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2. Tomoa / Tome 2
Articles / Artikuluak

Pibala et civelle : Les migrations linguistiques de l’anguille juvénil

Patrick Sauzet
p. 309-322

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linguistique
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Texte intégral

1. Civelle d’oïl, pibala d’oc

  • 1 Mistral donne « pibalo n.f. » en Guyenne (TdF), Palay « pibale n.f. » (DBG) et fait référence à l’A (...)

1Les parlers dits « galloromans » connaissent deux noms spécifiques pour désigner la forme juvénile de l’anguille, son alevin : pibala en gascon et donc globalement en occitan1, civelle en poitevin et de là en français standard.

2Les deux formes reçoivent traditionnellement des explications totalement différentes. La forme civelle est rattachée par le FEW au latin cæcus ‘aveugle’, tandis que la forme pibala est analysée par ce même dictionnaire comme un dérivé d’un verbe pibar signifiant ‘monter’ dans l’occitan de Bayonne (FEW s.vv. cæcus et pŏdium). Chaque étymologie renvoie à des traits saillants différents du référent. Selon la première, la jeune anguille est une larve encore aveugle. La seconde étymologie enregistre le comportement très particulier de l’anguille, qui descend vers la mer et traverse l’océan atlantique pour pondre et mourir, mais dont les alevins traversent ce même océan et remontent en masse les fleuves dans leur état juvénile pour se développer en eau douce.

3Si l’étymologie admise est correcte, appeler la jeune anguille « celle qui remonte », saisirait une particularité incontestable et saillante du comportement de l’animal, associée de plus aux conditions de sa pêche ce qui rend son expression naturelle. Il n’en va pas de même pour une désignation de la civelle comme un être aveugle. La civelle n’est pas, n’est plus dans les eaux des rivières d’Europe qu’elle remonte la larve qu’elle était dans la profondeur de la mer de Sargasses. C’est un poisson déjà formé dont les yeux sont assez apparents et qu’il n’y a pas de raison de croire aveugle.

  • 2 sevela est la notation orthographique occitane de cette variante du mot. La notation phonétique de (...)

4En fait le FEW distingue en français deux mots « civelle » avec des sens différents et des étymons différents. Si la jeune anguille est, comme on vient de l’évoquer, rattachée à cæcus, une autre « civelle » apparaît sous l’entrée *FĪBĚLLA . La forme est attestée en Normandie pour désigner une « lanière de cuir qui attache un manteau à la selle d’un cheval » (FEW qui reprend Du Bois 1856, p. 400). En domaine occitan, dans le parler auvergnat de Vinzelles, le FEW donne une forme sevela2 qui désigne « petit anneau dans lequel rentre l’agrafe » (Dauzat 1915). Un autre sens est « crotte de pigeon » pour l’interprétation duquel l’imagination devra recourir à une métaphore. Enfin le FEW donne encore un dérivé provençal « sibeloun » dins la graphie du dictionnaire de Frédéric Mistral (TdF) d’où il est extrait (sivelon en graphie classique). Ce mot désigne l’aiguillette, un lacet terminé par un cône métallique qui facilite son introduction dans un orifice.

5Il y a donc en domaine français et en domaine occitan une forme civelle ou sivèla que l’on peut rattacher à *FīBěLLA. Du point de vue sémantique les mots concernés désignent des éléments de fermeture, de taille réduite ou relativement réduite, éventuellement mais pas toujours métalliques comme l’agrafe ou l’épingle fermée que désigne le mot latin classique FīBŭLA continué par la forme tardive hypothétique *FīBěLLA.

6De *FīBěLLA dérivent en occitan ancien ou moderne des formes du type fivèla avec le sens de ‘boucle’ ou de ‘cordonnet’, comme civelle ou sevela, mais qui présentent une forme phonétique plus transparente : fivèla est le résultat attendu de l’étymon *FīBěLLA qui ne doit son astérique qu’à la substitution du sufixe accentué –ĕLLA plus productif au sufixe atone ŭLA. Les formes civelle ou sivèla, sevèla s’expliquent sans difficulté toutefois par une dissimilation entre les deux premières consonnes au stade où toutes deux se sont trouvées des spirantes ː FīBěLLA > [ɸiβˈɛla] > [fivˈɛla] > [sivˈɛla]. La première spirante labiodentale est remplacée par la spirante non marquée [s].

2. fibula > civelle

  • 3 Notée dans le Tresor dóu Felibrge « civarèu ». Mistral note par « c » initial parce qu’il rattache (...)
  • 4 Hervé Le Bihan me signale en Breton un autre emprunt roman pour désigner entre autres l’alevin d’an (...)
  • 5 Mais le mot est absent de l’édition par Joseph Loth du dictionnaire de Pierre de Chalons (Loth 1895 (...)
  • 6 La forme française civel m. que François Raymond localise en Bretagne, doit se comprendre comme un (...)

7Je ne vois pas ce qui empêche, au lieu de chercher un dérivé de cæcus dont l’évolution phonétique n’est pas évidente ici, à voir dans civelle au sens de jeune anguille une évolution sémantique d’une variante issue de *FĪBĚLLA . On rattachera à la même étymologie comme dérivé la forme marseillaise sivarèu3, de même sens. De nombreux poissons de forme mince et allongée (comme sont les civelles) sont comparés à des aiguilles ou à des épingles. Il y a une civelle angevine rattachée à cæcus qui n’est pas un poisson mais une ‘personne maigre’. Implicitement le FEW compare la personne au poisson, mais il est plus simple de rattacher les deux directement à l’agrafe. À l’agrafe ou à la lanière. Comme la civelle normande déjà citée, les formes du type fivelle dans les parlers d’oïl, fivèla en occitan (TdF s.v. « fivello »), désignent souvent des attaches, des pièces de harnais voire des tiges d’osier. Le FEW relève que le breton de Vannes a emprunté civelle au français.4 En breton sivel, (sivellenn avec le suffixe singulatif) désigne à la fois le poisson et divers types de lanières et d’attaches (cf. Ernault 1892 qui cite une version manuscrite du dictionnaire de Pierre de Châlon5, et DEVRI qui donne des références notamment au Catholicon, le premier dictionnaire breton).6

8De FīBŭLA c’est le sens d’‘attache’ qui est conservé plus que la matérialité de l’objet. En latin, comme on le verra, le mot pouvait prendre le sens abstrait de ‘contrainte, empêchement’ qui suggère le détachement d’un type spécifique d’objet (DLF s.v.). La désignation de la jeune anguille peut se justifier par une comparaison aussi bien avec une ‘épingle’ ou une ‘aiguille’ (fréquente dans la nomination des poissons) qu’avec un lien ou une courroie qui évoque assez bien à l’aspect allongé, souple et ondulant de l’animal. En discutant sans la récuser l’étymologie de civelle par cæcus, Barbier relève la fréquence des termes qui comme civelle~fivelle désignent à la fois des poissons et des ‘bandes de cuir’ (mais il suggère curieusement une étymologie de civelle par cæpūLLA ‘petit oignon, ciboule’…) (Barbier 1910, p. 32 33).

3. Détour poétique : hièra, fivèla gasconne

  • 7 Il en va de même de l’expression « lengatge estranh » des auteurs des Leys d’Amors qui excluent le (...)

9La fivèla occitane, au sens d’agrafe, apparaît sous la forme gasconne hièra dans le fameux Descòrt du troubadour Raimbaut de Vacairaç (officiellement Vacqueyras) (1165-1207). Ce poème est un descòrt, un « désaccord », parce qu’il est linguistiquement incohérent faisant alterner l’occitan littéraire classique, le français, l’italien, le galaïco-portugais et le gascon, bigarrure linguistique qui a fait sa célébrité. Certains veulent voir dans la présence du gascon une raison de croire que cette forme linguistique était perçue comme une langue distincte de l’occitan commun. On peut aussi y voir un jeu et une mise en scène hyperbolique de la variation dans cette occasionnelle promotion d’un dialecte exclu en ce temps de l’expression poétique7. Quoi qu’il en soit, il s’agit de la première attestation de la forme gasconne de l’occitan dans un texte littéraire et il a de ce fait été abondamment étudié.

  • 8 Bec note « siuera » : dans la notation médiévale « u » et « v » ne sont pas des signes graphiques d (...)
  • 9 Peut-être parce que son « h » initial constitue le signe phonétique le plus connu de gasconnité.
  • 10 Globalement la chaîne phonique favorise le contraste ou l’identité. C’est la proximité, la ressembl (...)

10Pierre Bec a proposé des passages gascons du Descòrt de Raimbaut une étude qui présente et discute les variantes des sept manuscrits qui conservent le texte, variantes exhaustivement réunies peu avant dans une étude de Giuseppe Tavani (Tavani 1986, Bec 1987). Pour le passage qui nous intéresse, on trouve selon les leçons des formes notées « fiera » ou « hiera », « çihera » ou « sivera ». Toutes les formes présentent une finale « -era » (-èra) qui présente le traitement typiquement gascon de –LL- intervocalique dans la finale -eLLA. La forma « sivera »8 est totalement parallèle à sivèla et présente la même dissimilation, soit : [ɸiβˈɛra] > [siβˈɛra] > [siwˈɛra]. Il faut en gascon placer la dissimilation au stade [ɸiβˈɛla] puisque le gascon ignore la labiodentalisation. La forme hiera (la plus souvent retenue par les éditeurs9) peut s’expliquer par l’enchaînement suivant : [ɸiβˈɛra] > [ɸiɸˈɛra] (par assimilation progressive des deux segments successifs semblables au lieu de dissimilation10) et de là [hihˈɛra], puis [hiˈɛra] (par dissimilation cette fois, qui élimine la fricative laryngale au profit d’un hiatus). La forme « çihera » enfin suppose une dissimilation au stade [ɸiɸˈɛra] > [siɸˈɛra] d’où [sihˈɛra].

  • 11 Il reste que quel que soit le texte que Raimbaut a écrit (à supposer qu’il n’ait pas lui-même produ (...)
  • 12 Pace Pierre Bec qui n’envisage que des lectures où hiera (ou une variante) a le sens d’agrafe. Il é (...)
  • 13 On peut suggérer que la leçon qui offre sofranhera ou sofranguera (avec son conditionnel 2 en –era) (...)

11Sémantiquement, le passage admet deux lectures. Il s’agit des vers 7 et 8 de la strophe 4 du descòrt. Le premier dit « vos m’abetz eˑsseˑps agos » ‘vous m’avez e si je vous avais’ (ms C) ou « bostre so e si·s agos » ‘je suis à vous et si je vous avais’ ce qui revient au même. Mais le vers 8 apparaît dans deux versions nettement distinctes : soit « no·m sofranhera fiera » en C, soit « no·m destre[n]gora fiera » en M. Dans les manuscrits où l’on trouve comme en C le verbe « destrénher » ‘retenir, contraindre’, fiera, hiera (ou une autre variante présente) doit avoir le sens d’‘agrafe’ en tant qu’‘objet qui retient’ : ‘il n’y aurait pas une hiera pour me retenir’. S’agit-il comme il a été suggéré d’une comparaison avec un anneau métallique qui empêche les porcs de fouir, selon le sens du mot hièra ou hivèra en gascon moderne (Bec 1987, p. 286). Dans le même article, Bec suggère gaillardement que hiera désigne plutôt l’agrafe qui retient les chausses du troubadour. Pourquoi ne pas penser aussi bien à celle qui retient le vêtement de la dame, voire à un dispositif de chasteté (selon un des sens du mot latin FiBuLA). On peut retenir enfin que FīBŭLA prend chez Tertullien (voir DLF s.v.) le sens abstrait d’« obstacle » qui a bien pu perdurer dans *FĪBĚLLA et de là dans fivèla ou hièra.11. Dans les manuscrits où on a le verbe « sofrànher » ‘manquer’, le sens qui s’impose pour « hiera », ou autre variante, est ‘chose de peu de valeur’12 : (Si je vous possédais) « noˑm sofranhera fiera » ‘il ne me manquerait pas une fiera, hiera, pas la moindre chose’. Bien qu’il y ait eu des fibules luxueuses, les aiguilles, les embouts d’aiguillette ou quelque autre attache ou cordon peuvent bien désigner le type de ce qui ne vaut pas grand-chose. Des clous, des clopinettes. On peut aussi supposer que cet objet sans valeur par excellence n’est peut-être pas l’agrafe, la lanière ou le ferret, mais la civelle, petit poisson autrefois si commun, si massivement pêché. Ou du moins que le trait sémantique de l’absence de valeur est commun aux deux référents.13

4. pibala < fibula (par le basque)

12Admettons donc que la civelle ‘jeune anguille’ soit une fivelle issu de *FĪBĚLLA. Endeçà de la dissimilation des consonnes on voit nettement la ressemblance des deux mots civèla ~ fivèla et pibala s’accentuer : une labiale suivie d’un « l » pour le squelette consonantique, et « i » suivi d’une voyelle plus ouverte non labiale « è » ou « a » pour la deuxième syllabe.

  • 14 « Vasconibus quoque hoc est vitium peculiare, ut eo modo pronuncient B quo et Graecos dicimus. Itaq (...)
  • 15 L’hésitation entre l’adaptation de F latin en [p] ou en [b] se relie au fait que le basque ancien n (...)

13On sait que le basque comme le gascon a longtemps ignoré les labiodentales ([v], [f]). La labiodentale sonore est toujours étrangère aux deux idiomes et les contrées voisines, castillanes, galiciennes, aragonaises, catalanes, languedociennes et jusqu’aux marches de l’Auvergne ont été entraînées dans ce qu’on appelle le bétacisme, célébré par Jules César Scaliger.14 En revanche la labiodentale sourde, [f], s’est aujourd’hui acclimatée dans toutes ces langues ou parlers et s’y rencontre dans des emprunts et des mots de formation savante grecque ou latine. Un substitut de « f » qui se rencontre aussi bien en castillan qu’en gascon c’est « h ». On trouve d’ailleurs la même substitution dans quelques parlers italiens périphériques : Calabre, Tessin et d’autre parlers du nord (Rohlfs 1966 §154, p. 206). Sachant que la lettre « F » notait sans doute en latin classique une continue bilabiale, [ɸ], on peut admettre que la prononciation [h] est le produit de l’affaiblissement de cette bilabiale qui s’est au contraire renforcée en fricative labiodentale dans les parties centrales de la Romania, renforcement parallèle à celui de [β] (issu de [w] en toute position ou de [b] intervocalique) en [v]. Dans son ouvrage centré sur les parlers du Couserans et du Comminges, mais qui traite tous les traits qui font la spécificité du gascon, Pierre Bec, dans une synthèse du débat, met en avant la dimension conservatrice du traitement gascon (Bec 1968, pp 114-119 et 130-132, Gavel 1951, 1956). À la différence des parlers romans voisins, castillans et gascons qui ont fait évoluer le [ɸ] latin noté « F » en [h], le basque, dans les emprunts qu’il fait au latin, remplace plutôt « F » par une occlusive : [p] ou [b] quand il ne le fait pas disparaître complètement.15 Ainsi le latin FAgus ‘hêtre’ donne-t-il pago (var. bago), FestA ‘fête’, besta (var. pesta, phesta), FiLum ‘fil’, piru (var. phiru, iru), Ficus ‘figue’, piku (var. piko, iko) etc. (cf. Morvan 2021, s.vv.).

  • 16 Celle qui donne l’occitan nèbla ‘brouillard’à partir du latin nĕBŭLA.
  • 17 Un de ces attestations fait référence pour l’une à la « la fibla de la gonda » ‘l’agrafe de la tuni (...)

14On s’attend donc à ce qu’une forme latine tardive *FīBeLLA pour la forme classique FīBŭLA soit empruntée en basque sous la forme *pibela. L’écart avec la forme effective pibala est mince. On peut le réduire encore en supposant que le basque n’a pas emprunté la forme re-suffixée *FĪBĚLLA qui donne l’occitan fivèla et sivèla comme le français civelle, mais la forme classique FīBŭLA, syncopée en FīBLA selon l’évolution romane16 (Gaffiot atteste la forme FīBLA et dit la forme archaïque quoique l’attestation soit chez Apicius au 1er siècle de notre ère, DLF s.v.). Une forme FīBLA contient un groupe consonantique exclu en basque archaïque. Quand le basque emprunte ce type de mots, il ajoute une voyelle d’anaptyxe dont le timbre se règle sur la voyelle suivante (Egurtzegi 2013 p. 134 qui cite par exemple LiBru > liburu ‘livre’). FīBLA donne donc *fibala qui donne pibala. Ou plutôt FīBLA donne pibala sous l’effet de deux contraintes du basque : le remplacement de la fricative bilabiale par une occlusive sourde, l’élimination par anaptyxe d’un groupe consonantique en attaque de syllabe. Selon le FEW, la forme classique FīB(ŭ)LA n’a été régulièrement conservée qu’en roman oriental (italien, rhétique, roumain, cf. FEW s.vv. FīBŭLA et FīBěLLA ). La conservation de cette forme en latin d’Aquitaine où il aurait (si notre analyse est correcte) été emprunté par le basque rejoindrait d’autre cas de conservation de formes de latin classique par le latin de cette région et au-delà par le gascon, du moins certains parlers gascons (ainsi vome [bˈume] du lat. vomer pour ‘soc’ quand l’occitan dit plus généralement relha ou solc [suk] de suLcus pour ‘sillon’ au lieu du celtisme rega ailleurs …). Ajoutons que le FEW, sur la base de formes catalanes, n’excluait pas la conservation de FīBLA en occitan médiéval, ce que confirment les formes discutées dans le DOM s.v. fibla.17, entrée absente des dictionnaires occitans antérieurs.

15On peut donc unifier l’étymologie de civelle et de pibala en voyant dans ces deux formes des évolutions de FīBŭLA. L’évolution est romane et morphologiquement médiatisée par la forme tardive FīBěLLA dans le cas de civelle. L’évolution est morphologiquement directe pour pibala mais il faut supposer un passage de la forme par le basque pour aller du latin à l’occitan.

5. Retour sur pivar ‘monter’

16Cette hypothèse est satisfaisante par sa dimension unificatrice et par sa plausibilité sémantique. Il vaut quand même la peine de revenir sur l’étymologie traditionnelle qui tire pibala d’un verbe gascon pibar signifiant ‘monter’ que l’on trouve aussi bien dans le dictionnaire de Mistral (TdF « piba ») que dans celui de Simin Palay (DBG « pibá »). Comme on l’a déjà indiqué, la justification sémantique est que la civelle ou pibala est typiquement un poisson qui monte, qui remonte ou qui remontait en masses spectaculaires les fleuves atlantiques, Loire, Garonne ou Adour. Et après tout pibala est une forme occitane, seulement occitane et non basque (du moins elle ne semble jamais revendiquée comme telle) et il est naturel à ce titre de chercher d’abord un étymologie dans l’occitan.

  • 18 J’adopte cette graphie qui serre plus la phonétique locale pour la forme bayonnaise. En anticipant (...)
  • 19 Variante de la forme commune mantuna.

17Si pibala vient de pibar, la forme est non seulement occitane, non seulement gasconne, mais elle ne peut être que bayonnaise ou des environs immédiats. On sait qu’une caractéristique d’un grande partie du gascon es la chute d’-n- intervocalique. La luna (‘lune’) de l’occitan commun est typiquement la lua en gascon, forme dont la réalisation fondamentale est [lˈyɔ] ou [lˈyə] selon le timbre pris par la voyelle atone finale. Cette forme peut connaître divers processus de réduction (ainsi la forme [ly]), mais ce qui nous intéresse ici c’est qu’entre les deux voyelles peut apparaître une semi-voyelle de transition. La voyelle [y] étant une voyelle haute, antérieure et labiale ce semi-voyelle peut être un yod et l’on trouve en gascon oriental (Gers, Haute-Garonne) des réalisations du type [lˈyjɔ] (voir les cartes des atlas linguistiques : ALF 788, ALG 1010). À l’ouest c’est plutôt l’élément labial de [y] qui colore la transition on trouve des formes notées [lyˈwə] sur les même cartes des Atlas linguistique. A l’écoute du matériel enregistré de l’ALG il me semble qu’une notation plus exacte serait [lyˈɥə] avec une semi-voyelle à la fois antérieure et labiale (comme [y]). À Biarritz dans l’ALF et dans l’ALG, à Tarnos dans l’ALG, sont relevées des formes [lˈiβə]. À Bayonne même, faute de données d’enquête, on lit dans la traduction des fables de La Fontaine par François Batdebat de Vicq le vers suivant « Que sort de case au cla de libe » (Que sòrt de casa au clar de liva18 : ‘Il sort de chez lui au clair de lune’) (Badebat 1776, p. 117). Le texte utilise aussi « pribe », priva pour prua, pruna ‘prune’ et atteste continument « ibe » per ua ‘une’, « mantr’ibe » pour mantrua19 ‘plus d’une’.

18Indépendamment de l’évolution de luna en liva, le verbe occitan formé sur le latin podium ‘espace surélevé, hauteur’, soit pojar ‘monter’, présente non seulement une variante pujar réaliséee [pyjˈa] en gascon occidental, mais aussi une variante de cette variante puar où le yod a été absorbé. Les notations « pua », « puá » ou puar des dictionnaires peuvent recouvrir aussi bien des réalisations [pya] que [pyɥˈa] à l’infinitif, [pˈyə] que [pˈyɥə] à la troisième personne du singulier du présent de l’indicatif. Cette dernière forme se trouve du coup homophone du produit de la chute d’n intervocalique dans les mots una, luna, pruna … et traitée de même manière pour donner piva [pˈiβə] comme [prˈyɥə] donne [prˈiβə]. Le lexique, le « Dicciounariot », du recueil de Batdebat donne Le verbe pivar est présent dans ainsi que le préfixé repivar. Le verbe est bien présent dans le texte, notamment dans la traducion de la Mouche du coche où « lou coche pibe ibe coste… » (lo còche piba iva còsta ‘le coche monte une côte’), et où la soubrette « Cantabe é dansabe en piban » (Cantava e dançava en pivant, ‘Chantait et dansait en montant (la côte)’. Dans la fable aussi du Meunier son fils et l’âne où on lit « lachats piba lou papoun » (laishatz pivar lo papon ˈlaissez monter le grand’père’), puis « Lou hill dabére, é lou pai pibe » (lo hilh davèra e lo pair piva, ‘le fils descend et le père monte’). Ajoutons que la forme duas, ‘deux’ au féminin, où l’hiatus est étymologique (< lat. *dūAs en Gascogne pour dŭAs) suit la même évolution que lua et puar. Badebat traduit « Le galant entre deux âges et ses deux maîtresse » : « … é les sous dibes Mestresses. » (… e las soas divas Mestressas) (Badebat 1776, p. 27), ce qui confirme la généralité du processus.

  • 20 Je remercie Guylaine Brun-Trigaud de m’avoir signalé et transmis ces formes.
  • 21 D’où la forme pujau ‘(« Puyau ») fréquente en toponymie gasconne.
  • 22 Cf. ALF carte 589 où le syntagme « la troisième fois » est traduit par lo tresau còp à Soustons, Bi (...)

19Voilà donc comment l’occitan de Bayonne se donne un verbe pivar, piva pour pojar, poja ‘monter’. Cette forme comme l’évolution de –ua en –iva qui la conditionne est limitée à une petite zone autour de Bayonne qui inclut l’occitan utilisé en zone bascophone puisque la forme [lˈiβə] est attestée à Biarritz (ALF 690). Ce verbe pivar [piβˈa], ainsi localisé est celui dont l’étymologie traditionnelle, celle que propose le FEW, fait la base du nom de la pibala. Il y a cependant deux difficultés. D’une part si on avait affaire à une formation occitane sur le verbe pujar on s’attendrait à trouver des variantes. Des *pualas, des pujalas, des pojalas … alors que seule la pibala est attestée de l’Adour à la Garonne et au-delà. Le hasard fait que les seules formes de types pibala enregistrées dans le THESOC20 ont été relevées par l’Atlas linguistique de l’ouest dans la parte non-occitanophone de la Gironde : [pibal] ‘pibale’ aux Peintures et à Saint-Savin de Blaye (ALO 123, 124) où ces formes sont clairement empruntées à l’occitan voisin. Ajoutons que la seule source possible d’un suffixe –ala en occitan est la féminisation du suffixe –al (-au en gascon) issu du latin –ALis, -e. Or ce suffixe adjectival et nominal ne s’ajoute pas à des thèmes verbaux mais seulement à des thèmes nominaux ou adjectivaux (Adams 1913, p. 63-67, 287-293). On a frejal ‘d’une nature froide’ sur freg ‘froid’. On a bocal ‘embouchure’ sur boca ‘bouche’ ou pojal21 ‘côte’ sur puèg (anc. pòg) ‘hauteur’. Outre les propriétés de sélection du suffixe -al, sa forme pose problème. Pibala est une forme féminine. En occitan commun moderne le suffixe –al (ou –au) marque le genre : se parla d’ostal pairal ‘maison paternelle’ mais de lenga mairala ‘langue maternelle’. En occitan médiéval toutefois les adjectifs en –al étaient épicène leur étymon latin et les formes parallèles dans d’autres langue romanes. Font exception des forme figées (pèira frejal ‘silex’) et l’usage des parlers de Béarn ou de Labourd où les adjectifs en –au (issus de –al) restent épicènes (Ronjat 1937, p. 27). C’est le cas notamment des numéraux comme tresau épicène et conservé dans cette zone tandis que les parlers occitans populaires ont ailleurs perdu la forme classique tresen ou la forme gasconne tresau < tresal au profit d’un emprunt au français (du type troesième).22 La zone de Bayonne où le verbe pivar s’est formé est une zone de conservation de –au épicène et la pibala aurait donc dû y être une pibal puis une pibau.

6. pibala : un basquisme diffusé par Bayonne

  • 23 Thomas Field applique à la relation entre Bordeaux et Bayonne la notion de changement en cascade av (...)

20On maintiendra donc l’hypothèse du passage par le basque, mais cette hypothèse comme celle qui repose sur pivar passe pas Bayonne. L’estuaire de l’Adour est un lieu où la pibala est présente, pêchée et d’où elle s’est exportée. Il n’y aurait rien d’étonnant que le mot se soit aussi diffusé partir de cette région. Et à Bayonne, autant la formation sur pivar d’un dérivé de la forme pibala est comme on l’a vu difficile à admettre, autant pivar a pu jouer comme étymologie populaire et motivation secondaire un rôle de renforcement, favorisant l’emprunt et la diffusion initiale de la forme. À l’appui d’une diffusion du mot depuis Bayonne, on peut se référer à la mise en évidence par Thomas Field du rôle de cette ville comme foyer de diffusion d’innovations phonétiques en domaine gascon (la vocalisation de l’-l final en particulier) (Field 2012). Les mots ont dû suivre les mêmes voies que les sons. On peut donc supposer au commencement sur la côte atlantique une désignation latine de la pibala / civelle par un emploi métaphorique de FīBŭLA, puis de son dérivé FīBěLLA. En domaine basque cette forme latine donne pibala diffusée ensuite depuis Bayonne en domaine occitan, gascon bien sûr initialement : bassin de l’Adour, puis bassin de la Garonne où le mot est attesté par Guilhem Rondelet (Rondelet 1554, p. 399). Thomas Field d’ailleurs insiste sur les liens unissant Bordeaux et Bayonne, deux foyers d’innovation linguistique et deux ports en connexion directe par la mer.23

  • 24 Le suffixe –ut a régulièrement en occitan la valeur de ‘pourvu de’ tel ou tel attribut remarquable (...)

21On peut pour finir apporter un double renfort à l’hypothèse de la migration basque de la pibala. L’espagnol a un mot d’étymologie latine directe pour désigner l’anguille (adulte) soit anguila. Mais pour désigner la civelle, « Cría de la anguila, de seis a ocho centímetros de largo, muy apreciada en gastronomía », la forme utilisée selon le dictionnaire de la Real academia est angula, que ce dictionnaire dit empruntée au basque où le mot est lui-même un traitement de la forme latine AnguīLLA. L’angula espagnole a donc le même sens et aurait, si l’analyse défendue ici est juste, connu un parcours linguistique semblable à celui de la pibala occitane. Autre et ultime renfort, celui d’un animal où un homme du moyen-âge aurait vu un autre poisson un peu plus gros que la pibala : le « cachalot » qui selon l’argumentation d’un certain Joan (BDG en linha) est la forme occitane (gasconne…) *caissalut, *caishalut24 ‘pourvu de caissals, de dents mâchelières’, caractéristique qui distingue le cachalot de la baleine qui a des fanons. Le mot *caishalut a dû passer par le basque et l’espagnol pour revenir en français comme « cachalot » (et être éventuellement récupéré en caishalòt ~ caissalòt par l’occitan). Les locuteurs basques malgré leur isolement linguistique ont ainsi contribué à la circulation et à la formation de mots romans (ou pourrait penser aussi au colibri et à l’orignal), comme les chercheurs basques de Bayonne dans le laboratoire IKER, en particulier Jon Casenave à qui nous rendons hommage dans ce volume contribuent sans cesse à la construction des connaissances et au partage des savoirs sur leur langue et celles qui l’entourent, et bien au-delà.

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Bibliographie

ALF = Gillieron, Jules & Edmont, Edmond 1902-1920 Atlas linguistique de la France. Paris : Champion (10 vol. )

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Notes

1 Mistral donne « pibalo n.f. » en Guyenne (TdF), Palay « pibale n.f. » (DBG) et fait référence à l’Adour et Alibert “pibala” qu’il précise « Guyennais » comme Mistral (DOF). Le TLFi donne pibale n.f. comme mot du français régional sur « la côte atlantique, de Nantes à Bordeaux ». La première attestation de cette forme que donne le TLFi est due à Guilhem Rondelet et peut en fait être considérée comme occitane (Rondelet 1554, p. 399). Rondelet écrit le en latin et attribue la désignation pibales, mot pluriel, aux Bordelais : « [fœtus lampetræ] quos Burdegalenses pibales appellant » les petites lamproies que les Bordelais appellent pibalas. Rondelet, selon une façon courante de noter l’occitan au XVIe siècle, note « pibale » (avec –e) final pour pibala, comme il note clavelade pour « clavelada » ‘raie bouclée’ mot qu’il donne comme appartenant au parler de ses compatriotes (languedociens) : « à Massiliensibus et nostris clavelade vocatur » elle est appelée clavelada par les Marseillais et par nous). Rondelet attribue les mots français aux « Galli ». Ainsi la Raia clavata est dite « à Gallis raie bouclée » ‘par les Gaulois raie bouclée’. Notons que Rondelet considère les pibales comme de jeunes lamproies. Leur identification comme de jeunes anguilles est une hypothèse ancienne longtemps discutée et l’affaire n’a été tranchée de manière définitive qu’au début du vingtième siècle (voyez Croste 1924).

2 sevela est la notation orthographique occitane de cette variante du mot. La notation phonétique de Dauzat que cite le FEW est <šəvẹ́lå>, soit [ʃəvˈelɒ] en IPA.

3 Notée dans le Tresor dóu Felibrge « civarèu ». Mistral note par « c » initial parce qu’il rattache le mot à cĭBus ‘aliment’ (TdF s.v.).

4 Hervé Le Bihan me signale en Breton un autre emprunt roman pour désigner entre autres l’alevin d’anguille : munus, qui donne munusenn au singulatif.(DEVRI s.v.). Ce collègue me confirme l’origine romane de munus, que l’on peut rattacher à minutus, et désigne donc une ‘petite chose’. On verra que la fivèla peut aussi être une petite chose.

5 Mais le mot est absent de l’édition par Joseph Loth du dictionnaire de Pierre de Chalons (Loth 1895, Châlons 1723).

6 La forme française civel m. que François Raymond localise en Bretagne, doit se comprendre comme un retour du mot au français régional après passage en breton (Raymond 1832 s.v.).

7 Il en va de même de l’expression « lengatge estranh » des auteurs des Leys d’Amors qui excluent le gascon tout en le discutant abondamment. Exclu en désespoir de cause comme estranh, le gascon est problématique en tant que forme qui s’écarte de la norme sociale et littéraire de l’occitan du temps, entre autre par des traits qui étaient probablement répandus hors du domaine gascon (notamment le bétacisme, cf. Lieutard et Sauzet 2010).

8 Bec note « siuera » : dans la notation médiévale « u » et « v » ne sont pas des signes graphiques différents.

9 Peut-être parce que son « h » initial constitue le signe phonétique le plus connu de gasconnité.

10 Globalement la chaîne phonique favorise le contraste ou l’identité. C’est la proximité, la ressemblance qui est la situation instable.

11 Il reste que quel que soit le texte que Raimbaut a écrit (à supposer qu’il n’ait pas lui-même produit plusieurs versions) chacun de ces sens a pu passer par la tête d’un copiste et le conduire à altérer le texte pour le produire.

12 Pace Pierre Bec qui n’envisage que des lectures où hiera (ou une variante) a le sens d’agrafe. Il écrit : « hiera en effet (occitan comun fivela) n’est jamais attesté, à ma connaissance, avec une valeur de morphème négatif ». Mais on trouve bien chez Pèire Cardenal l’emploi de fivèla (ou peut-être de la variante sivèla) comme minimiseur dans une tournure négative : « Jes non ai en coratje qu’ieu n’enbles lo pretz d’una fivela » ‘je n’ai aucunement l’intention d’en dérober le prix d’une agrafe (ou d’une civelle !)’ « Fivela » est la forma de l’édition de Mahn, mais Raynouard lisait « sivela » (qu’il rattachait fautivement à cebola ‘oignon’ mais lisait peut être correctement : il faudrait retourner au manuscrit) (Mahn 1856 p. 85, LEXROM s.v. cebula, sivela)

13 On peut suggérer que la leçon qui offre sofranhera ou sofranguera (avec son conditionnel 2 en –era) est moins gasconne en même temps que plus plate pour le sens. Elle a des chances d’être un affaiblissement de copiste. La lecture avec destrengora est plus gasconne (la forme du conditionnel en –ora, Pierre Bec y insiste, est spécifiquement gasconne) et plus suggestive ou provocante, cette tonalité s’accordant peut-être avec l’emploi d’une variété linguistique qui n’est pas l’acrolecte poétique occitan du temps, la langue du trobar. Le gascon va où n’allait pas l’occitan commun. C’est bien cette version que retient Pierre Bec dans sa reconstruction finale.

14 « Vasconibus quoque hoc est vitium peculiare, ut eo modo pronuncient B quo et Graecos dicimus. Itaque lusimus in eos epigrammate ut eorum vivere bibere sit.” Les Gascons / les Basques ont ce défaut particulier de prononcer le « B » comme nous disons que les Grecs le prononcent [c’està-dire de manière spirante indistincte de « v »]. C’est pourquoi nous leur adressons cette moquerie que pour eux vivre c’est boire. (Scaliger 1580, p. 17, référence donnée in Martinez en ligne). Pour l’occitan on distingue clairement le bétacisme primaire et le secondaire. Le bétacisme primaire est celui du gascon qui à l’ouest traite en /b/ ([β]~[b] tous « b » ou « V » latins initial et tout « b », « v » ou « p » latins intervocaliques alors que l’est gascon distingue à l’intervocalique « p » qui donne [β] (/b/) alors que « v » et « b » donnent [w] /u/. Le bétacisme secondaire est celui du languedocien au moins occidental et de l’auvergnat du sud qui fait secondairement passer à [b] les [v] issus de « v » latin à l’initiale et de « v » et « b » latin à l’intervocalique. Je m’en tiens aux faits phonétiques et laisse de côté l’interprétation phonologique des sons.

15 L’hésitation entre l’adaptation de F latin en [p] ou en [b] se relie au fait que le basque ancien n’opposait pas des occlusives sourdes et sonores mais des fortes et des douces voir Egurtzegi 2013.

16 Celle qui donne l’occitan nèbla ‘brouillard’à partir du latin nĕBŭLA.

17 Un de ces attestations fait référence pour l’une à la « la fibla de la gonda » ‘l’agrafe de la tunique’ où gonda est un hyper-occitanisme pour gona de la part du catalan Guilhem de Berguedà (Riquer 1971). L’autre attestation, dans le livre de comptes d’un marchand marseillais du XIVe siècle, Joan Blasi parle de « la fibla del braier » ‘l’agrafe des braies (ou de la ceinture qui les soutient)’. Ce qui nous renvoie à la discussion des interprétations possibles de hiera dans le descòrt de Raimbaut de Vacairaç (Hauck 1966). L’article fibla du DOM rapporte que Dietrich Hauck considère le fibla comme un catalanisme, opinion contestée sans doute à raison par Åke Grafström (1970). Le catalan conserve fibla < FīBūLA au sens de notamment de ‘pointe’ et de ‘fausset de tonneau’ et sivela < FīvĕLLA au sens de ‘ferret, aiguillette’ (DCVB svv).

18 J’adopte cette graphie qui serre plus la phonétique locale pour la forme bayonnaise. En anticipant mes conclusions j’écris d’un côté liva, pivar … formes purement occitanes où v est issu de la décomposition de [y], mais pibala, forme romanes passée par le basque.

19 Variante de la forme commune mantuna.

20 Je remercie Guylaine Brun-Trigaud de m’avoir signalé et transmis ces formes.

21 D’où la forme pujau ‘(« Puyau ») fréquente en toponymie gasconne.

22 Cf. ALF carte 589 où le syntagme « la troisième fois » est traduit par lo tresau còp à Soustons, Biarritz et Sauveterre de Béarn (ALF 681, 690 et 691).

23 Thomas Field applique à la relation entre Bordeaux et Bayonne la notion de changement en cascade avancée par William Labov pour décrire le Northern city vowel shift qui passe de ville en ville par-dessus les espaces ruraux (Field 2012, p. 31, Labov 1994).

24 Le suffixe –ut a régulièrement en occitan la valeur de ‘pourvu de’ tel ou tel attribut remarquable espatlut ‘aux fortes épaules’, nasut ‘au grand nez’ …

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Pour citer cet article

Référence papier

Patrick Sauzet, « Pibala et civelle : Les migrations linguistiques de l’anguille juvénil »Lapurdum, 24 | 2023, 309-322.

Référence électronique

Patrick Sauzet, « Pibala et civelle : Les migrations linguistiques de l’anguille juvénil »Lapurdum [En ligne], 24 | 2023, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lapurdum/4582 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/127u8

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Auteur

Patrick Sauzet

Université Toulouse 2 Jean Jaurès-Laboratoire CLLE-ERSS

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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