1Le Pays basque représente un bassin linguistique particulièrement riche dans lequel se côtoient au minimum quatre langues dont les propriétés typologiques linguistiques sont radicalement différentes : le basque d’une part, une langue non indo-européenne qui constitue ce que les linguistes définissent comme un “isolat linguistique”, c’est-à-dire une langue typologiquement et génétiquement apparentée à aucune famille de langues connues ou répertoriées à ce jour. Le français, l’occitan et l’espagnol d’autre part, des langues romanes de la famille indoeuropéenne, qui malgré de grandes similitudes sur le plan typologique diffèrent également sur de nombreux aspects grammaticaux et phonologiques. A ces langues s’ajoutent l’anglais dont la maitrise est de plus en plus répandue dans nos sociétés actuelles, ainsi que des langues variées issues des mouvements migratoires.
2Ce bassin constitue un trésor à ce jour sous exploité dans le domaine des neurosciences cognitives et de la linguistique clinique, en ce qui concerne le sujet de notre étude tout particulièrement. Pourtant les études translinguistiques (comparaison des données issues de langues typologiquement variées) et les études sur les sujets bilingues suscitent un intérêt croissant dans ces domaines spécifiques des sciences humaines (Aboh 2020). Les données qui pourraient être recueillies du bassin linguistique propre au Pays basque garantissent une source de données originale et d’une extrême pertinence pour mieux comprendre et traiter les processus typiques comme atypiques du langage chez les individus plurilingues.
3L’orthophonie, un champ paramédical dont la fonction est de diagnostiquer et traiter les troubles du langage, est directement concernée par la question du plurilinguisme et par l’avancée des recherches sur la gestion de plusieurs langues dans et par le cerveau humain. Précisons que selon l’étymologie le terme « orthophonie » vient du grec « ortho » (droit, correct) et « phoné » (voix). C’est donc la personne qui redresse, qui corrige la voix. Ce métier a une appellation différente selon les pays : « orthophoniste » en France ou au Canada ; en Belgique et en Espagne on parle de « logopède » et en Suisse de « logopédiste ». Le terme « logopède » vient du grec « logo » (parole) et « paideuô » (corriger). Il s’agit ici de la personne qui corrige la parole. La profession d’orthophoniste et de logopède a évolué avec le temps et ne s’occupe plus seulement de la parole et de la voix mais traite tous les troubles du langage et des fonctions cognitives qui empêchent une bonne communication.
4Les troubles du langage peuvent être de nature variée et affectent la population enfant comme adulte (troubles développementaux, ex : dysphasies, dyslexie, dyscalculie ; troubles acquis : conséquence d’un accident cérébral, ex : aphasies ; troubles dégénératifs, ex : démences de type Alzheimer, maladie de Parkinson). D’un point de vue démographique et sociologique, les troubles du langage touchent une proportion non négligeable de la population. Par exemple, la dysphasie, un trouble structurel, primaire et durable de l’apprentissage et du développement du langage oral, est une pathologie trop peu connue mais pourtant assez fréquente qui affecterait 2 % de la population, soit plus d’un million de personnes en France, selon l’association Avenir Dysphasie France. Chaque année en France, on estime à environ 300 000 le nombre de personnes aphasiques et 30000 cas par année, selon la Fédération Nationale des Aphasiques de France. Aussi, selon la Fondation Vaincre Alzheimer, c’est environ 1 million de personnes touchées en France (8 % des français de plus de 65 ans) qui seraient atteints d’Alzheimer en 2020 et on estime que 225 000 nouveaux cas sont diagnostiqués chaque année en France.
5Nombreuses sont donc les personnes qui souffrent de troubles du langage pour des raisons variées et qui doivent consulter un professionnel en orthophonie. De plus, ces personnes peuvent être d’origine et de culture variée (Akinci 2011). Or, parmi les chiffres rapportés dans le paragraphe précédent, on ignore la proportion de personnes plurilingues, ainsi que la langue maternelle et usuelle des personnes concernées. On sait pourtant que la typologie des langues parlées par le patient a un impact sur les manifestations de ses troubles, mais aussi sur sa rééducation. Sans oublier le facteur émotionnel dont l’impact a été scientifiquement moins documenté. Cependant des études montrent que l’utilisation de la langue maternelle agit sur le bien être général du patient, sa prise en charge, son évolution et ses relations avec le personnel clinique. Dans le cas des enfants, l’évaluation et la prise en charge orthophonique ont également des conséquences importantes sur leur scolarisation (choix de système scolaire : bilingue ou pas, classe spécialisée ou pas, etc.). Par conséquent, il devient indispensable d’évaluer le patient dans sa langue maternelle et les langues qu’il utilise au quotidien de façon à rééduquer au mieux ses troubles et permettre une réadaptation psychosociale mieux adaptée à son environnement linguistique.
6Bien que le plurilinguisme représente une source d’information très riche, il se pose à la fois comme un contexte sociolinguistique complexe. Par exemple, il y a un manque considérable de matériel orthophonique existant dans des langues autres que les langues nationales, et les normes établies sur le développement du langage reposent sur un étalonnage effectué auprès d’enfants monolingues (Volpin, de Weck & Rezzonico 2020). Ceci ne reflète plus la réalité, puisque la proportion mondiale de personnes plurilingues dépasserait celle des personnes monolingues (Grosjean 2010). Parallèlement, le plurilinguisme constituerait la règle et non l’exception dans le milieu orthophonique (Kohnert 2010). Par conséquent, les normes seraient à revoir, et le matériel de diagnostic à adapter au plurilinguisme.
7Cette absence de matériel de diagnostic adapté au plurilinguisme ainsi que le sous-développement au Pays basque de l’orthophonie et de la linguistique clinique pourrait s’expliquer en partie par le fait qu’il n’y existe aucune école ou formation en orthophonie (ni au Nord ni au Sud). En effet, parmi les 21 écoles d’orthophonie se trouvant en France ou les 17 écoles de logopédie se trouvant en Espagne, aucune ne se trouve au Pays basque. En France, les écoles les plus proches se situent à Bordeaux et à Toulouse. En Espagne, les écoles les plus proches se trouvent à Oviedo, Valladolid et Manresa. Pour exercer en France, les orthophonistes doivent être titulaires du certificat de capacité d’orthophoniste qui s’obtient depuis 2013 après 5 ans d’études (niveau Master) de formation en orthophonie dans une école. Les candidats sont nombreux et certains passent par une année de préparation aux concours d’orthophoniste qui peut tendre à disparaitre. En comparaison, en Espagne, les études de logopedia sont de 4 ans sans concours d’entrée.
8La présente étude vise à démontrer la nécessité de créer au Pays basque une formation en orthophonie spécialisée sur le plurilinguisme et associée à un programme de recherche, qui aurait pour but de i) promouvoir la formation de cliniciens spécialistes qualifiés pour exercer en contexte plurilingue, ii) développer du matériel adapté à l’évaluation de sujets bascophones et plurilingues, et iii) améliorer en quantité comme en qualité la collecte de données précieuses pour la recherche.
9Une étude de huit mois (décembre 2018-juillet 2019) a été menée afin d’évaluer la faisabilité de la création au Pays basque d’une formation en orthophonie, spécialisée sur le plurilinguisme et associée à un programme de recherche. Dans le cadre de cette étude, un questionnaire a été élaboré dans le but de sonder les pratiques orthophoniques vis à vis du plurilinguisme mais aussi d’obtenir des informations sur la formation des orthophonistes en ce qui concerne l’évaluation et le traitement de patients plurilingues. Dans notre projet d’enquête, nous émettions l’hypothèse que les orthophonistes exerçant au Pays basque étaient quotidiennement confrontés à la question du plurilinguisme sans pour autant avoir été formés dans ce domaine. Nous voulions aussi tester l’idée que, de façon générale, en Europe et hors Europe, le domaine de l’orthophonie est directement concerné par la question du plurilinguisme, mais que la formation en orthophonie n’est pas adaptée à cette réalité.
10421 répondants ont rempli le questionnaire (graphique 1) : 202 en français ; 119 en espagnol ; 80 en anglais ; 12 en basque ; 6 en portugais et 1 en russe.
Graphique 1 : réponses recueillies du 11/03/2019 au 12/06/2019
11Les données recueillies en russe et en portugais ne seront pas prises en compte dans ce rapport, compte tenu du petit nombre de réponses recueillies. Durant la période du 20 juin au 20 Aout, le questionnaire étant resté ouvert, 9 autres répondants ont complété le questionnaire en basque (total = 21) et 26 autres répondants ont complété le questionnaire en espagnol (totale =145). Ces données sont traitées dans le présent rapport car elles concernent les orthophonistes qui exercent en Pays basque. Le tableau 1 ci-dessous résume le nombre de répondants par langue (hormis portugais et russe), leur âge moyen, minimum et maximum.
Tableau 1 : Age moyen, minimum et maximum et nombre de répondants par langue
Langue
|
Age moyen
|
min
|
max
|
Nombre total de répondants
|
Français
|
28 ans
|
19
|
64
|
202 (100 professionnels et 102 étudiants)
|
Espagnol
|
34 ans
|
21
|
66
|
145 (138 professionnels et 7 étudiants)
|
Anglais
|
33 ans
|
20
|
56
|
80 (70 professionnels et 10 étudiants)
|
Basque
|
32 ans
|
24
|
43
|
21 (21 professionnels, aucun étudiant)
|
12Un questionnaire destiné aux orthophonistes, étudiants et enseignants en orthophonie, composé de 22 points a été élaboré en six langues (français, espagnol, basque, anglais, portugais et russe) de façon à obtenir des réponses de pays variés. Ces langues on été choisies pour la raison suivante : les langues française, espagnole, et basque seraient incluses de par la situation géopolitique du Pays basque, à cheval entre la France et l’Espagne. A ces langues a été ajouté l’anglais, pour couvrir la dimension internationale mais aussi afin de récolter des données concernant d’autres sociétés bilingues comme le Pays de Galle, le Québec et le Canada. Enfin le portugais et le russe ont été ajoutés pour élargir le panorama.
13Il s’agissait d’un questionnaire à remplir en ligne qui était disponible à partir du 11 mars 2019. Les résultats ont été recueillies pendant 5 mois jusqu’au 20 aout 2019. Les questions composant le questionnaire peuvent être classées en quatre groupes qui concernaient : 1) des informations sur le lieu d’exercice et d’étude ; 2) le type de formation ; 3) le plurilinguisme ; 4) l’interêt porté à cette thématique (voir Annexe 1).
14Les pays dans lesquels travaillent :
15- les professionnels francophones sont le Canada, la France et les DOM-TOM, la Belgique, la Suisse, Autre pays européen (Norvège, Danemark) et Autre pays hors Europe (Qatar). 18 % n’exercent pas leur profession dans le même pays où ils ont étudié ;
- les professionnels hispanophones sont l’Espagne pour la grande majorité, les iles canaries et les Baléares, le Venezuela, la France et le Luxembourg. 7 % n’exercent pas leur profession dans le même pays où ils ont étudié.
- les professionnels anglophones sont le Canada, la France, USA, Europe et Belgique. 31 % n’exercent pas leur profession dans le même pays où ils ont étudié.
- Parmi les professionnels bascophones les deux tiers travaillent dans les provinces du sud, et le reste dans les provinces du nord. 100 % ont étudié l’orthophonie en dehors du Pays basque. L’Université du Pays basque (UPV/EHU) à Vitoria-Gasteiz (Araba) et à Donostia-Saint Sébastien (Gipuzkoa) ou l’université de Deusto à Bilbao (Biscaye) ont été évoquées dans 4 cas, en ce qui concerne les orthophonistes qui ont étudié la psychopédagogie et la linguistique en plus de l’orthophonie.
16Tous les étudiants francophones étudient l’orthophonie dont 27 % ont également suivi une autre formation (médecine, lettres modernes, psychologie, biologie, sciences du langage). 97 % des professionnels francophones interrogés ont étudié l’orthophonie, et 3 % les Sciences du langage. Parmi les orthophonistes, 27 % ont étudié la psychologie, ou la linguistique, sciences de la santé, commerce international, en plus de l’orthophonie.
17Tous les étudiants hispanophones étudient la logopédie uniquement. 94 % des professionnels hispanophones interrogés ont étudié la logopédie et 5 % la phono-audiologie et 1 % l’enseignement primaire spécialité audition et langage. Parmi les orthophonistes, 23 % ont aussi étudié la psychologie, ou l’enseignement, la philologie, la pédagogie, psychopédagogie et neuropsychologie en plus de l’orthophonie.
18Parmi les étudiants anglophones, la moitié étudie l’orthophonie uniquement, 4/10 ont également étudié les sciences du langage et la psychologie et 1/10 la thérapie du sport. 99 % des professionnels anglophones interrogés ont étudié l’orthophonie dont 21 % ont également étudié la psychologie, les sciences du langage, et Langues Étrangères Appliquées.
19Tous les professionnels bascophones ont étudié l’orthophonie dont 4 ont également étudié la psychopédagogie et la linguistique.
20La grande majorité des répondants à travers différents pays estiment que la thématique du bilinguisme concerne l’orthophonie (graphique 2).
Graphique 2 : Nombre de réponses « OUI » recueillies à la question « Selon vous, le bilinguisme concerne-t-il l’orthophonie ? »
211 % des professionnels francophones, hispanophones et anglophones, rapporte n’avoir aucun patient bilingue (graphique 3).
Graphique 3 : Proportion de patients bilingues
22La majorité des professionnels juge le matériel orthophonique inadapté à l’évaluation et à la réadaptation de personnes plurilingues (graphique 4).
Graphique 4 : Nombre de réponses « NON » et « JE NE SAIS PAS » recueillies à la question « Selon vous, le matériel utilisé en orthophonie est-il adapté à l’évaluation et réadaptation de patients bilingues ? »
23La majorité des professionnels francophones, hispanophones et bascophones n’a pas reçu de formation sur le bilinguisme. Chez les répondants anglophones, il ne s’agit pas de la majorité (graphique 5).
Graphique 5 : Nombre de réponses « NON » recueillies à la question « Avez-vous reçu une formation spécialisée sur le bilinguisme ou le plurilinguisme ? »
24Parmi les professionnels et les étudiants qui n’ont pas reçu de formation spécialisée sur le plurilinguisme, la grande majorité estime qu’une telle formation leur serait nécessaire pour leur travail quotidien (graphique 6).
Graphique 6 : Nombre de réponses « OUI » et « JE NE SAIS PAS » recueillies à la question « Si NON, vous n’avez jamais reçu de formation sur le bilinguisme, est-ce que cette thématique vous serait utile dans votre travail au quotidien ? »
25L’intérêt porté au plurilinguisme a été sondé à partir des commentaires libres recueillis auprès des professionnels et étudiants interrogés.
26De façon générale, les données recueillies du questionnaire nous permettent d’affirmer que :
271) les orthophonistes, étudiants et professeurs en orthophonie qui travaillent et étudient dans divers pays, estiment dans leur grande majorité que la thématique du plurilinguisme concerne l’orthophonie.
2) Dans leur grande majorité, les orthophonistes professionnels travaillent quotidiennement dans un contexte plurilingue : seulement 1 % indique n’avoir aucun patient bilingue.
3) Les orthophonistes signalent un manque de matériel adapté au contexte plurilingue dans lequel ils exercent. Le nombre de réponses « je ne sais pas », plus important chez les étudiants francophones que chez les professionnels francophones (24 % vs. 7 %) reflète certainement le fait que les étudiants ne sont pas encore sur le terrain. Les professionnels francophones quant à eux déclarent à 84 % l’inadéquation du matériel utilisé en orthophonie pour évaluer et traiter une population bilingue.
4) la majorité des professionnels francophones, hispanophones et bascophones (mais pas anglophones) n’a pas reçu une formation particulière sur le plurilinguisme. Et parmi eux, la grande majorité trouve nécessaire de recevoir une formation sur cette thématique.
28Le graphique 1 illustre une répartition inégale de participation selon les langues. Cela reflète l’importance des contacts en France et en Espagne, puis dans le milieu anglophone et enfin au Portugal ou en Russie. Le peu de réponses recueillies auprès des bascophones reflète selon nous le fait que le domaine de l’orthophonie est sous-développé en langue basque et que l’on trouve peu d’organismes ou d’associations au Pays basque dans ce domaine. Depuis décembre 2018, l’association des orthophonistes bascophones Euskal Ortofonisten Elkartea existe et se compose pour l’instant de 12 orthophonistes du Pays basque Nord.
29Pour cette étude réalisée en 2019, nous avions également sondé le terrain quant aux formations existantes en orthophonie au Pays basque. A la rentrée 2019-2020, une spécialisation sur les troubles du langage et de la parole, donnée par l’université de Mondragon devait ouvrir ses portes. Cette formation de 135 heures est intégralement donnée en basque, à Aretxabaleta. Cependant le programme pédagogique de cette formation n’inclut pas de cours sur le plurilinguisme, abordé du point de vue des sciences cognitives. De plus, selon nos informations, le début de cette formation a été repoussée à la rentrée 2020, car aucun groupe d’élèves ne s’était encore constitué. Un projet d’ouverture d’études en logopédie rattaché à la faculté de Psychologie de l’Université du Pays basque à Donostia-Saint Sébastien, en cours de négociation, nous avait également été transmis. Mais à la rentrée 2019-2020 il n’existait aucune formation en orthophonie au Pays basque, ni au Nord ni au Sud. A la rentrée universitaire 2022-2023, à Bayonne, un nouveau cours de 24 heures intitulé « Apprentissages plurilingues et troubles du langage » s’insère désormais dans le cursus du Master Etudes basques sous la gestion de l’Université Bordeaux-Montaigne en collaboration avec le laboratoire IKER (UMR 5478). D’autre part, le projet d’ouverture d’études en logopédie rattaché à la faculté de Psychologie de l’Université du Pays basque à Donostia-Saint Sébastien aurait depuis été validé et devrait démarrer dès la rentrée 2023-2024.
30Les résultats recueillis de notre enquête confirment l’hypothèse que nous avions formulée, à savoir que les orthophonistes exerçant en Pays basque étaient quotidiennement confrontés à la question du plurilinguisme sans pour autant avoir été formés dans ce domaine. Ces résultats recueillis dans des langues variées confirment de plus que cette situation n’est pas propre au Pays basque mais qu’elle est plus générale, et concerne de nombreuses sociétés du monde. Par conséquent, la création d’une formation en orthophonie en Pays basque, spécialisée sur le plurilinguisme et associée à un programme de recherche, permettrait d’établir des ponts avec de nombreux partenaires et de développer une compétence susceptible d’être généralisée et pratiquée ailleurs. Ce type de formation représenterait également un atout pour notre région qui se caractérise par sa diversité linguistique et culturelle.
31Durant cette étude nous avons établi des contacts avec des équipes en France (Nantes, Tours), Espagne (Valence, Barcelone), Pays de Galles (Bangor). Il ressort de ces entretiens que les langues minoritaires sont sous-représentées dans le monde paramédical, même en orthophonie, une discipline pourtant chargée de diagnostiquer et de rééduquer les troubles de la communication, laquelle se fait en grande partie via le langage. Créer une formation en orthophonie au Pays basque pour combler ces carences, en s’inspirant des écoles existantes et surtout en s’adossant au domaine de la recherche, offre au Pays basque l’opportunité de devenir précurseur dans ce domaine. Ainsi, il serait possible de tirer avantage de ce bassin linguistique précieux en surmontant les obstacles liés aux contraintes territoriales et linguistiques. Cela permettrait de créer du matériel orthophonique nouveau et adapté au plurilinguisme.
32De même, il faut également considérer qu’une formation en orthophonie installée en Pays basque pourra très utilement s’intégrer dans le paysage scolaire. Elle pourra apporter une aide théorique et matérielle (conception d’outils de diagnostic en direction des écoles bilingues, par exemple) aux établissements scolaires (public, privés catholiques et associatifs Seaska) et au réseau des spécialistes chargés du dépistage des troubles du langage dans la population scolarisée. Elle pourrait également participer à la formation continue des enseignants en poste, notamment dans les sections bilingues, ainsi qu’à la formation initiale des professeurs du premier degré comme du second degré afin de proposer un module de sensibilisation et de remédiation aux troubles du langage perceptibles chez les élèves.
33Du point de vue de la recherche, il est bon de souligner que les travaux en linguistique clinique concernant des patients bascophones sont rares et très récents : mis à part le cas rapporté en 1895 par le neurologue français Albert Pitres d’un « patient polyglotte parlant couramment le basque (sa langue maternelle), le patois béarnais et le français. Frappée d’hémiplégie droite avec aphasie en 1889. Examinée en 1892. », la poignée de travaux émis en aphasiologie et linguistique clinique portant sur des patients bascophones remontent pour la plupart à une vingtaine voire une dizaine d’années (Laka & Erriondo 2001 ; Laka, 2003 ; Ezeizabarrena & Laka, 2006 ; Adrover-Roig et al. 2011 ; Pourquié 2013, 2016, 2017, 2021 ; Munarriz et al. 2016 ; Munarriz 2017, 2018 ; Arantzeta et al. 2017 ; Pourquié & MunarrizIbarrola, 2018 ; Arantzeta, 2021 ; Villanueva et al. 2021 ; Arantzeta & Zubia, 2022). Pourtant les enfants ou adultes bascophones et plurilingues souffrant de troubles du langage représentent un sujet d’étude d’une extrême pertinence pour participer aux recherches scientifiques internationales qui revendiquent toujours plus de travaux comparatifs, en particulier des données issues de langues non indoeuropéennes et d’individus plurilingues. Les lignes de recherches qui peuvent être exploitées sont nombreuses et concernent par exemple : l’impact du contact des langues sur le développement cognitif de l’enfant plurilingue ; les facteurs de récupération du langage chez les patients plurilingues atteints d’un accident vasculaire cérébral ; l’ordre de dégénérescence des facultés linguistiques chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, ainsi que les raisons qui sous-tendent ces phénomènes, que celles-ci relèvent de la neurologie, psychologie, linguistique, etc.
34En effet, le recours à l’interdisciplinarité est primordial pour développer de tels travaux. En outre, le travail collaboratif entre différents instituts est nécessaire pour faciliter le recrutement des participants et la collecte de données lesquels doivent avoir lieu parfois en laboratoire de recherche, parfois dans les écoles, parfois dans les centres hospitaliers, ou même à domicile. Or un réseau déjà existant d’écoles qui proposent des programmes linguistiques variés (Seaska, Ikas-bi, école privées ou publiques, Enseignement National), et des centres hospitaliers dont les spécialités diffèrent (par exemple, centre de rééducation Marienia à Cambo, hôpital Marin à Hendaye, fondation Luro à Ispoure) ainsi qu’un collectif d’orthophonistes qui commence à voir le jour (Euskal Ortofonisten Elkartea, à Itsasu), offre un écosystème idéal pour que de telles études émergent et se réalisent. Rappelons enfin que ces études n’auront pas comme seul but de participer aux avancées théoriques de la recherche fondamentale en sciences cognitives mais seront également bénéfiques à la société, en créant des nouveaux outils au service des professionnels et permettant une meilleure orientation et accompagnement thérapeutique des familles concernées.
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35Enfin depuis ces cinq dernières années, des travaux développés au Pays basque émergent dans le cadre de mémoires en médecine, en orthophonie et en ergothérapie dont les résultats sont remarquables. Il s’agit de travaux tout à fait originaux et d’une grande utilité pour le milieu paramédical. Certains ont été primés pour leur caractère innovant1. De plus, des conférences et des journées d’étude ont eu lieu durant l’été 2019 et 2020, sur la linguistique expérimentale, la psycholinguistique, la neurolinguistique et la linguistique clinique2. Ces événements démontrent l’intérêt qui existe actuellement pour ces disciplines des Sciences humaines et ils favorisent l’échange de connaissances entre différents acteurs au Pays basque comme au niveau international. Il est aussi bon de mentionner le projet de recherche participative citoyenne qui a démarré en novembre 2016 dans le cadre du programme Nouveaux Commanditaires Sciences, soutenu par la Fondation de France, et encadré par des médiateurs de l’Atelier des Jours à Venir (coopérative basée à Bidart), puis subventionné par la Région Nouvelle Aquitaine et la Fondation Geroa pour une période de 24 mois, de 2020 à 2022. Dans ce cadre, un outil de diagnostic des troubles du langage oral chez les enfants bascophones, âgés de 4 à 8 ans a été co-créé par un ensemble composé d’orthophonistes et de chercheurs en psycholinguistique (Marie Pourquié, du centre IKER à Bayonne et MariaJose Ezeizabarrena de l’UPV/EHU directrice du groupe de recherche ELEBILAB à VitoriaGasteiz). Le développement de cet outil se fait en parallèle avec une équipe interdisciplinaire d’orthophonistes, de pédiatres et de psychologues de Lesaka (Navarre). De plus, un projet a été soutenu en 2022 par l’eurorégion Euskadi-Aquitaine-Navarre dans le but de favoriser le dialogue entre orthophonistes professionnels issus de différentes provinces du Pays basque et qui ont en commun de travailler quotidiennement dans un environnement bascophone et plurilingue.
- 3 Iker ; Elebilab ; Gogo elebiduna/Multilingual mind ; EHU/UPV ; UPNA ; Mondragon unibersitatea ; Bas (...)
36Ces travaux et ces événements pourraient être multipliés à l’avenir, à travers des mémoires de stage et de fin d’études ainsi que par des thèses de doctorat, des projets de recherche, des publications dans des revues scientifiques locales comme internationales, et des cycles de conférences. Les étudiants pourraient de plus collaborer avec les orthophonistes pour participer au développement de matériel dont ces professionnels ont besoin. Tout un ensemble d’instituts de pointe3 déjà existants au Pays basque offre un contexte idéal pour que la recherche en linguistique clinique et l’orthophonie s’y développe. A la fois, la création d’une formation en orthophonie spécialisée sur le plurilinguisme et associée à un programme de recherche susciterait très certainement un intérêt pour de tels instituts (hospitaliers, éducatifs et de recherche).
37En conclusion, il serait idéal de pouvoir poursuivre cette étude, cette fois non pas pour sonder la nécessité de créer une formation en orthophonie, laquelle est confirmée dans le présent article, mais pour envisager la manière par laquelle il faudrait la construire, avec quels acteurs, quels moyens et sous quelles échéances. Enfin, nous remercions grandement la Communauté d’Agglomération Pays basque pour avoir financé cette mission d’étude et le centre IKER, Jean Casenave et Urtzi Etxeberria en particulier, pour nous avoir accompagnée dans cette entreprise. Jon, bihotzetik milesker proiektu honen sustengatzaile kartsua izateagatik, zuri dedikatua zaizu artikulu xume hori.