permettent d’éclairer les attitudes des locuteurs, non seulement pour ce qui est de la langue en général, mais aussi pour ce qui touche aux formes concrètes de la langue.
3Le judéo-espagnol, appelé de nos jours aussi ladino, langue vernaculaire des descendants des juifs séfarades expulsés d’Espagne en 1492, est une langue diasporique, classée par l’UNESCO comme langue « sérieusement en danger » (Moseley, éd. / UNESCO 2010 : 24-25), ce qui sur l’échelle de vitalité des langues signifie qu’elle est « seulement parlée par les grandsparents et les générations plus âgées ; certes, les parents arrivent encore à comprendre cette langue, mais ne l’emploient plus avec leurs enfants ni entre eux. » (UNESCO 2003).
4Le facteur déterminant qui explique la situation précaire, voire la disparition complète du judéo-espagnol dans bien de localités, est l’interruption brutale de la transmission de la langue causée par la mort des locuteurs dans la Shoah. Bien qu’il soit difficile d’établir les données, il semblerait que le plus grand nombre de locuteurs et de locutrices se trouvent actuellement en Israël, aux États-Unis et en Turquie. Un certain nombre de judéo-hispanophones vivent ou ont vécu aussi en France et cette langue est désormais comptée parmi les langues de France « non-territoriales » (Délégation générale à la langue française et aux langues de France 2016).
- 2 Comme le groupe « Los Ladinadores » sur Facebook, créé autour de la revue Aki Yerushalayim ou encor (...)
5Dans les dernières décennies, le judéo-espagnol a reçu une attention accrue des institutions nationales en Israël et en Espagne. Après la nomination des correspondants pour le judéo-espagnol en 2015 par l’Académie espagnole (RAE), en 2018 une Académie du Ladino a été établie en Israël avec l’objectif de « protéger et conserver » cette langue et en 2019 elle a rejoint l’Association des Académies de la langue espagnole (RAE 2020). Les espaces en ligne qui offrent la possibilité d’interagir en judéo-espagnol sans contrainte géographique2, témoignent d’un intérêt qu’ont les personnes, d’origine séfarade ou non, pour cette langue.
6Le judéo-espagnol est une langue documentée. Plusieurs dictionnaires et manuels sont en usage et nous comptons un nombre significatif de travaux descriptifs. Toutefois, la description de la langue reste partielle. Tous les niveaux d’organisation linguistique n’ont pas été traités et certaines variétés historiques du judéo-espagnol sont moins connues que d’autres. C’est notamment le cas des variétés parlées dans le Nord des Balkans, qui ont perdu la plupart de leurs locuteurs dans la Shoah. La vie culturelle séfarade dans les villes yougoslaves était très riche avant la Deuxième Guerre mondiale. Les intellectuels séfarades yougoslaves avaient initié un travail sur la définition de leur propre norme littéraire judéoespagnole, qui présentait certaines spécificités en comparaison avec les normes en vigueur dans les grands centres, comme Salonique et Istanbul. C’est à ce travail que je m’intéresse ici à travers un problème concret, celui de la représentation graphique des voyelles historiquement /e/ et /o/, qui, d’après les descriptions phonétiques du judéo-espagnol du début du vingtième siècle, peuvent manifester une aperture plus fermée en position atone. Les écrits de Sarajevo dont nous disposons d’avant la Shoah montrent que cette question a été traitée au niveau métalinguistique par les locuteurs et que les choix opérés ont été conscients. Après avoir présenté le problème et la synthèse des études préalables, à partir d’une analyse nouvelle des textes parus dans la revue hebdomadaire Jevrejski život (’Vie juive’, Sarajevo, 1924-1927), je proposerai une nouvelle façon d’aborder cette question en essayant de m’approcher autant que possible du point de vue des locuteurs.
7La fluctuation ou la variation dans la prononciation des voyelles atones /e/~/i/ et /o/~/u/ a été remarquée comme l’un des traits du judéo-espagnol dès les premières descriptions linguistiques (Wagner 1914, 1930 ; Crews 1935). Dans les villes de l’intérieur des Balkans, plus qu’une variation, il s’agit d’une tendance forte, surtout en position post-tonique (Baruch 1930 : 126).
8Dans son étude de géographie dialectale du judéo-espagnol, Aldina Quintana identifie une large zone, qui comprend les communautés séfarades de Bosnie, de Serbie, de Roumanie, de Bulgarie jusqu’à Karnot, ainsi que celles de Bitola (Macédoine), de Kastoria et de Rhodes (Grèce) et d’Hébron (Israël/Cisjordanie), où les voyelles atones historiques /e/ et /o/ sont prononcées comme /i/ et /u/ et où l’opposition phonologique a été neutralisée (Quintana 2006 : 40, 364). Toutefois, comme l’indique la même auteure, une variation ne donnant pas lieu à la neutralisation de l’opposition phonologique peut être observée dans une zone bien plus large (Quintana 2006 : 48-50), et peut caractériser le parler « rapide et informel » de Salonique, Istanbul et Smyrne en raison de l’assimilation ou de la dissimilation phonétique (Quintana 2006 : 49).
- 3 Seul le changement /o//u/ est mentionné ; cependant, la terminaison de la forme du mot « digi » poi (...)
9Kalmi Baruch (1896-1945), philologue et locuteur natif du judéo-espagnol de Sarajevo, indique dans son étude de 1930 que les causes de cette variation dans la prononciation « relâchée » des voyelles en judéo-espagnol doivent être recherchées dans le parler « vulgaire » de Bosnie, ce qui est, selon lui, compréhensible puisque il ne s’agit pas des classes instruites qui soignent leur façon d’articuler ni de la langue littéraire (Baruch 1930 : 126). La définition de l’expression dépréciative dígi-dígi donnée par Joseph Nehama (1880–1971) explicite la stigmatisation linguistique de ce phénomène, clairement identifié au sein de l’aire linguistique judéo-espagnole comme l’un des traits des parlers des villes éloignées de Salonique et d’Istanbul, grands centres historiques séfarades3 :
(1).
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« dígi, dígi – S. m. ‘parler des Israélites des provinces de l’intérieur des Balkans, caractérisé par certains traits de prononciation portugaise : le g, le d ont le son dur (gerra, adovar) ; les mots qui finissent en o se terminent en u (prononcé ou) : dišu, au lieu de đišo. Les Israélites des provinces intérieures balkaniques sont désignés par dérision sous le nom de digidigi’« (Néhama 2003 [1977] : 142).
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10En effet, une fluctuation /e/~/i/, /o/~/u/ est davantage présente dans les écrits des personnes originaires des villes qui se trouvent au Nord de l’aire linguistique judéo-espagnole. L’un des rares textes pleinement vocalisés en caractères hébraïques, Sefer Osar hahayim de Yisrael ben Hayim de Belgrade (Vienne, 1823), étudié par Quintana (2006 : 51-52) présente un nombre important d’occurrences des voyelles /i, u/ au lieu des voyelles /e, o/, mais avec une fluctuation très importante, y compris dans les mêmes mots.
11La fermeture des voyelles en position atone est un phénomène que l’on observe dans d’autres variétés linguistiques ibériques depuis l’époque médiévale, en particulier dans le léonais (Menéndez Pidal 1980 [1904] : §28-29, 79, 81 ; Menéndez Pidal 1906 : 152-153 ; Staff 1907 : 214-215 ; Krüger 1914 : 114-115 ; Alarcos Llorach 1992). En position atone, les paires minimales étant peu nombreuses, l’opposition phonologique est faible et peut facilement être neutralisée dans l’articulation. En castillan, les variations des voyelles atones étaient encore courantes au seizième siècle (Menéndez Pidal 1980 [1904] : §16, 67 ; Clavería Nadal 2012 [2000]) et la fixation des voyelles atones en espagnol est en lien avec la consolidation de la norme littéraire écrite. Dans le texte Diálogo de la lengua (c. 1535) de Juan de Valdés (2), la question de la variation des voyelles /e/~/i/ à l’écrit est clairement thématisée :
(2).
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« M. […] En algunos vocablos avemos mirado que muchos de vosotros ponéis i donde otros ponen e. V. Dezid algunos.
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M. Vanedad o vanidad, envernar o invernar, escrevir o escrivir, aleviar o aliviar, desfamar o disfamar, etc.
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V. Si bien avéis mirado en ello, en todos éssos pongo yo siempre i y no e, porque me parece mejor ; y porque siempre lo he usado assí, y veo que los más primos en el escrevir hazen lo mesmo. Los que hazen el contrario, por ventura es por descuido. M. Por descuido no puede ser, porque Librija en su vocabulario los escrive con e. » (Juan de Valdés, Diálogo de la lengua, Barbolani 2009 [1982] : 160)
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« M. […] Nous avons observé que dans certains mots vous êtes nombreux à mettre i où les autres mettent e. V. Dites quelqu’uns de ces mots. M. Vanedad ou vanidad, envernar ou invernar, escrevir ou escrivir, aleviar ou aliviar, desfamar ou disfamar, etc. V. Si vous prêtez bien l’attention, dans tous ces mots je mets toujours i et non e, parce que je trouve que c’est mieux, et parce que que je l’ai toujours fait ainsi, et je vois que ceux qui écrivent le mieux font pareil. Ceux qui font le contraire, le font probablement par erreur ou inadvertance. M. Cela ne peut pas être par inadvertance, puisque Librija les écrit avec e. »
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12Il est intéressant d’observer que Valdés ne justifie pas son choix par une correspondance avec les traits phonétiques de la langue, mais par une vision subjective (« parce que je trouve que c’est mieux »,) confortée par l’habitude individuelle (« parce que je l’ai toujours fait ainsi »,) et l’usage observé chez les personnes que l’on prend comme modèle (« je vois que ceux qui écrivent le mieux font pareil »).
13La variation des voyelles atones palatales /e/~/i/ et vélaires /o/~/u/ observée en judéoespagnol est intéressante, parce qu’elle interroge l’idée de la norme judéo-espagnole orale et écrite, à laquelle se sont confrontés aussi les locuteurs au début du 20e siècle lors du passage de l’écriture hébraïque traditionnelle à l’alphabet latin ou cyrillique. L’écriture hébraïque traditionnellement utilisée pour écrire en judéo-espagnol ne distingue pas la voyelle médiane de la voyelle fermée. La lettre yod est utilisée traditionnellement pour noter /e/ et /i/, la lettre waw est utilisée pour noter /o/ et /u/, alors que l’usage des lettres latines ou cyrilliques oblige la personne qui écrit à faire un choix.
14Afin d’essayer de comprendre le phénomène et de dégager les régularités qui le caractérisent, j’ai analysé, dans une étude précédente, les textes en caractères latins publiés de 1924 à 1941 dans la presse juive de Sarajevo, qui présentent tous, mais à de degrés variables, une variation dans la représentation des voyelles atones. L’analyse exhaustive de deux contes littéraires de deux auteurs différents, « Saruča i Hanuča » (’Sarutcha et Hanoutcha’, Jevrejski život, 142, 1927 : 2-3) d’Avram Buki Romano (1894-1943) et « Dulse de rozas » (‘Confit de rose’, Jevrejski glas, 31, 1932 : 2-3) de Laura Papo Bohoreta (1891-1942) présentée dans (Stulic 2018) montre que le choix d’utiliser les voyelles fermées peut être un choix stylistique. Je présente ici les conclusions de manière synthétique.
15Les deux contes mettent en scène le dialogue entre deux femmes socialement ancrées dans la réalité séfarade de Bosnie : deux amies d’un âge avancé dans « Saruča i Hanuča », une mère et sa fille adulte dans « Dulse de rozas ».
16Dans la voix du narrateur de ces deux textes, nous relevons peu d’occurrences des lettres <i, u> correspondant aux voyelles historiques /e, o/ en position atone. Sur ce plan, la parole représentée des deux personnages féminins, caractérisée précisément par les voyelles fermées <i, u> contraste avec la voix du narrateur dans le conte de Buki Romano. La représentation des voyelles y est l’un des procédés par lequel l’auteur obtient une mise à distance avec les personnages, l’objectif étant de faire rire. A contrario, dans le texte de Laura Papo, la parole représentée des deux femmes n’est pas différenciée pour ce qui est des voyelles atones de la voix du narrateur (qui pourrait aussi être une narratrice). Le ton de ces trois voix est grave et en accord avec la situation représentée (la jeune femme vient d’accoucher d’un enfant mort et meurt elle-même à la fin de la narration).
17La caractérisation stylistique par les voyelles fermées <i, u> dans le texte de Buki Romano est en lien avec la stigmatisation sociale associée à ce trait linguistique, mais ne se réduit pas à elle. Les deux textes littéraires sont le résultat d’une vision subjective fondée sur une expérience linguistique commune. En dépit des différences observées, les deux auteurs – à travers la caractérisation de la voix du narrateur (qui s’étend aussi aux personnages chez Laura Papo) – partagent l’idée que le judéo-espagnol devrait maintenir le timbre plus ouvert des voyelles atones /e, o/.
18L’analyse des cas concrets de la variation dans ces deux textes montre par ailleurs que pour les deux auteurs il est plus facile de différencier les deux voyelles vélaires /o, u/ que les deux voyelles palatales /e, i/ en position atone, ce qui pourrait être le signe d’un changement phonétique plus avancé dans ce dernier cas. La régularité des contextes où aussi bien Laura Papo que Buki Romano écrivent la lettre <i> pour le /e/ historique pointent vers le caractère morphophonologique de la voyelle en question (terminaison du présent des verbes du deuxième et troisième groupe, terminaison des substantifs et des adjectifs).
19Les formes très grammaticalisées, comme les prépositions en et de et le subordonnant et relatif ke (‘que’), sont particulièrement intéressantes. Laura Papo écrit toujours en et Buki Romano toujours in. Pour les formes de/di et ke/ki, on observe une distribution complémentaire chez Buki Romano : les formes avec <e> prédominent dans la voix du narrateur et les formes avec <i> dans les voix des personnages. Laura Papo écrit toujours ke et préfère de à di (42 occurrences pour de contre 2 pour di). Hautement grammaticalisées, ces formes sont obligatoires et, par conséquent, prévisibles dans certains contextes syntaxiques. Leur substance phonique est très faible et il n’est donc pas facile de déterminer le timbre sur la simple observation de ce que l’on prononce. Le choix d’écrire <e> ou <i> chez ces deux auteurs semble être davantage guidé par une image mentale que l’on se fait de ce mot et, comme on peut voir, peut être différent d’un locuteur à un autre (Buki Romano vs. Laura Papo) et conditionné par des objectifs spécifiques du projet littéraire (par exemple, recherche de contraste entre la voix du narrateur et les voix des personnages chez Buki Romano) (Stulic 2018).
- 4 Le nombre total d’occurrences du pronom réfléchi se est inférieur dans la version de Vidas largas ( (...)
20Dans la même direction pointent les résultats de la comparaison de deux versions d’un même texte écrit par Gina Camhy – originaire de Sarajevo (1909-1990, née di Sasson) – et publiées à 28 ans d’intervalle dans deux périodiques parisiens : « Purim en mi civdad » (‘Purim dans ma ville’) dans Le Judaïsme sépharadi (1955, 267-269) et « Purim » (‘Pourim’) dans Vidas largas (1983, 38-43), étudiées dans (Stulic, Jovanović, à paraître). Les deux versions de ce texte ont la même structure et le même contenu référentiel, mais la comparaison détaillée révèle d’importantes différences pour ce qui des choix lexicaux et des conventions de représentation graphique, différences qui correspondent aux différentes politiques éditoriales de ces deux publications périodiques. Le Judaïsme sépharadi était une revue politique où les contributions en judéo-espagnol avaient un caractère documentaire, participant à la construction d’une identité (pan)séfarade qui insistait sur la proximité entre l’espagnol et le judéo-espagnol, notamment à travers un système d’écriture qui s’appuyait sur certaines conventions de l’espagnol standard (elles ne sont pas respectées de manière consistante et sont parfois en conflit avec les régularités phonologiques du judéo-espagnol). En revanche, la revue Vidas largas était publié de 1982 à 1988 comme le bulletin de l’association du même nom Vidas largas, dont l’objectif était « le maintien et la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnoles ». La différence la plus marquante entre les deux versions du texte de Gina Camhy réside précisément dans la représentation graphique des voyelles atones. Même si dans les deux textes on peut observer des exceptions, les tendances se remarquent facilement dans les syllabes atones correspondant à /e/ et /o/ historiques : dans la première version, publiée dans Le Judaïsme sépharadi, on trouve les lettres <e, o> pour les mêmes mots écrits avec <i, u> dans la version de Vidas largas : de, antes, en, con, bonbonicos vs. di, antis, in, kun, bunbunikus (Stulic, Jovanovic 2023). La distribution des exceptions, par exemple, dans les mots hautement grammaticalisés, comme le pronom réfléchi se confirme les tendances générales : 26 occurrences de se contre 5 occurrences de si dans le texte publié dans Le Judaïsme Sépharadi pour 1 occurrence de se contre 15 occurrences si dans le texte publié dans Vidas largas4.
21L’analyse détaillée des inconsistances observées dans la transcription des voyelles atones contribue à une meilleure compréhension des phénomènes à l’œuvre. Les exceptions observées dans les textes où l’on préfère les lettres <e, o> en position atone montrent qu’elles sont plus fréquentes lorsqu’il s’agit d’écrire la voyelle palatale (<i> pour <e>), ce qui montre que la fermeture du timbre de la voyelle /e/ atone est probablement plus avancée que la fermeture du timbre de la voyelle /o/ en judéo-espagnol de Sarajevo, conformément à Stulic (2018).
22Si la tendance qui correspond à la préférence des lettres <e, o>, observée dans (Stulic 2018) et (Stulic, Jovanović, à paraître), était uniquement le résultat d’une volonté de suivre le modèle de l’espagnol standard, nous nous attendrions à une absence d’exceptions dans les textes dans lesquels telle volonté est inhibée (les voix des personnages dans le conte analysé de Buki Romano, la version du texte de Gina Camhy publiée dans Vidas largas). Cependant, ces textes-là donnent aussi lieu à des exceptions et pour comprendre leur présence, il faut chercher au-delà de la représentation quelque peu mécanique d’un changement phonétique de fermeture du timbre qui toucherait toutes les voyelles atones. Pour comprendre les éventuelles motivations et essayer de mettre au jour les représentations métalinguistiques que les locuteurs et les locutrices du judéo-espagnol avaient au début du vingtième siècle, j’ai élargi mon analyse à la revue hebdomadaire bilingue Jevrejski život publiée à Sarajevo de 1924 à 1927, que j’ai pu consulter intégralement.
23Pour contextualiser, rappelons que les juifs séfarades se sont installés en Bosnie et notamment à Sarajevo au 16e siècle avec l’expansion de l’Empire ottoman et y ont vécu de manière ininterrompue jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Peu de juifs bosniaques ont survécu la Shoah, la majorité ont été déportés et tués dans les camps. La Bosnie-etHerzégovine fut occupée en 1878, puis annexée en 1908 par l’Empire austro-hongrois. À la fin de la Première Guerre mondiale, le territoire de la Bosnie-et-Herzégovine est attribué au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes nouvellement proclamé. C’est dans ce contexte de la « première Yougoslavie », qui ne portait pas encore ce nom (il a été proclamé officiellement en 1929), que s’inscrit la revue Jevrejski život de Sarajevo parue du 28 mars 1924 au 30 décembre 1927.
24La rédaction de Jevrejski život souhaitait promouvoir l’émancipation politique et culturelle des juifs séfarades du Royaume. D’orientation sioniste, la revue soutenait les démarches visant l’installation des juifs en Palestine tout en insistant sur les spécificités culturelles séfarades. La revue était bilingue, en serbo-croate et en judéo-espagnol, ce qui correspondait à l’intention de servir de vecteur d’organisation politique dans le nouveau pays, dans lequel les juifs séfarades de Bosnie se sont trouvés réunis avec les juifs séfarades des autres régions (les actuelles Croatie, Serbie et Macédoine du Nord). La typologie des textes publiés dans Jevrejski život englobe :
25- des textes politiques (sont traités des sujets de la politique internationale, nationale ou communale) ;
- des textes académiques, notamment sur le judaïsme ou certains aspects de l’histoire ou de la culture juive, dans la ligne directe de la « science du judaïsme » (Wissenschaft des Judentums) ;
- des textes littéraires, aussi bien des traductions de textes que des textes originaux ;
- des textes informatifs sur la vie communale et annonces diverses ;
des publicités ;
- des paratextes journalistiques.
26Les 25 premiers numéros de cet hebdomadaire sont entièrement en serbo-croate. À partir du numéro 26, on y trouve également des textes en judéo-espagnol. Bien que beaucoup moins nombreux que les textes en serbo-croate, les textes en judéo-espagnol ne présentent aucune différence fonctionnelle : les catégories établies ci-dessus sont présentes dans les deux langues. Les termes en judéo-espagnol sont par ailleurs assez présents dans les textes en serbocroate. Les annonces des événements qui se déroulent en judéo-espagnol (conférences, pièces de théâtre) ou les polémiques sur les sujets politiques en judéo-espagnol (comme les élections au sein de la communauté) témoignent de la vitalité de cette langue dans les interactions quotidiennes de cette époque. Les textes en serbo-croate, langue déjà introduite en 1894 – sous l’occupation austro-hongroise – comme langue d’éducation dans l’école juive de Sarajevo (Vučina-Simović 2010 : 140-141), permettaient aussi de s’adresser au lectorat juif ashkénaze, qui ne parlait pas le judéo-espagnol.
27La conscience métalinguistique des rédacteurs de Jevrejski život était élevée et le judéo-espagnol est un thème récurrent, que cela soit dans les textes en judéo-espagnol ou en serbo-croate. La question de l’orthographe judéo-espagnole est explicitement traitée par la rédaction. Alors que les premiers textes en judéo-espagnol en caractères latins paraissent dans le numéro 26, un texte expliquant les choix d’utiliser le principe phonétique est publié dans le numéro 28 (1924 : 2) :
(1) « Tomando en konsidrasion las kondisiones ke governan onde mozotros, tokante a la lingua i el modo de eskrivir mos dečizimos al modo fonetiko, ke es, skrivir komo se melda i kon letras latinas. Savemos auna, ke esto no es la muestra manera de skrivir ; otro ke deviamos de publikar los lavoros espanjoles en la letra raši, ma komo dičo, las pezgadias tehnikas no mos alisensian esto. » (« Muestras publikasiones en espanjol », J. Život, n. 28, 1924, p. 2)
« En prenant en considération les conditions qui gouvernent chez nous, concernant la langue et la manière d’écrire, nous nous sommes résolus au mode phonétique, c’est-à-dire, à écrire comme on lit et en lettres latines. Nous savons cependant que ce n’est pas notre manière d’écrire et que nous devrions publier les textes espagnols en lettres rashi, mais comme nous disons, les difficultés techniques ne nous le permettent pas. »
- 5 Il convient d’observer que les valeurs phonétiques sont approximatives et données seulement à titre (...)
28Le système d’écriture et l’application du principe phonétique sont basés principalement sur les conventions en usage en serbo-croate à cette époque. Nous présentons les adaptations de l’alphabet latin dans le tableau suivant, qui présente les correspondances avec les valeurs phonétiques (IPA)5 ainsi qu’avec avec le système d’écriture judéo-espagnol le plus répandu de nos jours, celui de la revue Aki Yerushalayim.
Jevrejski život
(Sarajevo,
1924-1927)
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IPA
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Aki Yerushalayim
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Exemples
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a
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a
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a
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ama (Bohoreta, 1925, 61, 4)
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b
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b
|
b
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abandonado (Bohoreta, 1925, 61, 4)
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c
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ʦ
|
/
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Ciduk, Altarac, Moric (Un akto, 1924, 28 : 5)
cifra, cionizmo (Unas cuantas đoyas, 1924, 26 : 6)
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č (ć)
|
ʧ
|
ch
|
noče (Buki, 1925, 50 : 3), čarši, dičo (Bepo, 1924, 36) ćiko, dićo (Daniti, 1927, 155 :
4)
|
d
|
d
|
d
|
dišimos (Muestras publikasiones, 1924, 28 : 2)
|
đ (gj)
|
ʤ
|
dj
|
đuga (Un akto…, 1924, 28 : 5), đusto (Una nočada, 1925,
44 : 2)
engjunto, longje (Bepo, 1924,
36) đente, gjente (Papo, 1926,
131 : 2)
|
e
|
e
|
e
|
ken, akea (Bohoreta, 1925, 61, 4)
|
f
|
f
|
f
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fin (Bohoreta, 1925, 61, 4)
|
g
|
g
|
g
|
gozos (Bohoreta, 1925, 61, 4)
|
h
|
x
|
h
|
alhad, hazanim (Jehudi, 1924,
37 : 2)
huerte (A las komunidades, 1927, 181 : 2)
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i
|
i
|
i
|
ti, ninguno (Bohoreta, 1925, 61, 4)
|
ž (j)
|
ʒ
|
j
|
ožikos (Papo, 1925, 61 : 3), žuventud (Papo, 1927, 141 :
2), juventud (Atijas, 1926,
134 : 4)
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k (c)
|
k
|
k
|
kale ke, kuanto, komo, cuantas (Unas cuantas đoyas, 1924, 26 : 6)
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l
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l
|
l
|
la (Bohoreta, 1925, 61, 4)
|
m
|
m
|
m
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mamas (Bohoreta, 1925, 61, 4)
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n
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n
|
n
|
noče (Buki, 1925, 50 : 3)
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nj
|
ɲ
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ny
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espanjol (Muestras publikasiones, 1924, 28 : 2)
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o
|
o
|
o
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ožikos (Papo, 1924, 61 : 3)
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p
|
p
|
p
|
paga (Bohoreta, 1925, 61, 4)
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r
|
r
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r / rr
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rikos, alegra (Bohoreta, 1925, 61, 4)
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s
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s
|
s
|
sol (Bohoreta, 1925, 61, 4)
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š
|
ʃ
|
sh
|
dišimos (Muestras publikasiones, 1924, 28 : 2)
|
t
|
t
|
t
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todos (Buki, 1925, 64, 2)
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u
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u
|
u
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un (Bohoreta, 1925, 61, 4)
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v
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v
|
v
|
vos, vaš (Bohoreta, 1925, 61, 4)
|
j (i, y)
|
j
|
y
|
aj, Jašani/Iašani (Jehudi, 1924,
37 : 2) đoyas (Unas cuantas đoyas, 1924, 26 : 6)
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trezlados, razones (Muestras publikasiones, 1924, 28 : 2)
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29En dépit de quelques fluctuations (certains phonèmes peuvent avoir des représentations alternatives ; nous les donnons entre parenthèses), les auteurs de Sarajevo appliquent ce système de manière plutôt consistante. L’usage de ce système d’écriture révèle par ailleurs d’autres particularités du judéo-espagnol parlé dans cette région, comme la présence de la consonne affriquée dentale sourde /ts/ représentée par la lettre <c> (Altarac, Cadik, cifra, cionizmo).
30De manière plus marginale, dans certains textes, nous observons l’introduction des conventions de l’orthographe espagnole (ou « pseudo-espagnole »). C’est le cas notamment des contributions des correspondants venant d’ailleurs, comme par exemple, l’article “Muestros academicanos” signé par un membre de l’association « Esperanza » de Vienne (JŽ, 1924, 35 : 4) ou encore les remerciements adressés par Nisim Ovadia, le grand rabbin de la communauté de Vienne (“Zahvala”, JŽ, 1926, 111 : 3). Les conventions empruntées à l’espagnol péninsulaire sont également présentes dans la traduction d’un texte littéraire de Yitzhak Katzenelson, “El carnero i la raposa” ainsi que dans une courte collection de proverbes publiée dans le même numéro, “La sciencia judia en proverbios” (JŽ, 1926, 119 : 2). Bien qu’utilisés de manière inconsistante, on trouve des éléments d’orthographe espagnole également dans la lettre de Moche David Gaon adressée depuis Jérusalem à la Conférence de la Jeunesse séfarade (JŽ, 1927, 168 : 2).
31Les contributeurs de Jevrejski život sont conscients des fluctuations à l’écrit et l’élaboration d’une orthographe unifiée fait partie des objectifs politiques fixés :
(2) « La juventud žudia en este renado va mirar possibilidades de editar una revista como fue “El mundo sefardi” de la “Esperanza” . Ella quere resolver la demanda de la ortographia. Es conocido que cada Sefardo escrive en espanol como le paresse a el que es mejor. Por fuir y a esto, la juventud sefardi va tratar la demanda de convocar una conferencia, de presonas cuales escriven en espanol, por aquista[r] una unica ortographia sefardo-espanola, almenos por los payses noestros. » (« El movimiento sefardi en la juventud sefardi », Jakica Attijas, Zagreb, JŽ, 1926, 134, 4).
« La jeunesse juive de ce royaume va chercher les possibilités d’éditer une revue comme l’a été El mundo sefardi de la « Esperanza ». Elle veut répondre à la demande d’une orthographe. Il est connu que chaque Séfarade écrit en espagnol comme le bon lui semble. Pour éviter cela, la jeunesse séfarade va traiter la demande de convoquer une conférence, des personnes qui écrivent en espagnol, pour établir une seule orthographe séfarade-espagnole, au moins pour nos pays. »
32La Commission linguistique réunie lors de la Conférence de la Jeunesse séfarade le 21 août 1927 à Sarajevo a traité cette question et formulé la conclusion suivante :
(1) « Compte tenu de la complexité du problème, un comité spécifique a été créé. Il a commencé à travailler sur l’élaboration d’une orthographe unifiée, qui sera présentée dans notre presse de manière argumentée et dans les plus brefs délais. Le comité sera guidé par la nature populaire de notre langue et l’importance pratique qu’elle a dans notre travail national et social. » (je traduis du serbo-croate, « Rad “jezične komisije” sefardske omladine », JŽ, 1927, 173 : 9).
33Les textes en judéo-espagnol sur les sujets politiques dans Jevrejski život montrent en effet que cette langue joue le rôle de vecteur politique dans la version séfarade du mouvement sioniste.
34La deuxième conclusion de la Commission linguistique est également très intéressante. La Commission estime qu’en dépit de son caractère « populaire », la langue « hispano-juive » est propice à l’expression littéraire et que la preuve pour cela doit être cherchée dans la grande tradition littéraire séfarade, et surtout dans la traduction des textes bibliques et dans les motifs folkloriques. Le besoin de modèles internes d’expression linguistique conduit la rédaction à mettre en valeur l’expression littéraire séfarade traditionnelle. Curieusement, le folklore séfarade – qui attirait l’attention des intellectuels non juifs à la même époque – avait une place très marginale dans Jevrejski život, ce qui contraste avec la place accordée aux traductions littéraires (notamment du yiddish) et aux textes originaux contemporains.
35L’intérêt prononcé pour une nouvelle expression littéraire est mis en évidence aussi par les jugements esthétiques sur le style de tel ou tel auteur, qui sont très présents tout au long des trois années de parution de cet hebdomadaire. Le texte laudatif consacré à la conférence donnée en judéo-espagnol par Kalmi Baruch sur le poète hébreu Hayim Nahman Bialik en est un très bon exemple (« Una nočada literaria. (Senor Dr. Kalmi Baruh sovre Bialik, el poeta evreo) », ‘Une soirée littéraire (Monsieur Dr Baruch sur Bialik, le poète hébreu’, JŽ, 1925, 44 : 2). L’auteur anonyme souligne la qualité de la langue du conférencier comme le point le plus important de l’événement. La conférence est qualifiée de « petite révolution dans tout le domaine de la langue judéo-espagnole » (« una čika revolusion en entero el dominio de la lingua žudio espanjol ») et Kalmi Baruch est comparé à Bialik pour ce qui est de sa « capacité secrète à donner un nouveau souffle à la vieille langue » (« kapačidad sekreta de darle al linguaže viežo un soplo de vida nueva ») :
(2) « Krejo ke no es tan atrevida la komparasion entre Bialik i su admirador en la čika mahale sefardi de Sarajevo, sinjor dr. Baruh. I el linguaže žudio espanjol sujo tiene mučo de la sinteza ke alkanso Bialik en el evreo. El publiko ke lo sentio estuvo mas ke entuziazmado i se enkantava al sonižo de la muzika de esta lingua ke le es tan intima i serkana i no konosija sus melodijas, sus kolores i sus beljezas. El referente, sinjor Kalmi, las deskuvrio. Es đustamente esto lo mas valivle de la nočada kon kuala mos kongrasio i lo importante por kualo dišimos ke su konferensia aze un datum remarkavle en nuestra vida kulturel. « (JŽ, 1925, 44 : 2).
« Je crois que la comparaison entre Bialik et son admirateur de la petite mahale de Sarajevo, Monsieur dr. Baruch, n’est pas trop osée. Sa langue judéo-espagnole a beaucoup de cette synthèse que Bialik a atteint en hébreu. Le public qui l’a entendu était plus qu’ enthousiaste et charmé par le son de la musique de cette langue qui lui est si intime et proche et dont il ne connaissait pas les mélodies, les couleurs et les beautés. Le conférencier, Monsieur Baruch, les a révélées. C’est ce qui a du plus notable de la soirée qu’il nous a offerte et du plus important, et c’est aussi pourquoi nous avons dit que cette conférence fait date dans notre vie culturelle. »
36Compte tenu de l’attention accordée à la langue, il est difficile d’imaginer que la question de la fluctuation des voyelles atones /e, o/ soit passée inaperçue. L’examen de l’ensemble des textes en judéo-espagnol publiés dans Jevrejski život (1924-1927) montre que les textes où prédominent les lettres <i, u> correspondant aux voyelles historiques /e, o/ sont minoritaires. Il s’agit de textes littéraires originaux et conformément à ce que nous avons pu observer dans le texte étudié de Buki Romano, les lettres <i, u> sont utilisées comme marque distinctive du parler informel, souvent à des fins humoristiques. Dans tous les autres textes (politiques, académiques, informatifs, traductions littéraires, etc.) les lettres <e, o> sont préférées. Nous observons aussi de nombreux cas d’hypercorrection dans les mots qui ne devaient pas se prêter à une variation phonétique. Ainsi l’adjectif possessif atone mi est parfois écrit me :
(1)
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« Me madre me esta demandando lo ke aj de nuevo en la sivdad »(Bepo, « Pasando Alhad por la Sulejmanova… », (JŽ, 1924, 36 : 3)
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« Ma mère me demande si ce qui a du nouveau dans la ville »
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37et la conjonction de condition si est écrit se, pour ne donner que quelques exemples :
(2)
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« komo se alguno lo uvjera ofendido » (Moise Finci-Moafi, “Micva”, JŽ, 1927, 137 : 3 [Milano, 27-XII-1926])
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« comme si quelqu’un l’avait offensé »
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38Le phénomène observé ne semble pas se limiter à l’aspect graphique de la langue. La revendication du principe phonétique de l’alphabet latin employé (« modo fonetiko ») ainsi que l’éloge de la « musique de la langue » de Kalmi Baruch laissent croire que ces choix graphiques devaient aussi suggérer une articulation plus ouverte, considérée comme plus esthétique et plus appropriée à la communication dans un contexte formel. Toutefois, ce même principe phonétique permet de rendre aussi ce qui est considéré propre à la langue familière, tout en donnant à ces expressions de l’intime des limites d’application claires, comme nous l’avons vu dans le conte de Buki Romano. La remarque de Laura Papo qui accompagne l’une de ces traductions, permet de mettre en perspective ce jugement esthétique :
(3)
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« Se va prekurar ke la lingua sea klara, ke se pueda entender un_poko mas lonđe de bosanski Brod » (Bohoreta, JŽ, 159, 1927 : 3)
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« Nous nous efforcerons de proposer une langue claire qui pourra être entendue audelà de Bosanski Brod. »
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39La « clarté » soulignée par Laura Papo, si appliquée au voyelles atones /e/ et /o/, vise une articulation qui limite les assimilations phonétiques et assure une meilleure intercompréhension aussi bien avec les locuteurs judéo-hispanophones de Salonique et d’Istanbul qu’avec les locuteurs d’espagnol péninsulaire. Le témoignage de Eliezer Papo qui a eu l’occasion d’enregistrer les locuteurs de Sarajevo dans les dernières décennies du vingtième siècle va dans le même sens. D’après ce qu’il a pu observer lors de la collecte des données, Eliezer Papo affirme (communication personnelle) que les informateurs de Sarajevo articulaient les voyelles de manière plus ouverte lorsqu’ils étaient conscients d’être enregistrés.
40Les analyses présentées dans les pages qui précèdent montrent que parmi les locuteurs et les locutrices du judéo-espagnol de Sarajevo l’articulation médiane des voyelles historiques /e/ et /o/ en position atone, représentée par les lettres <e> et <o>, est associée à une norme savante, reconnue et revendiquée par les personnes qui s’exprimaient à l’écrit avant la Shoah. L’articulation fermée /i/ et /u/, suggérée par les lettres <i> et <u>, est réservée à l’écrit à la langue familière et représente l’un des outils permettant de construire un effet stylistique particulier. Il est intéressant d’observer que cette prononciation, considérée familière, n’est pas rejetée, mais se retrouve, grâce aux textes littéraires, incorporée dans les choix possibles pour les locuteurs. Ces résultats apportent, me semble-t-il, une nuance nécessaire dans la description des particularités du judéo-espagnol parlé à Sarajevo (et probablement dans les autres villes ex-yougoslaves où le judéo-espagnol était une langue parlée). Nous ne pouvons pas affirmer que les voyelles historiques /e/ et /o/ manifestent toujours une aperture fermée dans le judéo-espagnol parlé dans le Nord des Balkans : il s’agit d’une fluctuation qui résulte des choix qu’opèrent les locuteurs et les locutrices en fonction de leurs objectifs concrets dans une situation donnée et qui constituent « l’épaisseur synchronique » du judéo-espagnol (Houdebine 1985 : 20).
41Nos conclusions reposent sur l’analyse de la représentation des voyelles à l’écrit, mais quelques indices (revendication du principe phonétique, observations sur les aspects sonores de la langue, témoignage de Eliezer Papo) nous conduisent à penser qu’un phénomène similaire a pu exister également dans la prononciation.
42Le phénomène de fluctuation des voyelles atones en judéo-espagnol ici décrit permet de souligner un fait linguistique simple et universel : les sujets parlants sont conscients des formes linguistiques qu’elles et ils utilisent et opèrent des choix. En m’inspirant de Roman Jakobson (1960, 2003 [1963]) je qualifie ces choix de « poétiques », car ils modifient la forme de l’énoncé en fonction des jugements esthétiques sur lesquels ils reposent. Cette modification peut s’appliquer à tous les sujets parlants et à toutes les langues a une importance particulière lorsqu’il s’agit de codifier une langue minoritaire/minorée et d’en établir la norme (ou des normes) pouvant être enseignée(s). Ces « savoirs » métalinguistiques qui guident les choix des locuteurs et des locutrices font aussi partie de ce que nous devons décrire en tant que linguistes, et notamment lorsqu’il n’est pas aisé d’observer des interactions linguistiques dans les situations quotidiennes, comme c’est le cas du judéo-espagnol de Sarajevo.
43De manière très concrète, reconnaître le phénomène de fluctuation des voyelles atones en judéo-espagnol permet de mieux saisir aussi les formes où cette fluctuation n’a pas lieu, ou a lieu rarement, et où les voyelles fermées /i/ et /u/ se sont établies dans les structures stables de la langue, comme cela a été déjà démontré dans (García Moreno 2012) pour le prétérit judéo-espagnol.