1Lorsqu’un chercheur consacre sa vie à étudier une langue et ses formes littéraires, il jongle tout au long de sa carrière entre l’examen critique, chargé de méthodes et de démarches précises, de la situation sociolinguistique ou de faits de langue et la promotion de ces langues. Cette dernière attitude peut sembler plus affirmée lorsque le chercheur est dit « natif » ou « périphérique » et qu’un sentiment, ou des données objectives, estime la langue étudiée comme menacée ou en recul à un moment donné. La recherche prend alors la forme d’une réponse à une problématique avec une utilité sociale qui se dessine. Les productions du chercheur, dans le cadre de ses travaux scientifiques, ou celles plus personnelles, peuvent alors prendre, elles aussi, un caractère promotionnel de la langue et de la culture. Boyer (2004 et 2012) a largement balayé la neutralité du chercheur « periphérique » puisque, citant Lafont, « l’attitude du sociolinguiste s’inscrit dans la chaîne des comportements idéologiques où se projette la diglossie et qui inversement en favorisent l’avance historique » (Lafont, 1984 : 8). L’histoire des chercheurs en langues régionales de la France s’inscrit dans ces considérations. Se pencher sur les productions littéraires, les discours épilinguistiques, les enseignements, les moyens de promotion d’une langue et d’une culture régionales équivaut à s’aventurer dans des analyses complexes qui requièrent souvent de la pluridisciplinarité, voire de la transdisciplinarité.
2Dans cet article, rédigé spécifiquement pour rendre hommage aux travaux de recherche de Jean Cazenave et à l’ensemble de sa carrière, je n’aurai de cesse d’évaluer le rôle du chercheur de langues et cultures régionales. Cela permettra, dans un premier temps, de présenter de manière large, mais nécessairement non exhaustive, ce qu’une langue peut représenter de nos jours. La conceptualisation des langues telle que nous la connaissons aujourd’hui a subi des changements importants au cours des derniers siècles, en particulier aux XIXe et XXe siècles. Nous nous arrêterons ensuite sur les spécificités des langues dites « régionales », et de tout ce que sous-entend, pour ne pas dire restreint, cette manière de nommer les langues, encore une fois « dites » « de France ». Enfin, dans la troisième et dernière partie de ce texte, à l’aide d’une approche prospective nous tenterons de décliner et dessiner les enjeux majeurs et d’esquisser des dénouements positifs pour les langues et, particulièrement, celles de France.
3L’étude des langues remonte à plusieurs milliers d’années, depuis les premiers écrits connus dans l’histoire de l’humanité. Au fil du temps, différentes théories linguistiques ont été développées pour expliquer comment les langues fonctionnent, comment elles sont structurées, comment elles évoluent et comment elles sont acquises. Les linguistes ont également utilisé diverses méthodes d’analyse pour étudier les langues, telles que l’analyse morphologique, l’analyse syntaxique, l’analyse sémantique, etc. En somme, la conceptualisation moderne des langues est le résultat d’un processus de développement et d’évolution qui a duré plusieurs siècles et qui est toujours en cours aujourd’hui. Les linguistes continuent à explorer de nouveaux domaines de recherche et à développer de nouvelles théories pour mieux comprendre la nature des langues et leur fonctionnement.
4La sociolinguistique a largement contribué à remettre en question les théories structuralistes. L’aspect social est devenu un élément prépondérant pour saisir les mécanismes des langues. Les sociolinguistiques ont aussi amplement voué leurs études à la promotion du plurilinguisme. De la volonté de contrer les situations de type diglossique à la création d’aide à la décision politique, les chercheurs savent qu’une langue est un ensemble complexe (Blanchet, 2004) qui a besoin d’être favorisé dans la totalité de ce qui la constitue. Aussi bien donc sa pratique, ses représentations que son institutionnalisation doivent être prises en compte pour mener à bien un projet de politique linguistique.
5Dans les années 1980, la sociolinguistique corse s’est abondamment inspirée des travaux de Kloss. Dans un article, Thiers (2019) explique comment les membres de la sociolinguistique insulaire ont, dans un premier temps, pris connaissance de ses travaux pour, ensuite, moduler la théorie klossienne afin de l’adapter à la situation corse. C’est ainsi que les concepts d’individuation, de reconnaissance-naissance et de polynomie (Sorba, 2019a), de Marcellesi, peuvent être mis en parallèle, mais pas en miroir, des concepts d’Abstandsprache, Ausbausprache et Dachsprache.
6Les sociolinguistes étant des artisans assumés du plurilinguisme, face au schéma diglossique que connaît le corse vis-à-vis du français, les sociolinguistiques corses portent une analyse critique et des actions. Ces dernières peuvent s’apparenter aux « corpus planning » et « statut planning » que Kloss (1969) a mis en exergue, qui ont été adaptés par Haugen (1983). Le corpus planning est une approche de la planification linguistique qui vise à élaborer des corpus de référence pour la norme standard d’une langue. Cette approche implique une sélection rigoureuse des formes linguistiques qui seront considérées comme correctes et qui serviront de référence pour les usages plutôt formels, écrits et oraux de la langue. Cette approche peut être utilisée pour développer une norme standard pour une langue donnée, en particulier si la langue est utilisée dans des contextes différents. La normativisation, théorisée par la sociolinguistique catalane (Aracil, 1982), fait écho à cette planification. Elle se concentre aussi sur la manière dont les normes linguistiques sont élaborées, maintenues et diffusées dans une communauté linguistique donnée. La normativisation peut aider à garantir que les normes linguistiques élaborées par le corpus planning soient appropriées pour la communauté linguistique à laquelle elles s’adressent.
7Le statut planning est l’autre aspect fondamental de l’aménagement linguistique dans la classification de Kloss. Il s’agit, ici, d’avoir un impact sur le rôle social d’une langue, en particulier le rôle vis-à-vis de l’État ou du gouvernement : « Those concerned with this type of language planning take the corpus of the language for granted ; they are primarily interested in the status of the language, whether it is satisfactory as it is or whether it should be lowered or raised » (Kloss, 1969). Modifier le statut d’une langue par une reconnaissance juridique, institutionnelle ou autre contribue à sa promotion et à sa normalisation. La normalisation, théorisée aussi par la sociolinguistique catalane, se concentre également sur la promotion d’un usage normalisé de la langue dans la communauté linguistique catalane. Pour rendre normal l’utilisation d’une langue, il faut à la fois s’atteler à faire accepter la norme choisie dans la mise en place d’un standard et donner un statut qui permette l’usage normal.
8Pour le corse, à travers le manuel « Intricciate è cambiarine » (Geronimi et Marchetti, 1971), la normativisation a fait un grand pas. Dans un esprit polynomique anticipé, les auteurs de l’ouvrage donnent une écriture cohérente au corse, avec des traits spécifiques n’existant pas en toscan, et une uniformité tentant de répondre à la variation linguistique. On peut d’ailleurs déceler derrière le titre du manuel cet équilibre qui a guidé les deux auteurs. Les « intricciate », deux graphèmes trigrammes (« ghj » et « chj »), représentent les spécificités du corse, notamment face à l’italien, et les « cambiarine », phénomène de Sandhi initial très répondu en corse, permettant une seule écriture pour deux prononciations qui peuvent être différentes, symbolise l’unité de la langue.
9Sa normalisation passe à la fois par l’acceptation et l’application du concept de langue polynomique et une diversification des fonctionnalités, donc des usages aussi, du corse. Ces deux initiatives doivent s’inscrire dans l’Ausbausprache : « The term Ausbausprache may be defined as ‘language by development’. Languages belonging in this category are recognized as such because of having been shaped or reshaped, molded or remolded—as the case may be—in order to become a standardized tool of literary expression » (Kloss, 1993 : 158). Pour le corse, l’élaboration linguistique c’est aussi bien le refus d’un standard qu’une volonté de lui donner de nouvelles fonctionnalités, notamment à travers l’usage scolaire et l’espace médiatique.
10Il serait sommaire, lorsque l’on s’attarde sur la construction d’une norme linguistique et son usage, de ne pas prendre en compte la dimension identitaire que la langue revêt. Chaque société a généralement des langues en usage et toutes ont des attributions qui varient.
11Certaines sont les langues du pays, mais sans statut, d’autres sont « d’importation », mais officielles, certaines ont des lois spécifiques qui les régissent, d’autres pas, d’autres sont issues de l’immigration.
12Le caractère identitaire donné actuellement à la langue basque est proche de celui octroyé au corse. Depuis les années 1970 et le phénomène d’ethnic revival, nommé riacquistu, le corse est le principal marqueur de l’identité insulaire (Lacan, 1961). Cette donnée concerne même les personnes qui ne savent pas parler le corse. Elles s’identifient comme Corses avec comme référence l’existence d’une langue liée au territoire insulaire. Cette conceptualisation, du moins pour le corse, ne peut être que récente. Effectivement, il ne faut pas remonter très loin en arrière pour s’apercevoir que la naissance, sociolinguistiquement parlant bien sûr, autrement dit la conscience de parler une forme linguistique différente des autres formes appelées langues, se construit entre le XIXe et le XXe siècle. C’est ce que Marcellesi (2003) théorise avec le concept de Reconnaissance-naissance et celui d’individuation linguistique. Cette dernière apparaît paradoxalement à l’aide du conflit diglossique avec le français, bien plus facile à discriminer linguistiquement que l’italien, ou plutôt le toscan (Sorba, 2019b). Le fameux texte de loi, dit « Loi Deixonne », voté en 1951, relatif à l’enseignement des langues régionales, est un bon exemple pouvant illustrer la tardive individuation généralisée du corse. En effet, il est alors extrêmement difficile de déceler des réactions s’opposant au texte alors que le corse y est exclu, considéré comme un dialecte allogène proche de l’italien : « L’omission du corse dans la Loi Deixonne de 1951 ne provoqua sur le moment aucune réaction ni dans la population ni chez les parlementaires de l’île qui votèrent la loi sans formuler aucune réserve » (Ettori, 1975 :104). Le corse subit donc le même sort que l’alsacien, jugé comme étant un dialecte de l’allemand.
13Dans les nombreuses fonctions que revêtent les langues, le volet politique prend une place considérable. Et ce parce que le terme « politique » prend diverses acceptions notamment lorsqu’il s’agit de langue. Il est assez aisé de saisir que la vitalité d’une langue est indissociable de la politique. Le statut d’une langue, par exemple, évoqué précédemment dépend davantage de décisions politiques que de questions intrinsèquement linguistiques. Ce sont tous deux des éléments constitutifs du lien social et de sa conflictualité.
14L’histoire récente du corse illustre bien les différentes acceptions. Le corse bénéficie d’une dynamique de revalorisation à travers l’élan revendicatif du Riacquistu. Dans les années qui suivirent, ce mouvement en faveur du corse ne s’est jamais essoufflé. Le corse est d’abord une revendication des partis dits « nationalistes », qu’ils soient indépendantistes ou autonomistes. Plus l’histoire est récente plus la langue corse devient un enjeu politique. Aujourd’hui, on évoque généralement un consensus lorsque l’on aborde la question du corse notamment à l’Assemblée de Corse. Les langues dépendent beaucoup du pouvoir politique.
15Face à une acculturation achevée pour la Corse, le mouvement de réappropriation culturelle et linguistique des années 1970 montre une prise de conscience d’une baisse des pratiques du corse. Cette réciprocité dynamique des influences institutionnelles, des représentations populaires et des pratiques qui en fin de compte s’influencent mutuellement, comme dépeint ici dans le cas corse, a été théorisée par Blanchet qui décrit un fonctionnement en « ‘hélice complexe’ à trois pôles où des pratiques, des représentations et des institutionnalisations interagissent pour dessiner ces ‘unités multiplexes’ [les langues]. C’est ce qui distingue une approche glottopolitique (qui intègre les acteurs) d’une politique linguistique (qui pourrait être imposée d’en haut) » (Blanchet, 2004 : 35). Si la recherche menée sur une langue ambitionne une application par une implication du chercheur, aucun de ces trois pôles ne doit alors être négligé. Il y a donc conjointement à l’enjeu politique des langues des politiques linguistiques qui sont menées. Ces dernières peuvent avoir des formes très diverses et des moyens très variés. Parallèlement à ces deux liens entre le monde politique et les langues, il y a la glottopolitique dont la définition de Guespin et Marcellesi (1985) donne une dimension très large. Marcellesi et Guespin ont pensé la glottopolitique comme un concept allant au-delà de la politique et de la planification linguistiques : « Il désigne les diverses approches qu’une société a de l’action sur le langage, qu’elle en soit ou non consciente : aussi bien la langue, quand la société légifère sur les statuts réciproques du français et des langues minoritaires par exemple ; la parole, quand elle réprime tel emploi chez tel ou tel ; le discours, quand l’école fait de tel type de texte matière à examen : le terme glottopolitique est nécessaire pour englober tous les faits de langage où l’action de la société revêt la forme du politique » (Guespin et Marcellesi, 1986 : 5).
16Il existe plusieurs approches et critères utilisés pour classer les langues. La catégorisation des langues (familles de langues, groupes linguistiques, langues officielles, groupement géographique...), lorsqu’elle émane d’un intérêt scientifique, apporte des éclaircissements et permet souvent une meilleure lecture de la situation sociolinguistique. L’effervescence des recherches dans ce domaine engendre une catégorisation des situations et une terminologie, aidant à les décrire, qui diffèrent légèrement selon les acceptions choisies, les spécialisations, les cadres épistémologiques sur lesquels on s’appuie, les lieux étudiés ou simplement les habitudes langagières. C’est ainsi que l’on rencontre pour traiter d’objets quasiment semblables une série de termes jetant finalement beaucoup de confusion : langue minoritaire, langue minorée, langue minorisée, langue minoritarisée, pour ne retenir que les plus communs.
17La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (traité européen de 1992), rédigée pour protéger ces langues et leur apporter un soutien de développement dans la vie publique et privée, donne une valeur juridique à une catégorisation des langues. Dans ce même document, il est précisé que « par l’expression ‘langues régionales ou minoritaires’, on entend les langues : I/ pratiquées traditionnellement sur un territoire d’un État par des ressortissants de cet État qui constituent un groupe numériquement inférieur au reste de la population de l’État ; et II/ différentes de la (des) langue(s) officielle(s) de cet État ». Ici, il est difficile de saisir la nuance, s’il y en a une, entre le « ou » de « langues régionales ou minoritaires », du titre de la charte, face au « et », que l’on retrouve dans la précision terminologique. En revanche, ce qui est explicite, c’est que la conceptualisation des deux notions s’appuie sur la quantité des locuteurs selon les territoires. Jahan apporte sa lecture des deux adjectifs « minoritaires » et « régionales » :
[Les deux adjectifs] se réfèrent aux situations où soit la langue est parlée par des personnes qui ne sont pas concentrées sur une partie déterminée d’un État, soit elle est parlée par un groupe de personnes qui, bien que concentré sur une partie du territoire d’un État, est numériquement inférieur à la population dans cette région qui parle la langue majoritaire de l’État. Par conséquent, les deux adjectifs (régionales et minoritaires) se rapportent à des données de fait et non à des notions de droit, et se réfèrent, en tout cas, à la situation existant dans un État déterminé (par exemple une langue minoritaire dans un État peut être majoritaire dans un autre État) » (Jahan, 2005 : 146).
18Quand le terme « langue » s’accompagne d’un adjectif pour la qualifier, théoriquement une graduation implicite apparaît. Au-delà des réponses aux débats de la pertinence d’opposition entre langue nationale et langue régionale (certaines régions ne connaissentelles pas des revendications pour être reconnues comme nations ?), les différentes écoles ont donc élaboré la série de dénominations évoquées précédemment. Blanchet (2005) apporte un éclairsissement à ces termes à l’aide d’une modélisation des processus de minoritarisation et de majoritarisation. En fait, les termes sont mis en opposition pour expliquer les phénomènes : minoration / majoration (aspect qualitatif) ; minorisation / majorisation (aspect quantitatif) ; minoritarisation / majoritarisation (aspects qualitatif et quantitatif).
19En France, deux termes s’imposent pour évoquer les autres langues que le français parlées sur le territoire : « langues régionales » et « langues de France ». On notera que la locution « langues de la France » est niée par les institutions. La formulation retenue pour l’article 2 de la Constitution française, qui définit les principaux symboles et le principe de gouvernement de la République française, ne laisse guère de place aux autres langues : « La langue de la République est le français ». Cette phrase, premier alinéa de l’article, a été ajoutée par la loi constitutionnelle du 25 juin 1992. Lors du vote sur l’ajout de cet alinéa, le ministre de la Justice a indiqué aux députés et sénateurs que cette précision ne nuirait aucunement aux langues régionales. Le terme « régionales » étant lui-même ambigu. Il ne s’agit pas ici de régions administratives mais plutôt d’une définition historique du terme région qui demeure très floue. Les langues dites de France peuvent, quant à elles, comprendre les langues issues de l’immigration.
20Le site vie-publique.fr, produit, édité et géré par la Direction de l’information légale et administrative (DILA), administration publique française, développe explicitement que « la France s’est construite autour de sa langue, le français. Dès le XVIe siècle, le pouvoir royal a entrepris d’élaborer l’unité d’un pays par la compréhension de ses lois, ‘en françois’. Depuis cette époque, jamais les dirigeants français n’ont abandonné la volonté d’unifier, de réguler – ou d’interdire – par la langue ». Cette idée d’unité nationale qui serait subordonnée à la langue unique et à son monolinguisme se retrouve quelques lignes plus bas sur le même site officiel : « La nation française a bâti son unité sur le monolinguisme. D’abord contre le latin utilisé dans les actes de justice et par le clergé, avec François Ier, puis contre les langues régionales, avec la Révolution française puis la IIIe République et l’instruction obligatoire en français ».
21Si l’on compare les textes relatifs à l’unité et indivisibilité des nations française, italienne et espagnole, pour citer les plus proches des territoires auxquels appartiennent les langues basque et corse, on observe des conceptualisations et des textes très différents. En France, l’article 1 assure que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. ». En Espagne, l’article 2 de la constitution garantit l’indivisibilité ainsi : « La Constitution a pour fondement l’unité indissoluble de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols. Elle reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent et la solidarité entre elles ». En Italie, c’est l’article 5 de la constitution qui relate l’indivisibilité : « La République, une et indivisible, reconnaît et favorise les autonomies locales ; elle réalise dans les services qui dépendent de l’État la plus large décentralisation administrative ; elle adapte les principes et les méthodes de sa législation aux exigences de l’autonomie et de la décentralisation ». L’accent mis par les constitutions sur l’autonomie des régions italienne et espagnole ne se retrouve pas dans les principes de la constitution française.
22Si l’on pousse le comparatif des textes à ceux relatifs aux langues, on observera là-aussi une distance dans la conceptualisation, notamment concernant l’appartenance des langues à la nation. La réforme de la Constitution de 2008 a introduit un article 75-1 qui précise que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Cet article n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantirait. La question peut se poser de savoir où se situe l’intérêt d’un tel texte. L’annulation par le tribunal administratif de Bastia d’une délibération, datant du 16 décembre 2021, de l’Assemblée de Corse consacrant l’usage de la langue corse au sein de l’hémicycle de l’île est un bon exemple de l’inefficacité, pour ne pas dire de l’inutilité, de l’article 75-1. Pour rejeter la délibération de l’Assemblée de Corse, dans son jugement rendu le 9 mars 2023, le juge administratif s’est appuyé uniquement sur l’article 2 de la Constitution sans jamais évoquer l’article 75-1.
23En Italie, l’article 6 indique que « la République protège par des normes particulières les minorités linguistiques ». En Espagne, l’article 3 de la Constitution, relatif aux langues du pays, va encore plus loin dans la précision de la protection :
24« 1. Le castillan est la langue espagnole officielle de l’État. Tous les Espagnols ont le devoir de la savoir et le droit de l’utiliser.
2. Les autres langues espagnoles seront également officielles dans les Communautés autonomes respectives, conformément à leurs statuts.
3. La richesse des différentes modalités linguistiques de l’Espagne est un patrimoine culturel qui doit être l’objet d’une protection et d’un respect particuliers ».
25Ce (trop) court comparatif des textes constitutionnels relatifs aux langues a pour but de mettre en lumière qu’il existe bien diverses conceptualisations et acceptions de la notion d’appartenance nationale des langues d’un territoire. Ces textes constituent, bien souvent, des freins ou des moteurs à la promotion des langues concernées.
26Nous présentons ici trois manières de construire l’avenir de nos langues avec des enjeux mettant en relation les échelles locales et mondiales. Trois points très divers mais qui se nourrissent les uns les autres.
- 1 J’emploie ici le terme « pourcentage » et non celui de « nombre » car si l’on compare le nombre de (...)
27Face à la chute des pratiques usuelles du corse et aux pourcentages1 de corsophones relatifs à la population qui diminue, l’école demeure un moyen important de lutte sociale. Cependant, l’écart est important entre les réponses apportées par le système public et les volontés politiques et sociétales qui espèrent une recorsophonisation de la population de l’île.
- 2 On aurait pu écrire « réouverture » puisqu’en 1971, à Corti, les premières écoles maternelles immer (...)
- 3 Propos tirés du quotidien Corse-Matin du 06/06/2021.
28L’ouverture de Scola corsa2 s’assimile grandement à une critique et à une remise en cause de l’école publique en proposant un changement de paradigme passant d’un apprentissage du corse par le biais d’une construction bilingue à un apprentissage en immersion totale. Scola Corsa a adhéré au réseau national Eskolim des écoles associatives d’enseignement immersif. Elle a ouvert ses deux premiers sites, avec chacun une classe, à la rentrée de septembre 2021, à Bastia et à Biguglia. Depuis, le dispositif se déploie dans d’autres villes. Il s’agit d’un élargissement de l’enseignement immersif qui a fait son entrée précédemment à l’école publique : « les six écoles maternelles publiques conduisent une expérimentation, lancée en 2018, d’un enseignement immersif en langue corse. Cette expérimentation, qui concerne 312 élèves de l’académie, vise à favoriser une compétence active en langue corse dès le plus jeune âge, tout en assurant l’enseignement quotidien du français dans leur emploi du temps. Dans ce cadre, elle a vocation à se poursuivre à la rentrée dans les six écoles où elle a été engagée »3 (Benetti J., rectrice de l’académie de Corse). Les lieux de l’expérimentation sont : Ponte Novu, u Viscuvatu, a Ghisunaccia, Bucugnà, Munaccia d’Auddè, Andria Fazi à Aiacciu. L’expérimentation qui devait durer trois ans en est finalement à sa quatrième année et l’avenir de l’enseignement immersif dans les écoles publiques n’est pas encore arrêté, s’avérant particulièrement flou. Et ce notamment depuis que le Conseil constitutionnel a censuré partiellement la « loi Molac », du 21 mai 2021, notamment l’enseignement immersif. Les données concernant la réussite du dispositif d’expérimentation établi en Corse ne connaissent au moment de la rédaction de cet article aucune publication.
29Le terme « immersif » semble devenu inévitable lorsque l’on aborde l’apprentissage du corse voire, tout simplement, son usage. Son apprentissage car le système mis en place par la Collectivité de Corse pour l’acquisition du corse hors du cadre scolaire est aussi dit « immersif ». Les Casi di a lingua proposent des activités diverses en immersion : cours de corse sous diverses formes (enseignement « classique » notamment pour les débutants, ateliers de discussion et d’écriture…), activités culturelles très variées (musique, peinture, théâtre…), cours de langues étrangères, conférences-débats… le tout uniquement en langue corse. Enfin, des usages « immersifs » se développent. La majeure partie des locuteurs actuels sont des personnes ayant appris le corse dans une seconde socialisation ; la transmission familiale et intergénérationnelle du corse chutant depuis désormais un siècle (Branca et Sorba, 2023). Afin de trouver une spontanéité dans leurs usages, ces néolocuteurs s’expriment dans des situations de contrainte, qu’ils s’imposent à eux-mêmes. Autrement dit, un cadre obligeant à parler corse est créé. Ces cadres contraignants sont mis en place par des associations, des municipalités ou encore des pactes entre amis. Cette pratique plutôt coercitive se retrouve aussi dans les médias où des émissions de radio ou télévision qui sont exclusivement en corse proscrivant le français, déniant le bilinguisme.
30En Corse, aujourd’hui, dans la majorité des cas, si l’on ne connaît pas l’individu auquel on s’adresse, la langue employée est le français. Le fait que le corse soit de moins en moins pratiqué spontanément réduit la pratique des corsophones, même ceux ayant un niveau élevé, et restreint l’apprentissage de sa pratique orale pour les corsophones en devenir. Pour revernaculariser (Moal, 2020) l’usage du corse, la confrontation des deux langues, corse et français, est de plus en plus esquivée. Les contacts linguistiques de type diglossique tournant généralement à l’avantage de la langue dominante.
31Il est difficile aujourd’hui d’échapper aux débats autour de l’intelligence artificielle qui prend de plus en plus de place dans nos vies. Les informaticiens sont nombreux à dire que cela n’est que le début d’une nouvelle ère. Pour le corse, la première méthode d’apprentissage s’appuyant sur l’intelligence artificielle est née. C’est à l’Université de Corse qu’elle s’est élaborée. Il s’agit de Gymcorsu qui se construit autour de micro-leçons qui s’adaptent aux lacunes de l’apprenant via un moteur original d’intelligence artificielle. Cette personnalisation de la pédagogie sur un algorithme d’adaptive learning offre donc un parcours pédagogique surmesure. Lorsque l’on sait que les niveaux de corsophonie sont très disparates sur le territoire insulaire, que l’on soit né en Corse ou que l’on habite l’île depuis peu d’années, cette adaptation est fondamentale pour répondre plus largement aux besoins. Chaque compétence est ainsi découpée en une multitude de sous-compétences et de prérequis qui doivent être maîtrisés avant de passer au niveau supérieur. Fruit d’une démarche associant différents acteurs de l’Università di Corsica (INSPÉ de Corse, la FLLASHS et le laboratoire LISA), Gymcorsu s’appuie sur Gymglish, pionnière des « EdTechs », ces entreprises qui utilisent les nouvelles technologies pour favoriser l’apprentissage de matières souvent liées à l’univers scolaire. L’outil a été conçu initialement pour apprendre l’anglais, avec la méthode Gymglish sortie en 2004, puis d’autres langues ont complété l’offre (Hotel Borbollón, pour l’espagnol ; Wunderbla, pour l’allemand ; Saga Boldoria, pour l’italien). Gymcorsu décline une série d’exercices en ligne, écrits et audio, via un accès quotidien de quinze minutes.
32Au regard de la rapidité de diffusion et de création autour de l’intelligence artificielle, nul doute qu’elle jouera un rôle important dans la transmission et l’apprentissage des langues. Si le point faible aujourd’hui de ces types de méthode est la pratique orale et notamment l’interaction, des outils, comme le fameux ChatGPT par exemple, laissent des perspectives proches très intéressantes. Spécialisés dans le dialogue, la capacité de ces prototypes d’agent conversationnel de communiquer, de formuler des réponses et questions vont, à n’en pas douter, très rapidement, combler les lacunes actuelles.
33Le terme « écologie », que l’on retrouve dans « écolinguistique », doit avoir une double acception : une doctrine qui a pour but un monde où l’Homme vit en harmonie avec l’environnement et en le protégeant ; et aussi, l’étude du lieu où vivent les êtres vivants, ici l’Homme et ses rapports avec l’environnement. Ces dernières années, la problématique écologique étant au centre des préoccupations sociétales, les travaux de recherche en écolinguistique ce sont multipliés (Calvet, 1999 ; Lechevrel 2008 ; Perin 2013 ; Dalgalian 2013 ; Skutnabb-Kangas Tove et Harmon David, 2018).
34Le principal sujet de l’écolinguistique, peu importe ses acceptions, demeure les rapports entre le langage d’une personne et son environnement. Ici, la langue doit être considérée comme faisant partie des relations entre Homme, société et environnement. Les recherches en écolinguistique qui s’intéressent à l’analyse des discours tenus sur l’environnement ne peuvent alors être dissociées de celles menées sur les langues. Il ne s’agit pas ici de considérer les seuls discours émis sur l’environnement mais sur tous les discours.
35Les alertes concernant la biodiversité et la disparition d’espaces ne cessent d’augmenter. Selon les indices des Nations unies, un million d’espèces ne seront plus présents sur la planète au cours des prochaines années. Dans le même temps, et comme le déclare l’UNESCO, nous savons que la dégradation de la biodiversité endommage directement la diversité culturelle et linguistique. Les diversités biologique, culturelle ou linguistique sont en interconnexion : « Entre biodiversité et glossodiversité il y a en même temps filiation essentielle et rupture dans les formes et les évolutions » (Dalgalian, 2013 : 84).
36Cette glossodiversité, qui englobe toute la sphère culturelle dont les langues sont l’expression la plus visible, est aussi contrariée par des rapports humains et sociaux en mutation profonde. Face à la multiplication des échanges, l’intensification des voyages et face aux sociétés (donc langues aussi) en mondialisation, les incidences sont considérables notamment au niveau de l’économie des langues. Parallèlement à cela, plus il y a de contacts avec des sociétés diverses et plus les humains ont besoin de formes communes pour communiquer et échanger.
37La collection Pangloss, du laboratoire LACITO-CNRS, est un projet d’archivage des données orales de langues rares. Les chercheurs œuvrent en fait à la collecte, l’étude et la sauvegarde d’un patrimoine linguistique mondial. La course à la sauvegarde de la glossodiversité est donc lancée. S’il y a actuellement 7 000 langues recensées sur la planète, 4 % de la population mondiale parle 97 % des langues et, à l’inverse, la moitié des êtres humains parle seulement une vingtaine de langues. On estime que près de la moitié des langues actuellement parlées sont en danger d’extinction à moyen ou long terme. Nombreux sont les facteurs qui contribuent à la diminution du nombre de langues parlées, entraînant une perte de diversité culturelle et linguistique.
38Ces projections alarmistes ne doivent pas évincer les démarches entreprises pour inverser la tendance. Elles ne doivent pas non plus être considérées comme des prévisions fatalistes. Puisqu’elles seraient le résultat de l’action de l’Homme, faisons en sorte que des actions d’un autre genre émergent par nos adaptations futures et notre aptitude à trouver des solutions. Si nos sociétés mutent rapidement, sachons rapidement donner du sens à nos luttes pour développer le plurilinguisme et les usages de nos langues.